Les marines havraises du photographe Gustave Le Gray (1856)

Les marines havraises du photographe Gustave Le Gray (1856)

16 juillet 2021
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Les marines havraises de Gustave Le Gray documentent aussi bien les débuts de la photographie que le port de François Ier. Remarquables par leur qualité esthétique, ces vues, prises en 1856, sont emblématiques de l’art de ce pionnier. En photographiant la mer, Le Gray relève aussi un double défi technique : capter le mouvement et le contraste.

Firmin Kaiser d'après un original de Gustave Le Gray, Brick au clair de lune, [1856]
Brick au clair de lune, Firmin Kaiser d'après un original de Gustave Le Gray, [1856], Le Havre, Bibliothèque municipale, Ph 596

Gustave Le Gray dans les collections havraises

En 2012, une première photographie de Gustave Le Gray, Musée et ville du Havre, entre dans les collections de la bibliothèque municipale du Havre. C’est le début d’une politique d’acquisition dont l’ambition est de faire entrer dans les fonds des œuvres havraises marquantes pour l’histoire de la photographie : Sea and sky de Cyrus Macaire en 2013, puis deux autres tirages de Le Gray, Marine, [Vue de la plage de Sainte-Adresse] en 2014 et Soleil au Zénith en 2015. Le Brick au clair de lune, qui fit la célébrité de Gustave Le Gray, photographié dans la rade du Havre, est conservé par la bibliothèque via un tirage au format carte de visite commercialisé par le photographe Firmin Kaiser à partir de 1861.

Gustave Le Gray, Musée et ville du Havre, 1856
Musée et ville du Havre, Gustave Le Gray, 1856, Le Havre, Bibliothèque municipale, Ph 604

Ces documents exceptionnels viennent compléter un fonds photographique amorcé à la bibliothèque municipale en 1875 grâce au don du photographe Angelo Caccia d’un album de 84 photographies des ruines de Pompéi et de Naples et poursuivi en 1876 par une souscription à la série des clichés de monuments normands produits par le photographe havrais Emile Letellier.

Plusieurs autres œuvres de Le Gray sont également conservées au Havre et à Sainte-Adresse : les archives départementales du Finistère ont déposé au MuMa (musée d’art moderne André Malraux) Bateaux quittant le port du Havre, la Chambre de commerce et d’industrie du Havre ainsi que la ville de Sainte-Adresse conservent deux vues de la Plage de Sainte-Adresse.

La mer, un défi photographique

Le Havre occupe en effet une place importante dans l’histoire du procédé photographique. Les frères havrais Jean-Victor Warnod et Cyrus Macaire, et Jean-Victor Warnod participent à l’amélioration des techniques. Ils accélèrent les temps de pose et parviennent à rendre compte de l’incessant ressac de la mer. Ils seront les premiers à réussir à en capter le mouvement. Les daguerréotypes des Macaire font sensation et se vendent un prix d’autant plus exorbitant qu’ils ne sont pas reproductibles : ce sont des positifs directs. Le négatif sur verre, qui permet de nombreux tirages existe déjà, mais la technique n’est pas encore suffisamment au point pour saisir les infinies variations maritimes.

Par ailleurs, la mer est particulièrement difficile à photographier parce qu’elle offre un fort contraste avec le ciel. Souvent, il faut trafiquer la prise de vue pour avoir un bel horizon. Sur les négatifs, on noircit les ciels pour obtenir au tirage un ciel lumineux et sans nuages.

Pour relever ce défi, des photographes parisiens se rendent aussi au Havre. Dès 1840, Hippolyte Fizeau réalise les premiers daguerréotypes de la plage.

À partir de 1847, son accès est encore facilité par l’ouverture de la ligne de chemin de fer. Le Havre est alors la mer la plus proche de Paris. Gustave Le Gray peut dès lors s’y acheminer sans peine, malgré sa gigantesque chambre photographique, ses immenses plaques de verre et ses flacons de chimie.

Hippolyte Fizeau, [Plage du Havre et Cap de la Hève], 1840
[Plage du Havre et Cap de la Hève], Hippolyte Fizeau, 1840, Paris, Bibliothèque nationale de France, Rés. Eg6-691. Pour rappel, sur un daguerréotype, l'image est inversée.

Un sujet traité depuis des siècles par les peintres

Les côtes normandes ont toujours attiré les artistes. Retranscrire l’atmosphère, saisir les variations de lumières et le mouvement de la mer sont autant de défis pour les peintres. Ils le sont aussi pour les photographes, qui ne tardent pas à les suivre dans cette voie.

Sur la côte normande, Le Havre est une ville prisée des artistes. Châteaubriand y séjourne en 1819. Lorsque Gustave Le Gray vient au Havre, en 1856, onze établissements professionnels répertoriés sous le chapitre « Daguerréotype, photographes et artistes peintres » sont recensés dans L’Almanach du commerce du Havre. C’est que, Le Havre ne manque pas d’attraits : le port, le large, la jetée nord et l’établissement des bains de mer. Le Gray y réalise des vues de la ville, de la jetée, des plages du Havre et de Sainte-Adresse, des études de ciels et des marines.

Dans ses marines, Le Gray parvient à fixer le mouvement de flots. La Revue photographique parle à leurs propos de « tableaux enchantés ». Par son style, Le Gray préfigure les futures marines de Gustave Courbet.

L’innovation technique au service de l’art

À ses origines, la photographie est un procédé qui demande un long temps de pose. Les premiers photographes sont souvent autant artistes qu'expérimentateurs. Gustave Le Gray ne déroge pas à la règle. En 1851, il invente le procédé du « papier ciré sec », qui consiste à enduire le papier sensible destiné à la prise de vue de cire d'abeille. Cela permet de mieux le conserver et de préparer le papier plusieurs jours, voire plusieurs semaines avant la prise de vue : le photographe peut dès lors s’éloigner de son laboratoire. En parallèle, Le Gray expérimente une autre technique, qu’il va utiliser pour ses Marines havraises : le négatif sur verre au collodion humide.

Gustave Le Gray, Soleil au Zénith, 1856
Soleil au Zénith, Gustave Le Gray, [1856], Le Havre, Bibliothèque municipale, Ph 674

Cette technique présente plusieurs avantages. Elle permet d’obtenir une image d’une grande précision dans une gamme unique de nuances de gris. Le négatif est ensuite tiré sur papier salé ou papier albuminé. Généralement, le temps de pose nécessaire au collodion humide est de une à cinq secondes, et peut atteindre plusieurs dizaines de secondes pour de grandes plaques, selon la luminosité de l’objet photographié.

Mais cette technique, qui donne des résultats remarquables sur le plan esthétique, s’accompagne de lourdes contraintes pratiques. Le collodion doit rester humide pendant l'intégralité du processus. Cela signifie qu’il faut enduire sa plaque de verre, réaliser la prise de vue, puis développer le négatif en une poignée de minutes. Utiliser une chambre loin de son laboratoire demande donc toute une logistique, sans compter que la plupart de ces opérations exige d’être réalisée dans le noir. La procédure est d’autant plus délicate que Le Gray a l’ambition de tirer des photographies d’un très grand format pour l’époque : 30 x 40 cm. L’agrandisseur n’est alors pas encore au point et les photographes tirent leur photographie par contact. Il faut donc utiliser une encombrante chambre dans laquelle se glissent de lourdes et fragiles plaques de verre, aussi grandes que le tirage final.

Gustave Le Gray, Marine, [Vue de la plage de Sainte-Adresse], 1856
Marine, [Vue de la plage de Sainte-Adresse], Gustave Le Gray, 1856, Le Havre, Bibliothèque municipale, Ph 650

Le problème du contraste entre le ciel et la mer est quant à lui résolu par Le Gray par la technique dite des « ciels rapportés », véritable trucage photographique. Il produit deux négatifs, un pour le ciel, l’autre pour la mer. Le tirage est ensuite réalisé en deux étapes : le papier salé ou albuminé est exposé une première fois pour la mer, puis une seconde fois pour le ciel. Le Gray n’a pas hésité à appliquer à différentes vues un ciel qu’il jugeait particulièrement réussi.

Gustave Le Gray, aux origines havraises d’un succès

En janvier 1857, le Brick au clair de lune photographié en rade du Havre est consacré par un jury anglais, lors d’une exposition organisée à Londres par la Photographic society qui réunit les meilleurs tirages de photographes anglais et européens. Lors de la même exposition, au n° 520, le havrais Cyrus Macaire avait lui aussi présenté une marine d’après un négatif au collodion intitulée Sea and sky (Mer et ciel), d’un format bien inférieur.

Cyrus Macaire, Sea and sky [Mer et ciel], [1856]
Sea and sky [Mer et ciel], Cyrus Macaire, [1856], Le Havre, Bibliothèque municipale, Ph 607

Le candidat déçu put trouver de la consolation dans les propos du critique Thomas Sutton, selon lequel Sea and sky de Macaire, agrandi dix fois, l’eut emporté sur les tirages de Le Gray. Malgré l’évidente qualité de la marine de Macaire, il n’est pas totalement injuste toutefois que l’obstination de Le Gray à s’encombrer d’un matériel au format hors norme ait trouvé sa récompense. Le Brick est dès lors largement reproduit.

Après avoir saisi la côte normande, Le Gray poursuit ses marines en se rendant en Méditerranée, à Sète en 1857, avant de remonter vers la Bretagne à Brest en 1858 puis à Cherbourg.

Au Havre, son œuvre continue de survivre grâce à Firmin Kaiser, photographe établi au Havre entre 1856 et 1897. En 1861, alors qu’il est médaillé de l’exposition des beaux-arts de Caen, il commercialise le célèbre Brick au clair de lune qui avait lancé le succès des marines de Le Gray sous forme de carte de visite.

 

Consulter les documents en ligne.

 

Pour en savoir plus :

Dominique Rouet, "Photographier au Havre en 1856 : Macaire, Warnod, Le Gray", 2017 et + [revue], juillet 2014, n°7, p. 32-51

Sylvie Aubenas, Gustave Le Gray, photographe, 1820-1884, exposition, Paris, Bibliothèque nationale de France, 19 mars-16 juin 2002, Paris, Gallimard, Bibliothèque nationale de France, 2002

Gustave Le Gray, l'exposition virtuelle de la Bibliothèque nationale de France    

Soleil au Zénith, Gustave Le Gray, [1856], Le Havre, Bibliothèque municipale, Ph 674