Manuscrit éthiopien, dit "rouleau magique", de Gabra Libanos
Si les collections de la bibliothèque Armand Salacrou sont largement composées de pièces havraises et normandes, s’y trouvent aussi des documents de provenances inhabituelles, comme ce rouleau magique éthiopien. Celui-ci s’inscrit dans une longue histoire médicale, ancrée à la fois dans la religion chrétienne et les croyances locales.
Le rouleau entre à la bibliothèque du Havre entre 1890 et 1893 par un don de Louis Deloncle, commandant des paquebots La Normandie et La Bourgogne. Il aurait été ramené d’Éthiopie à Rome par un Italien dont le nom n’est pas connu. Deloncle ne précise pas dans quelles conditions lui-même est entré en possession du document.
Les rouleaux magiques éthiopiens
Les rouleaux font partie d’une pratique talismanique éthiopienne qui remonte au moins au XVIe siècle d’après les manuscrits retrouvés, mais qui est sans doute plus ancienne encore. Malheureusement, peu de rouleaux antérieurs au XVIIIe siècle sont conservés aujourd’hui. Ils ont subi le destin de tous les objets d’usage. Très utilisés, leur manipulation constante les rend fragiles et ils disparaissent, perdus, désagrégés, réemployés. Les plus anciens conservés jusqu’à aujourd’hui figurent pour la plupart dans des collections européennes. Le manuscrit éthiopien du Havre date, quant à lui, du XIXe siècle.
La tradition des rouleaux est mal connue car hétérodoxe. Elle est souvent pratiquée en secret : ceux qui possèdent le savoir des rouleaux, talismans et autres, des guérisseurs en marge de l’église appelés dabtara, préfèrent ne pas être identifiés et font l’objet de révérence et de crainte de la part de la population. Elle est même parfois réprimée par le pouvoir officiel : les dabtara représentent une forme d’autorité alternative, qui n’est pas toujours vue d’un bon œil. L’Éthiopie chrétienne manifeste une certaine méfiance vis-à-vis des talismans, perçus comme un genre de commerce avec les démons, d’autant plus répréhensible que des éléments de la religion chrétienne sont intégrés par les dabtara dans leur pratique.
Les dabtara possèdent leur propre savoir, leur propre fonds mystique, c’est-à-dire un ensemble de connaissances liées aux talismans qui ne se transmet qu’entre dabtara. Les dépositaires ont leur propres codes, leurs propres références, et connaissent le guèze ou éthiopien classique, langue principalement utilisée pour la liturgie et qui cesse d’être parlée entre le IVe et Xe siècle. La médecine des rouleaux et autres talismans est donc, selon l’ethnologue Jacques Mercier, "une conjonction entre le savoir des lettrés et la demande populaire".
Les rouleaux sont à usage unique et personnel. Dans la plupart des cas, ils sont fabriqués sur demande pour soigner un mal spécifique, ou assurer la protection du destinataire. Ils relèvent de la dévotion privée et se placent à mi-chemin entre amulette magique et icône religieuse.
L’écriture des rouleaux
Les prières des rouleaux sont en langue et caractères guèzes, un alphasyllabaire dont chaque signe représente la combinaison d'une consonne et une voyelle. Sa calligraphie permet, comme pour la plupart des manuscrits, d'en dater la production.
La puissance magique du contenu d’un rouleau réside dans les "noms secrets" qu’il contient, ceux du destinataire qu’il a reçu à la naissance et qui ne sont employés que dans des circonstances spécifiques. Ces noms ne sont jamais divulgués car connaître le nom véritable de quelqu’un confère un pouvoir sur cette personne. La production du rouleau et son utilisation sont aussi liés à un cérémonial où peuvent être prononcés les noms cachés de dieu.
Le propriétaire du rouleau saura rarement lire ce qui y est écrit, ce qui ajoute à la dimension mystique de l’objet : la croyance veut que ce soit les esprits et les démons qui déchiffrent le texte du rouleau. Les prières sont souvent issues de livres du dogme chrétien, en témoigne la formule liminaire "Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit" suivies de prières chrétiennes évoquant la protection divine.
S’il n’existe pas de transcription et traduction complète pour le rouleau conservé à la bibliothèque du Havre, on sait toutefois via une note laissée par Jean-Baptiste Coulbeaux, spécialiste de l'Église d'Abyssinie, que le propriétaire du rouleau se nommait Gabra Libanos, et que le parchemin avait été réalisé pour maudire ses ennemis, et donc le protéger. On peut toutefois noter que la première occurrence de ce nom a été grattée : malgré la notion d’usage personnel des rouleaux, il n’était pas rare que ceux-ci soient réutilisés, le nouveau propriétaire effaçant le nom de l’ancien. Il est aussi possible que le nom est été effacé pour en diminuer la puissance magique.
La fabrication des rouleaux
Le rouleau de Gabra Libanos est fabriqué à partir de deux bandes de parchemin cousues, d’une longueur de 1m 40 pour une largeur de 11.5 cm. La dimension des rouleaux obéit à la règle suivante : le manuscrit doit faire la taille du destinataire, afin que celui-ci soit protégé de la tête aux pieds. La fabrication même du parchemin relève d’une démarche rituelle : le sacrifice de l’animal, souvent un mouton ou une chèvre, a lieu à l’arrière de la maison du destinataire, et en plus d’utiliser la peau pour le parchemin du rouleau, le destinataire se sert du sang et de la chair de l’animal pour attirer les mauvais esprits et mieux les rediriger ailleurs.
La fabrication du rouleau lui-même suit les étapes habituelles de la production du parchemin. La peau est mise à tremper et ses poils sont raclés. Elle est ensuite tendue sur un cadre de bois placé au soleil pour la faire sécher. La surface intérieure est enfin polie avec de la poudre de marbre. La peau est enfin découpée en deux bandes qui sont ensuite cousues bout à bout. Enfin, les prières et des talismans sont peints à la surface avec un calame en prenant soin de laisser en blanc les espaces réservés aux peintures ajoutées en dernier.
Les rouleaux et leur iconographie
La disposition des images dans les rouleaux est généralement la suivante : au début, au milieu et à la fin du parchemin. Le manuscrit de la Bibliothèque du Havre s’écarte légèrement de cette règle, car s’il comporte bien trois images, il s’achève par un texte de prière, et non une image.
L’iconographie est d’inspiration ancienne, proche du style pictural des églises d’avant le XVe siècle. Certains motifs sont directement empruntés à la religion chrétienne, comme la croix, peinte stratégiquement au milieu du rouleau.
Les visages, le plus souvent celui du Christ ou d’anges protecteurs, sont représentés de face ou de trois quart, mais les yeux, eux, sont toujours de face. Les proportions sont caractéristiques : les têtes importantes et les bouches minuscules. C’est un style qui a peu évolué avec le temps : si une image est réputée "efficace", les dabtara n’ont pas de raison de la changer. Sont ainsi transmises ces représentations qui peuvent parfois paraître anachroniques.
Les images sont censées agir par fascination, c’est-à-dire qu’elles hypnotisent en quelque sorte leur destinataire. Par exemple, les motifs géométriques sont censés attirer le regard du propriétaire du manuscrit et le mettre en une sorte de transe. La première image du rouleau pourra souvent représenter un ange protecteur, ce qui pourrait être le cas avec le manuscrit havrais.
Comme le regard est excessivement important, les dabtara ajoutent régulièrement des yeux dans des motifs tirés de l’art ornemental ou religieux. Il en existe peut-être un exemple dans le manuscrit du Havre, comme dans ce motif d’entrelacs où plusieurs paires d’yeux semblent observer le lecteur :
Rien n’est laissé au hasard. Les couleurs sont choisies avec soin, selon la symbolique chrétienne : le noir se réfère à Satan et à la malédiction, le rouge à la Trinité, au sang du Christ et à la flamme. Cependant cette symbolique n’est associée qu’à certains mots ou images importants, les prières restant inscrites en noir pour des raisons de lisibilité.
Dans l’ensemble, le manuscrit éthiopien de la bibliothèque municipale du Havre est donc très représentatif de la production des rouleaux magiques.
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Pour en savoir plus :
Jacques Mercier, Rouleaux magiques éthiopiens, Paris, Le Seuil, 1979. Disponible à la bibliothèque Armand Salacrou (FG 1067).
Rouleau magique éthiopien de Gabra Libanos (détail), XIXe siècle. Le Havre, Bibliothèque municipale, Ms 555