Recueil de sourates de Mak Masalidhu Muhammad, esclave brésilien (1835)
Le manuscrit Ms 556 est un recueil de divers versets du Coran, écrit principalement en arabe. Ce petit ouvrage de moins de 10 cm de côté et d'à peine 45 feuillets était destiné à la pratique privée de la religion musulmane.
Comment ce manuscrit coranique est-il entré dans les collections de la Bibliothèque du Havre ?
L’origine exacte de l’entrée dans les collections havraises de ce recueil de versets n’est pas connue. Toutefois, certains indices permettent de reconstituer son histoire, comme une inscription au crayon sur son deuxième feuillet : « livre trouvé dans la poche d’un noir africain mort lors de l’insurrection qui éclata dans la nuit du 25 janvier 1835 à Bahia ». Cette annotation permet de contextualiser très précisément le document.
Au cours de son histoire, le Brésil participa massivement à la traite d’esclaves, faisant plusieurs millions de victimes parmi les populations africaines. Le chemin vers l’abolition fut long, et en 1835, l’esclavage était encore très répandu. À Salvador de Bahia, les esclaves Malês, un terme désignant des noirs musulmans sachant lire et parler arabe, décidèrent de se soulever, inspirés par la révolte haïtienne. Mais les autorités de la ville eurent vent des préparatifs, et dans la nuit du 24 au 25 janvier 1835, la plupart des insurgés furent tués, ou arrêtés puis punis.
Malgré son échec, cette tentative de révolte participa à relancer le débat sur l’abolition de l’esclavage au Brésil, et fut une étape majeure dans la lutte contre la traite, qui connut plusieurs étapes, avec notamment une première loi en 1850 interdisant l’importation d’esclaves et enfin la Loi d’or en 1888 qui abolit officiellement l’esclavage au Brésil.
Ainsi peut-on supposer que ce manuscrit ait appartenu à l’un des insurgés. Ce n’est d’ailleurs pas le seul manuscrit de cette période ayant appartenu à un esclave à avoir été retrouvé, mais la plupart sont conservés au Brésil.
Les premiers feuillets du manuscrit (ou plutôt les derniers si on suit le sens de lecture arabe) livrent quelques informations supplémentaires. Une page porte l’inscription « Mahier aîné, 1840 », laquelle fait peut-être référence à la date d’arrivée du manuscrit en France, avec le nom du propriétaire l’ayant apporté.
Le manuscrit porte également aux feuillets liminaires une inscription chiffrée. La clef, donnée au feuillet précédent, en facilite le décryptage : Raymundo José de Mattos. On retrouve ce nom un peu plus loin en lettres grecques. Son rôle ne peut être déterminé avec certitude, mais il s’agit probablement de la personne ayant récupéré le recueil de versets après la rébellion. Pour Nikolay Dobronravin, qui a étudié ce document, il pourrait s’agir d’un parent d'Inocêncio José Cardoso de Mattos. Ce juge de paix dans la paroisse de Conceição da Praia fut à l’origine de l'arrestation des esclaves rebelles et de la confiscation de manuscrits trouvés en leur possession en 1835.
Contenu coranique du manuscrit
Ce recueil de sourates, selon Dobronravin, se distingue par une introduction unique en son genre parmi les documents islamiques retrouvés à Bahia. Les quatre premiers versets de la sourate « A-lam nashraḥ », ou « L’Ouverture » (94 : 1-4) ont été disposés à la manière d’un poème, spécifiquement un kāfiyya, c’est-à-dire un poème dont les vers se terminent par la lettre kāf.
Tout le texte aurait été conçu comme une prière à réciter, un dhirk, c’est-à-dire une répétition rythmique du nom de Dieu dans l'Islam. Or les Malês, dans la culture africaine musulmane brésilienne, étaient souvent associés à ce type de textes, arrangés en une sorte de formulation magique. Pour eux, des extraits du Coran sur parchemin étaient considérés comme des amulettes pouvant apporter protection à celui qui les possédait.
La deuxième section du manuscrit, au feuillet 44a-43b, est assez courte et ressemble à l’ouverture : on y retrouve différents extraits de sourates, arrangés eux aussi en une sorte de répétition magique et rythmique.
La troisième et la plus longue section du manuscrit, du feuillet 44a à 19b, comprend un certain nombre de sourates coraniques, toutes vocalisées, c’est-à-dire écrites, ici en rouge, comme cela se fait pour les textes sacrés en arabe.
La quatrième section, du feuillet 19a à 15b, également vocalisée, se compose de trois prières qui comprennent plusieurs versets du Coran, ainsi que la formule kalimat al-shahāda, ou « la parole du témoignage », une déclaration de foi.
Origine de l’auteur du manuscrit
En étudiant l’orthographe des mots arabes dans certains passages de la quatrième section, Dobroravin détecte certaines caractéristiques de la langue africaine du scripteur et en déduit qu’il était probablement Nagô, un peuple africain originaire du Bénin majoritairement victime d’esclavage vers le Brésil. Par exemple, l'absence de tout type de z suggère que sa langue principale était le yoruba, langues utilisée par les Nagô.
De même, l’emploi en formule initiale du mot albarika, ou « bénédiction », rare dans les manuscrits islamiques africains pourrait être lié à la tradition musulmane yoruba de la alubarika (bénédiction) qui consiste à invoquer êtres et objets spirituels, y compris le prophète Mahomet et le livre saint, afin qu'ils intercèdent auprès de Dieu.
Certains passages, comme le texte du feuillet 14b, combinent des textes arabes avec des passages en une langue difficile à identifier. D’après Isaac Ogunbiyi, professeur à l'Université d'État de Lagos au Nigéria, ces passages ne sont pas en yoruba. Ils ne sont pas non plus en haoussa ou peul, autres langues d’Afrique de l’Ouest. Il reste possible qu’il s’agisse d’une langue non identifiée écrite en caractères arabes, mais cela pourrait également être une sorte de formule magique.
Certains indices semblent indiquer, toujours selon Dobroravin, que le scripteur du manuscrit, et sans doute l’homme sur qui le livre a été retrouvé, était un adepte de la confrérie soufie Qādiriyya. En effet, au feuillet 11 recto, le scripteur mentionne ‘Abd al-Qādir al-Djīlānī, fondateur de la confrérie soufie Qādiriyya, très répandue dans le monde musulman, notamment parmi les Peuls qui menèrent le jihād en territoire haoussa au début du XIXe siècle. Or, sous cette invocation, on peut lire une phrase non arabe, probablement écrite en haoussa, « '-l th-b-mā gh-f-rā », signifiant « Dieu nous pardonne ». L'orthographe ‘Ala au lieu de Allah qui se retrouve à plusieurs endroits du manuscrits est aussi commune aux manuscrits haoussa du XIXe siècle.
Le contenu même du manuscrit, enfin, paraît faire référence à la révolte de 1835 au cours de laquelle son propriétaire trouva la mort. Ce verset du Coran (61: 13) au feuillet 13b paraît en témoigner : « naṣrun min Allāhi wafatḥun qarībun wa-bashshiri ‘l-mu ‘minīn » ou « l’aide d’Allah et la victoire imminente. Donne la bonne nouvelle aux croyants ». Sous le verset, trois mots sont encadrés : « Māk. (ou Ṣāk.) Māsalidhu (vocalisé) Muḥammad ». Il pourrait s'agir des noms de l’esclave ayant cherché la protection de Dieu. Le deuxième mot est peut-être du portugais (peut-être un prénom semblable au prénom chrétien « Marcelo »). Mais il pourrait tout aussi bien s’agir d'une tentative de transcription du nom de famille Machado, qu’on retrouve dans au moins deux manuscrits africains retrouvés eux aussi en 1835 : José et Lobão Machado. Ce dernier a affirmé explicitement être le propriétaire de plusieurs amulettes de protection confisquées à son domicile par la police. Le nom « Machado » était donc usité à Bahia.
Ce type de manuscrit remet en lumière l’importance des talismans au sein de la religion musulmane : en effet, vu la construction et l’assemblage des versets, il est certain que ce manuscrit s’était vu attribué une valeur magique, comme il était souvent de tradition chez les Malês. Le nombre de versets et même de sourates entières utilisés permet également de confirmer, d’après Sylviane A. Diouf, la présence en Afrique de hâfiz (littéralement « gardien », « conservateur »), c’est-à-dire de personnes qui connaissaient le Coran par cœur, même sans en avoir la signification. Ils pouvaient ainsi le transmettre par oral, ou par écrit, via ce type de manuscrit, où formules magiques et invocations religieuses se mêlent.
Enfin, parce qu’il appartenait à un esclave et qu’il avait été fait pour lui, ce manuscrit contribue également à redonner chair et identité à une des nombreuses victimes de la traite, en témoignant de sa vie spirituelle.
Consulter le document en ligne.
Pour en savoir plus :
Nikolay Dobronravin, "Escritos multilingues em caracteres arabes", Afro-Asia, 31, 2004, p. 297-326.
Sylviane A. Diouf, Servants of Allah, African muslims enslaved in the Americas, New-York, New-York University, 2013.
Livre trouvé dans la poche d’un noir africain mort lors de l’insurrection qui éclata dans la nuit du 25 janvier 1835 à Bahia, Le Havre, Bibliothèque municipale, Ms 556