Le Cayez de navigation de Jean-Baptiste Le Grip
L’histoire du port du Havre et de la navigation occupe une place majeure parmi les axes d’acquisition de la Bibliothèque municipale du Havre. Le Cayez de navigation de Jean-Baptiste Le Grip, un témoignage rare sur l’art de naviguer, enseigné au Havre par l’école royale d’hydrographie depuis 1666, enrichit le fonds dédié à l’histoire maritime havraise.
La carrière navale de Le Grip
Jean-Baptiste Le Grip, aussi simplement appelé « Grip » dans certains registres maritimes, est un marin que rien ne prédestinait à cette vie. Né de parents tisserands en 1734, il grandit près de Lisieux, dans les terres normandes. Il entre dans la marine assez tardivement à 19 ans, alors que la formation de mousse était accessible dès 10 ans. Il est enrôlé dans la marine royale peu après son engagement, à 21 ans. Servir dans la marine royale était alors obligatoire pour les marins entre 20 et 26 ans. Dans le cadre des conflits à répétition contre l’Angleterre, les marins étaient régulièrement mobilisés, et même bien après leurs 26 ans, comme ce fut le cas pour Le Grip. Les conditions de service étaient dures : manque de vivres, nourriture parfois avariée causaient des épidémies.
Lorsqu’il n’était pas enrôlé, Le Grip était également corsaire. La marine royale ne pouvant pas protéger tous les bateaux marchands, ces derniers étaient autorisés par le roi à s’armer ou à faire appel à des bateaux corsaires. Le commerce étant très perturbé, il était difficile de trouver des engagements sur des bateaux de commerce traditionnels. Etre corsaire était dangereux, mais l’embauche était plus simple et les revenus bien plus élevés que ceux des marins de navires marchands, voire de ceux de la marine royale.
Le Grip s’est fait capturer par les Anglais lors de la guerre de Sept Ans, et a été retenu captif entre 1761 et 1763. C’est à ce moment qu’il composa son Cayez de navigation, qu’il présente, une fois libéré, à l’Amirauté (siège du haut commandement de la marine militaire d'un Etat, qui était aussi la juridiction civile et criminelle).
Reçu capitaine à l’Amirauté en 1764, Le Grip prend la tête de bateaux marchands vers les colonies françaises de l’Amérique. Il effectue un voyage pour Cayenne, huit voyages en Martinique, quatre voyages à Saint-Domingue et un voyage à Sao Tomé. Si l’état actuel des recherches ne permet pas d’affirmer qu’il était à la tête d’un navire négrier, Le Grip a sans doute participé au commerce triangulaire. C’est à titre de capitaine qu’il signe en 1791 une adresse contre l’abolition de la traite des esclaves.
Sa carrière maritime prend fin en 1792 ; il décède en 1813 âgé de 79 ans.
Les captivités de Le Grip
Pendant la guerre de Sept Ans, beaucoup de navires sur lesquels Le Grip naviguait ont eu affaire à la marine Anglaise. Ce fut le cas en 1761 : tandis que l’équipage faisait son possible pour maintenir à flot le navire sur lequel servait Le Grip, les Anglais l’abordaient et firent quelques prisonniers qui furent emmenés au Château de Sissinghurst (co. Kent), tristement célèbre à l’époque pour le traitement des captifs. C’est au cours de ses deux années de captivité là-bas que Le Grip a rédigé son Cayez de navigation.
Traités de manière inhumaine, les prisonniers adressent en 1762 une pétition à l’Amirauté anglaise. Ils soulèvent différents points, comme les mises au cachot arbitraires, le manque de nourriture et sa mauvaise qualité, le non-paiement intégral des travaux qu’ils accomplissent ou encore les mauvais traitements des gardes. Bien que leurs revendications aient été étudiées, la réponse donnée n’a pas été celle que les prisonniers espéraient : tout ce qu’ils subissaient a été justifié par leurs manquements à l’observance des règlements.
Toujours matelot lors de sa captivité, Le Grip était pourtant mieux traité que les autres prisonniers. Les conditions de vie insalubres et difficiles au sein du Château de Sissinghurst posent des questions sur l’écriture du Cayez : Le Grip a-t-il payé pour les fournitures nécessaires à sa création, ou les a-t-il eues contre des informations données aux gardes ?
Avant sa captivité entre 1761 et 1763, Le Grip avait déjà été prisonnier des Anglais pendant de brèves périodes. Il sera encore fait prisonnier en 1780, par les Irlandais, cette fois. Sa santé, probablement déjà affaiblie par les conditions de vie sur les vaisseaux de la marine royale, les captivités en Angleterre et en Irlande ainsi que les éventuelles blessures qu’il put avoir pendant les batailles l’ont sans doute beaucoup affaibli.
Le Cayez de navigation
Couvert d’une peau retournée, ce Cayez est constitué de plus de 350 pages, comportant 140 illustrations et diagrammes (dont 7 planches dépliantes), ainsi qu’une vue de profil d’un bateau, certainement le navire de guerre sur lequel Le Grip avait embarqué. Il contient également 6 volvelles, disques mobiles en papier pivotant les uns sur les autres destinés à simplifier les calculs d'événements cycliques, notamment pour la navigation. Elles permettent de simplifier des calculs complexes. L’ouvrage mesure un peu plus de 30 centimètres et comporte de nombreuses figures finement exécutées. Conservé dans une collection privée vers 1920, sa trace a été perdue jusqu’en 2019 où il réapparait chez un vendeur de livres rares. Le temps a commencé à attaquer l’ouvrage : trois des six volvelles ne tournent plus. Le papier servant à maintenir les volvelles en place a jauni (peut-être en raison de la colle), et des trous dus à l’acidité de l’encre utilisée sont apparus.
Outre des diagrammes et autres illustrations, on y trouve également les notes des cours pratiques dispensés par le fécampois Jean-Louis Cléron, « maistre d’hydrographie au port du Havre », dont Le Grip était l’élève à l’Ecole royale d’hydrographie du Havre (l’une des plus importantes de France à cette époque). Néanmoins, Le Grip n’ayant pas ses notes avec lui lors de la capture (il était considéré comme étant « tous nuds »), l’ouvrage manque d’explications sur certains points importants pour les marins. Par exemple, les longitudes n’y figurent pas alors qu’il dédie un chapitre et plusieurs illustrations aux latitudes.
Le Grip aurait suivi ces cours entre 1754 et 1756, période où il était peu à bord. Il navigue ensuite jusqu’à sa captivité avec de trop courtes interruptions pour suivre un enseignement avec assiduité. Devenu marin sur le tard et sans aucune formation préliminaire, on peut penser que Le Grip a jugé nécessaire de se former et d’acquérir des connaissances théoriques, afin de se hisser dans la hiérarchie et se voir confier de nouvelles responsabilités. Mais puisque Le Grip était très souvent sur le pont d’un bateau, dans la marine royale ou sous d’autres pavillons, il n’a peut-être pas eu l’occasion de suivre tous les cours de l’Ecole et ce Cayez peut aussi être considéré comme inachevé.
Consulter le document en ligne.
En savoir plus :
Trésors à la maison #6 : Le Grip, un marin havrais au XVIIIe siècle [en ligne] (page consultée le 20/10/2021).
ASSP ROUEN. Jean-Baptiste Legrip [en ligne] (page consultée le 20/10/2021).
Bibliographie :
DUPEYRE. Jean- Baptiste LE GRIP, 1734- 1813, Une vie de marin au XVIIIe siècle [en ligne] (page consultée le 20/07/2021).
HAGUET. Un manuscrit havrais de navigation du XVIIIe siècle acquis par la bibliothèque municipale du Havre [en ligne] (page consultée le 20/07/2021).
[Détail] Au nom de la plus grande gloire de Dieu soit fait le présent cayez de navigation pour servir à moi, Jean-Baptiste Le Grip du Havre de Grace, Le Grip Jean-Baptiste, 1762, manuscrit sur papier reliure en veau retourné, 140 illustrations et diagrammes, 6 volvelles, 1 vue de navire de guerre, 33 x 21 cm, Le Havre, bibliothèque municipale, Ms G 001