Titre : Revue du Havre et de la Seine-Inférieure : marine, commerce, agriculture, horticulture, histoire, sciences, littérature, beaux-arts, voyages, mémoires, mœurs, romans, nouvelles, feuilletons, tribunaux, théâtres, modes
Éditeur : [s.n.] (Havre)
Date d'édition : 1846-11-08
Contributeur : Morlent, Joseph (1793-1861). Directeur de publication
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb32859149v
Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
Description : 08 novembre 1846 08 novembre 1846
Description : 1846/11/08. 1846/11/08.
Description : Collection numérique : BIPFPIG76 Collection numérique : BIPFPIG76
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Description : Collection numérique : Fonds régional :... Collection numérique : Fonds régional : Haute-Normandie
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Description : Collection numérique : Bibliographie de la presse... Collection numérique : Bibliographie de la presse française politique et d'information générale
Droits : Consultable en ligne
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Source : Bibliothèque municipale du Havre, Y2-123
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 28/05/2014
ANDRÉAS ET BÉATRICE.
HISTOIRE VÉNITIENNE.
I.
11 y avait foule de promeneurs sur la place Saint-Marc, par une chaude
soirée de 1750. Toutes les gondoles de la ville semblaient s’être mises en
mouvement pour amener la population dans co lieu qui seul offre au
marcheur un peu de terre ferme. Eclairés chaudement par les reflots
orangés du soleil couchant, les magnifiques monumens do la place se
dédoupaient avec vigueur. Au pied de la splendide église où tant de fois
les anciens héros delà république suspendirent les dépouillés des Sarra
sins, au pied du palais des procurateurs, gardé par ses redoutables lions
en pierre, se mouvait une foule compacte. Les cafés, les casinos étaient
remplis. Les sorbets, lojeu, lu galanterie, occupaient les milliers d’oi
sifs: mais ce qu’il y a do remarquable, c’était l’air de gravité avec lequel
los Vénitiens goûtaient le plaisir. Aussi, peu d’exclamations; de confi
dences, point; seulement des paroles mystérieuses glissées à demi-voix,
ou des regards rapides achevant quelque aveu déjà commencé par l’en
tremise d’un gondolier. C’est que, à cetlo époque, le gouvernement des
potique n’avait pas perdu los traditions du moyen âge, et se basait encore
sur la délation; c’est que l’autorité des trois inquisiteurs d’Etat était'en-
coresans limites. L’intrigue, la corruption, la licence — cetto triple base
du fameux carnaval d’alors — étaient parfaitement tolérées, à la condi
tion do porter la livrée de la raison.
Co qu'il y avait de curieux aussi, c’était l’uniformité des costumes. Les
nobles, ces fiers seigneurs du Livre d'Or, se faisaient remarquer par leurs
amples perruques et leur robe ou simarre noire, qu’ils no quittaient
même pas au bal. Les bourgeois et les étrangers s’embossaient dans de
larges manteaux rouges qui servaient presque autant à los déguiser qu’à
les vêtir. Entre ces classes diverses, très peu de rapprochement : on eût
dit ces courans rapides qui se côtoient sans se confondre.
Une robe noire et un manteau rouge se heurtèrent assez violemment
près de la grande colonne do granit. Les deux promeneurs avaient éga
lement voulu éviter do passer par l’emplacement — Campo scelerato,—
sur lequel so faisaient les exécutions capitales. Jamais un Vénitien n’eût
volontiers foulé du pied ce sol réputé infâme.
— Le maladroit !
— Le sot !
— Ne pouvez-vous prendre garde aux gens?
— Vous faut-il par hasard toute la place Saint-Marc ?
Ces paroles aigres eussent peut-être été suivies d’un coup de stylet, si
soudain une reconnaissance n’eût changé la face des choses.
— Eh mais, s’écria l’homme au manteau rouge, jo ne nie trompe
pas I... Non, cotte mine Itère, ces traits nobles, ce maintien de patri
cien... c’est bien lui, c’est le seigneur Sfacciati 1
— Moi-même, répondit celui-ci en redressant la tête avec une vanité
do paon , moi-même, mon cher Andréas; cor vous êtes Andréas, si j’ai
bonne mémoire,
— Votre mémoire vous sert porfaitemenf, seigneur Sfacciati. Oui, je
suis Andréas, comme devant, pour vous servir. Ordonnez, et vous serez
promptement obéi.
— Toujours jovial, interrompit le gentilhomme avec un sourire de
complaisance. Et sans doute la ceinture n’est pas mieux garnie qu’au-
trefois ?
— Moins, beaucoup moins; je n’ai pas travaillé depuis six mois.
— Co ne sont pourtant point les talens qui vous manquent. Je m’en
souviens, lors de la fête que je donnai pour le mariage de ma nièce Clo-
rinda, vous dirigeâtes tous les plaisirs avec une rare habileté. Tour à tour
poète, acteur musicien, vous fûtes l’âme du divertissement.
— Ajoutez, continua Andréas visiblement flatté, que je suis précieux
pour les affaires d’honneur, et que souvent mon épée a tranché des
nœuds extrêmement embrouillés. Je porte un vif intérêt aux amans
malheureux, une non moins vive tendresse aux maris offensés. Mon mi
nistère coûte cher, mais il a été souvent utile. Oh 1 je ne fais pas de
fausse modestie, moi. Certes, j’étais apte à bien des choses.
— Même à être pendu, dit Sfacciati.
— Pourquoi pas? reprit imperturbablement Andréas. Tout lo mondo a
un petit bout de corde dans sa poche. Je reprends. Le ciel m’avait doué
de toutes les aptitudes : j’eusse été indifféremment général d’armée, am
bassadeur, comédien, cardinal, roi ; je suis resté Andréas, faute d’ambi-
tiou, et aussi parce que je me suis vu trop tôt livré à moi-même. La vie
est un théâtre où je remplis vingt rôles sans être jamais un personnage
réel, où je porte vingt masques sans avoir un visage à moi.
— Ni parfois un sequin à vous, fit remarquer le patricien.
— J’en conviens et jo n’en rougis pas, car il dépend do moi do ga
gner autant d’argent qu'il me plaît. Si donc en co moment j’ai lo gous
set vide, c’est que j’ai lo cœur plein ; et, par saint Marc, l’amour mal
heureux enlève toute force !
Sfacciati no put réprimer un éclat de rire.
— Vous amoureux ! mon cher, s’écria-t-il.
— Pourquoi pas? comme tout lo monde, comme vous peut-être, sei
gneur Sfacciati.
Celui-ci perdit soudain son assurance habituelle. Lo trouble du gen
tilhomme n’échappa point aux yeux exercés d’Andréas, qui dit d’un ton
.victorieux :
— J'ai deviné juste. Votre excellence n’a pas su mieux que moi so dé
fendre des flèches du dieu malin.
— Chut! fil Sfacciati avec un certain effroi; ce lieu-ci n’est pas pro
pre à de semblables confidences. Venez chez moi.partager mon souper;
je m'ouvrirai à vous.
L’aventurier suivit docilement le gentilhomme , tout en réfléchissant
au ridicule que celui-ci devait se donner par une passion qui n’était plus
do son âge. '
Sfacciati était arrivé, en effet, à ce milieu do la vie où l’on voudrait
revenir sur ses pas en dissimulant une dizaine d’années : or, il en avait
bien cinquante. Mais sa perruque brune et soigneusement ajustée dissi
mulait la teinte grise de ses cheveux ; puis il était maigre et profitait de
cette circonstance pour se serrer la taille et affecter en marchant la dé
sinvolture d’un jeuno homme. Un teint jaune, un nez crochu, des yeux
gris pâle, voilà le complément de son portrait.
Puisque nous avons dépeint la personne de Sfacciati, nous en ferons
autant pour celle d’Andréas. C’était le véritable type du bravo d’autre
fois : la taille élevée, souple, bien prise ; le teint pâle, la moustache
épaisse; les yeux noirs, vifs ou doux à volonté ; les cheveux longs, très
bruns et très lisses. Il suffisait de voir Andréas un seul instant pour
comprendre que l’aventurier possédait cetto énergie qui commando aux
masses et décide les succès.
Tels étaient les deux interlocuteurs que nous trouvons maintenant at
tablés devant un souper fin, dans une belle maison voisine du pont du
llialto.
— Cà, dit le gentilhomme, à présent que vous avez donné quelque sa
tisfaction à l’appétit, contcz-moi vos amours, mon cher.
— Sera-ce, seigneur, à charge de revanche? demanda Andréas.
— Je lo promets.
— Mon histoire ne sera pas longue, du reste, poursuivit l’aventurier.
À Naples, l’an dernier, je rencontrai plusieurs fois dans la rue doTolède
et au Jardin-Royal une charmante personne, dont la grâce me toucha
tout de suite le cœur. Faute de pouvoir l’éblouir par le luxe et lo rang,
je ne négligeai rien pour lui plaire, pour l’émouvoir. Je m’attachai à ses
pas , je lui écrivis les lettres les plus passionnées, que je parvins à lui
glisser malgré sa résistance. Enfin j’eus lieu do penser que j’étais aimé.
Déjà je construisais des rêves do bonheur, d’avenir, lorsque mon incon
nue cessa de se montrer aux promenades. Une espèce de vieux parent,
de Cerbère hargneux qui l’accompagnait, avait probablement surpris
notre mutuelle intelligence, et, comme la joie de ces despotes-là con
siste à troubler toute hai moriie, à déranger tout projet, en un mot à pe
ser sur la vie des êtres qui les entourent, ce vieux coquin n’eut rien do
lus presé que de quitter Naples, où je cherchai longtemps sans résulta
t
les tracas de ma bien-aimeo. Vous savez maintenant les causes do
mon découragement. Parlez à votre tour, seigneur, je suis tout oreilles.
— Mon cher, dit Sfacciati, jo ne suis guère plus avancé que vous. Je
connais, il est Vrai, lo nom et la demeure do colle que j’ai la faiblesse
d’aimer; mais celte demeure est gardée impitoyablement par un Argus
ou plutôt un dragon à face humaine. Ce monstre s’appelle Malvoglio....
C’est un de mes amis. '
— Un de vos amis ?
— Et un des. plus anciens. Malvoglio a par le rang beaucoup d’im
portance à Venise, où il a exercé les fonctions de procurateur. Malheu
reusement son caractère et ses habitudes no répondent pas à l’illustra
tion de sa naissance. En touchant à la soixantaine, il est devenu avare,
sombre, méfiant, jaloux même...
— Jaloux, et de qui?
— De sa nièce et pupile, l’adorable Béatrice. Jamais à Venise, le pays
de la beauté, il n’y eut rien de comparable à cetto jeuno fille. Une des
cription dos charmes de Béatrice m’entraînerait trop loin; et encore, pour
jeela, me faudrait-il la langue des poètes. Qu’il vous suffise de savoir que
e n ’ai pu me défendre de î’aimer. Si je ne m’abuse, elle n’est pas insensi
ble à mon hommage. Je l’ai demandée en mariage à son tuteur; et figu
rez-vous ma stupéfaction lorsque Malvoglio m’a répondu tout simple
ment qu’il comptait garder Béatrice pour lui-même.
— Par exemple !
— A-t-on idée d’une telle imprudence? Un bai bon do soixante ans au
moins, vouloir se comparer à moi, me faire concurrence 1
— J’en suis aussi indigné que Votre Excellence, s’écria Andréas d’un
air de parfaite conviction.
— Il me fut'impossible de dissimuler mon mécontentement ; depuis ce
temps je suis très mal avec mon ancien ami. Nous nous voyons à peine
une fois par hasard. Quant à Béatrice, jo ne l’aperçois plus. Et le pire de
tout cela, c’est que co coquin de Malvoglio exerce beaucoup d’autorité
sur l’esprit de la pauvre jeune fille ; il la prendra par la peur.
— Eh bien ! seigneur Sfacciati, prencz-la par la ruse.
— Vraiment! s’écria lo gentilhomme. La ruse? un moyen de comé
die !... Est-ce que vous en connaissez ? Oh ! parlez, parlez, Andréas ; soyez
mon conseiller, mon sauveur. Jo savais bien que vous aviez du tact, do
l’intelligence, de l’aplomb. Un homme tel que vous, habitué à vivro dans
l’agitation et les aventures, ne doit jamais manquer de ressources d’ima
gination. Permettez donc que je compte sur votre appui.
— Si je lo permets , cher seigneur ! mais je le désire ; croyez que je
suis entièrement à vous. Mes stratagèmes , mon temps, mon épéo , tout
cela vous appartient : vous n’avez qu’à commander.
— A merveille, dit le patricien enchanté. Je bonis le hasard providen
tiel qui vous a amené vers moi. Combinez donc vos moyens d’attaque ;
nveslissez la place, ne laissez pas un instant do ropos à ce vieux coquin
do Malvoglio. Vous pouvez compter sur mon éternelle reconnaissance.
Andréas sourit finement, avec un hochement de tête qui exprimai'
l’incrédulité.
— Une éternelle reconnaissance? répéta-t-il, c’est bien long. Je ne
crois qu’aux choses du présent, pas même à celles du lendemain. Aussi,
pour nu point imposer au cœur de mes amis ls poids d’une trop lourde
gratitude, ai-je toujours soin do me faire payer d’avance, M’avez-vous
compris ?
Mais il me semblo que c’est clair, dit Sfacciati d’un ton un peu sec.
Et combien estimez-vous vos services... futurs?
— Jo les rabaisserais si je no vous demandais quelque chose comme
trois cents sequins.
Le gentilhomme fit un soubresaut à renverser la table.
— Trois cents sequins 1 s’écria-t-il; mais c’e-l toute ma fortune. A
quoi bon tant d’argent? Le premier gondolier négociera l’affaire pour
cinq à six scudi.
— Soit, dit Andréas d’un ton narquois ; employez quelqu’un de ces
courtiers d’amour; vous en serez pour votre argent et votre espérance
déçue.
— Mais trois cents sequins...
— Mais la belle Béatrice!
— Eh bien, j’en passerai par où vous voudrez.
— A la bonne heure vous commencez à devenir raisonnable.
— Cependant, avant de vous confier une somme do cette importance
(et que jo serai obligé d’emprunter, jo vous l’assure), jo ne serais point
fâché de connaître votre plan.
— Il est tout simple, el lo voici, toi qu’il est sorti de ma IGto. Domain
je verrai la signora Béatrice et le tiran Malvoglio; après-demain, vers le
coucher du soleil, vous vous tiendrez prêt à quitter Veniso : je vous
amènerai la jeune fille que vous irez épouser où il vous plaira. Une fois
le mariage fuit, vous pourrez parfaitement vous moquer des fureurs de
Malvoglio.
— Et jo n’aurai garde de m’en priver. Lui, un Malvoglio, enfouir une
charmante personno qui mériterait de s’asseoir sur le trône do l’univers!
— C’est une abomination.
— C’est un crime qu’il expiera. Je jouis d’avanco de sa confusion, do
sa rage, bien qu’il doive m’en coûter un peu cher.
— Basic, trois cents sequins, c’est uno bagatelle. Allons, seigneur, dé
cidez-vous. Plus d’affaires si vous n’avez pas confiance on moi.
Sfacciati ouvrit avec précaution, dans une pièce voisine, un grand
coffre de fer; il en lira trois rouleaux d’or qu’il remit à l’aventurier.
— Tenez, dit-il, et jugez si j’ai confiance en vous... Cette somme no
m’appartient pas.
— A merveille, répondit Andréas. Vou3 m’avez fourni les armes; c’est
à moi de savoir les manier. Comme Jupiter, je veux entrer chez votre
Danaé sous forme de.pluie d’or. Je vais organiser l’entreprise; de votre
côté, soyez prêt à partir.
— C’est entendu. Adieu donc, brave messager do mes amours.
— Adieu, seigneur Sfacciati; ayez bon espoir.
Et Andréas s’éloigna, laissant lo gentilhomme livré aux rêves les plus
séduisans.
IL
Un profond silence régnait dans la maison du soigneur Picr-Malvoglio,
située snr l’une des faces do la Piazzetta. Du fond do son appartement,
dont les portes restaient toujours ouvertes, le soupçonneux maître do
céans avait l’œil sur tout ce qui sc faisait chez lui. Occupé en apparence
à apurer des comptes, à peser de l’or, à écrire sa correspondance, il
passait en réalité son temps à surveiller les moindres actions de sa nièce,
Pour êxercer son systèmo d’inquisition sans trop effaroucher la belle
enfant, il n’était pas de ruse qu’il n’employât. Différent des tuteurs ordi
naires, il n’était qu’à demi avare : il rie lui déplaisait pas de voir Béa
trice très parée, pourvu qu’elle ne fût brillante que pour lui. Il compre
nait également la nécessité do lui accorder quelquefois le plaisir
d’une promenade , le régal d’une représentation de la Fenice.
Mais que de précautions il croyait devoir prendre afin de souslroire
aux regards de la foule dont il était aussi jaloux qu’amoureux ! Depuis
le voyage à Naples surtout, il s’était promis de redoubler d’attention. Uno
ombre le faisait frémir, et il n’apercevait pas un chapeau d’homme sans
se figurer que le redoutable Andréas venait do lui apparaître. ,
Voilà dans quelles dispositions d’esprit il so trouvait lorsqu’il tressail
lit, comme nu dormeur subitement éveillé, au bruit du marteau do la
porte extérieure. Une sorte do valet maigre, et vêtu de noir ainsi qu’un
alguazil, parut et demanda :
— Monseigneur, dois-je ouvrir ?
— Qu’est-ce, Dardinolli? as-tu examiné le visiteur au guichol? ^
— Oui, monseigueur. C’est un juif très-âgé, tout courbé ; il tient a la
main un petit coffre.
— Interroge-le, et s’il se présente avec de bonnes intentions, tu lo
laisseras entrer.
Le juif avait su probablement inspirer do la confiance à Dardinolli, car,
au bout de quelques instans, Malvoglio entendit le pas lourd et lent du
vieillard ébranler l’escalier, el bientôt le juif, guidé par Dardinolli, pé~ <
nétra dans l’appartement. Il était vêtu à l'orientale : un turban très sim
ple ombrageait sa tête branlante; sa longue barbe blanche tombait sur un
caftan do soie verte qui couvrait jusqu’à la ceinture uno robe de laine
extrêmement serrée. 11 eût été impossible de définir l’étrange expression
de la physionomie de cet israélite. Son sourire, par exemple, était celui
de la bonhomie ou do la raillerie, et ses nombreuses salutations n’é
taient-elles pas l’indice du servilisme mercantile ?
Malvoglio enveloppa lo vieillard d’un regard méfiant et scrutateur,
mais celui-ci soutint cet examen sans en paraître le moins du monde
troublé.
— Qui êtes-vous? que voulez-vous? demanda Malvoglio d’un ton un
peu brusque.
— Seigneur, répondit le juif avec son éternel sourire, je suis—pour
vous servir — Isacco Bernoili, de Livourne. Depuis cinquante ans,
j’exerce, à la satisfaction générale —j’ose m’en flatter—un petit com
mères do bijoux, et,..
— N’esDco que cela? interrompit Malvoglio; vous n’aviez que faire
do frapper à ma porte et do me déranger au milieu de mes travaux. Je
n’ai pas besoin de votro marchandise.
— Que votre excellence daigne m’excuserI co n’est pas pour elle que
je viens lui offrir une bonne occasion, mais pour sa jeune et belle épouse.
Lo vieux gentilhomme, flatté de l’erreur du juif, se radoucit un peu.
— Sans doute, dit-il, les femmes n’ont jamais assez do ces babioles rui
neuses ; mais encore faut-il qu’un tuteur... un mari, sache comprimer
agement ce besoin immodéré de luxe.
— Votre Seigneurie a raison; il est prudent de ne pas satisfaire tous
les caprices des dames; mais ici votre galanterie pourra s’exercer à peu
de frais.
— Comment?
— Je l’ai dit : une bonno occasion ! Hier je fus accosté sur la place
Saint-Marc par un Turc do mes amis.
— De vos amis?... Un Turc?
— Certainement, un bravo corsaire qui comprend parfaitement le
commerce. Il y a un mois, dans les eaux do Candie, il prit à l’abordage
un bâtiment génois, et voici quelques-uns des bijoux précieux qui lui
sont échus pour sa part. Daignez les considérer attentivement : quel feu
dans ces rubis 1 et comme l’eau de ces diamans est pure ! Le Turc a par
devers lui uno telle abondance do butin, qu’il veut bieivso défaire à bas
prix de ces bijoux, dont les plus grandes dames seraient fières de se pa
rer.
— Indiqucz-moi vos prétentions.
Isacco demanda uno somme si minime, que Malvoglio faillit se pâmer
d’aise en songeant qu’il pourrait être galant à peu do frais. Mais l’idée
lui vint de réclamer encore une diminution ; et là dessus lo juif se récria.
Soit quo lo bruit des voix eût attiré Béatrice, soit que la curiosité seule
eût déjà fait sortir la jeuno fille do chez elle, celle-ci parut et dit en
s’avançant :
— Qu’est-co donc, mon cher tuteur ?
— Ah I ah I petite indiscrète, s’écria Malvoglio vous avez voulu savoir
le sujet de ma conversation avec Isacco.
— Peut-être y suis-je intéressée.-..
— Peut-être.
.uuuuozw, voue '''-'Vimoou.
I balbutia Béatrice rougissant de plaisir, je n’oserais
à ma prière?
pas.
— La riche paruro, mon Dieu I II faudrait être une duchesse pour por
ter ces bijoux. . 1
— Mon enfant, vous serez cette duchesse.
— Moi !
— Mais à ma pri
— Oh ! si vous m’en priez, mon tuteur, il faudra bien que j’accepto.
Depuis l’entrée do Béatrice, le juif avait éprouvé une émotion extraor
dinaire et qu’il no comprima point sans peine. Ses yeux élincelans
étaient ^attachés sur la jeune et belle Vénitienne; le marchand ne sem
blait même plus so douter do la présence de Malvoglio. Cependant celui-
ci, qui voulait mettre fin à la scène et congédier l’étranger, dit assez
rudement : — Tenez, messer Isacco, voici votre argent, allez el pros
pérez.
Le juif ne paraissaitpas disposé à s’éloigner sitôt,Il compta et recomp
ta la somme, au milieu des marquss d’impatience que donnait Malvoglio.
S’il avait besoin d’un prétexte pour rester, co fut Béatrice qui le lui
fournit tout innocemment. Comme elle essayait les bijoux :
— Voilà, dit-elle, qui est bien désagréable; je no puis réussir à atta
cher ce bracelet.
— Oh ! rien n’est plus facile, signora, dit avec empressement Isacco.
Il y a un ressort que je connris et vais vous indiquer.
Et, sans attendre la permission do Mplvoglio , il se mit en devoir do
fermer le bracelet. Riais en môme temps, par un mouvement imper
ceptible et extrêmement rapido, il glissa dans la main de Beatrix un petit
billot écrit sur pnpior liés lin. Tout lo monde ost promptemout d’oocord
pour tromper un tyran, et il y a toujours un Mercure pour tuer les Ar
gus; ainsi Béatrice comprit que le juif était un émissaire d’amour, et
que les bijoux étaient un prétexte. Son visage demeura impassible, seu
lement sa main sc serra afin de mieux serrer lo billet mystérieux. Tout
cela eut la durée d’un éclair. Cependant Malvoglio commençait à s’im
patienter, à froncer les sourcils, et il no respira qu’en voyant’la porte de
la maison se refermer sur le juif.
— Ces mécréans, dit-il alors, ils ont l’art do s’introduire dans les mai
sons les plus respectables. J’ai eu tort do lo laisser entrer chez moi. Qui
sait s’il n’a pas volé quelque part ces bijoux?
— Oh ! mon tuteur, vous lo traieez bien sévèrement.
— Et vous , Béatrice , grande est votre indulgence. Jo la conçois du
reste. Les femmes accueillent toujours favorablement les brocanteurs.
Mais je jure, par saint Pierre, quo ce juif sera le dernier qui aura passé
le seuil de ma porte. Rentrez chez vous , signorina, et reprenez vos oc
cupations.
Béatrice no demandait que cela. Dès qu’elle se vit seule, elle rompit lo
cachot et lut co qui suit :
« Charmante Béatrice,
» Il est un homme que vous semblez avoir préféré, un homme qui
vous aime eperdument et serait trop heureux do vous consacrer sa vie
ou de mourir pour vous. Il vous voit avec indignation au pouvoir d’un
vieillard rusé, jaloux, grondeur, qui a l’audace de prétendre à votre
main et vous prépare un avenir affreux. Mais il no sera pas dit que l’o
dieux Malvoglio aura la joie do devenir votre époux. Ce serait le mariage
du hibou et do la colombe. Ordonnez, chère Béatrice; un signe do vous
seulement, et celui qui vous aime commo les angos aiment Dieu, s’em
pressera de vous délivrer. Votre salut dépend de votro volonté. Demain
soir, à la nuit tombante, engagez votre tuteur à faire avec vous une
promenade en gondole,., du côté du grand canal.
» Celui qui vous chérit sera là. Lo reste le concorne... et à la grâce de
Dieu I »
Nous n’avons pas besoin de dire avec quelle émotion Béatrice lut et
relut cetto lettre. Une seule pensée lui vint à l’esprit : évidemment l’au
teur d un billet si charmant no pouvait être quo l’inconnu do Naples ;
lui seul était capable d’écrire des choses si passionnées. Au bout de quel
ques instans, cette idée était devenue une cortitudo ; et Béatrice, rassu-
rée sur les suites d’uno détermination désespérée, ne songeait plus qu’à
so faire enlever. Plus quo jamais elle détestait son tuteur. Aussi sentit-
elle la nécessité de so montrer pour lui excessivement gracieuse... car il
fallait obtenir une chose immense, la promenado du lendemain. Mais,
en femme bien apprise, ello débuta, au souper, par de la tristesse.
— Qu]avez-vous, mon enfant? demanda Malvoglio un pou inquiet.
— Moi! rien. Vous êtes trop bon, monsieur.
Jo J no m ’y trompe pas : ces soupirs, ces yeux baissés, tout cela est
1 indice de quelque chagrin. Et puis, vous n’avez pas d’appétit.
— Je n’en ai jamais.
Vous devriez être satisfaito cependant, ma chère Béatrice. La parure
fioo je vous ai achetée ost si brillante I Vous avez là de quoi
effacer l’éclat de toutes nos coquettes vénitiennes.
— Sans doute... si je pouvais faire voir cetto paruro.
— Ah ! nous y voilà ; nous rêvons le bal, lo spectacle.
— Mes vœux ne vont pas si loin.
Malvoglio respira.
110 voudrais, continua la jeune fille, quo sortir demain, avec
yous, on gondole. Je mettrai 1110s bijoux...
— Petite vaniteuse !
Mais jo mettrai aussi mon masque: Soyez donc tranquille. J’esnèro
quo vous ne me refuserez pas cotte faveur.
— Ingralo ! est-ce que je vous refuse jamais rien ? dit lo vieillard à la
lois en prenant un ton patelin et en lançant à sa pupille une œillae pas-
HISTOIRE VÉNITIENNE.
I.
11 y avait foule de promeneurs sur la place Saint-Marc, par une chaude
soirée de 1750. Toutes les gondoles de la ville semblaient s’être mises en
mouvement pour amener la population dans co lieu qui seul offre au
marcheur un peu de terre ferme. Eclairés chaudement par les reflots
orangés du soleil couchant, les magnifiques monumens do la place se
dédoupaient avec vigueur. Au pied de la splendide église où tant de fois
les anciens héros delà république suspendirent les dépouillés des Sarra
sins, au pied du palais des procurateurs, gardé par ses redoutables lions
en pierre, se mouvait une foule compacte. Les cafés, les casinos étaient
remplis. Les sorbets, lojeu, lu galanterie, occupaient les milliers d’oi
sifs: mais ce qu’il y a do remarquable, c’était l’air de gravité avec lequel
los Vénitiens goûtaient le plaisir. Aussi, peu d’exclamations; de confi
dences, point; seulement des paroles mystérieuses glissées à demi-voix,
ou des regards rapides achevant quelque aveu déjà commencé par l’en
tremise d’un gondolier. C’est que, à cetlo époque, le gouvernement des
potique n’avait pas perdu los traditions du moyen âge, et se basait encore
sur la délation; c’est que l’autorité des trois inquisiteurs d’Etat était'en-
coresans limites. L’intrigue, la corruption, la licence — cetto triple base
du fameux carnaval d’alors — étaient parfaitement tolérées, à la condi
tion do porter la livrée de la raison.
Co qu'il y avait de curieux aussi, c’était l’uniformité des costumes. Les
nobles, ces fiers seigneurs du Livre d'Or, se faisaient remarquer par leurs
amples perruques et leur robe ou simarre noire, qu’ils no quittaient
même pas au bal. Les bourgeois et les étrangers s’embossaient dans de
larges manteaux rouges qui servaient presque autant à los déguiser qu’à
les vêtir. Entre ces classes diverses, très peu de rapprochement : on eût
dit ces courans rapides qui se côtoient sans se confondre.
Une robe noire et un manteau rouge se heurtèrent assez violemment
près de la grande colonne do granit. Les deux promeneurs avaient éga
lement voulu éviter do passer par l’emplacement — Campo scelerato,—
sur lequel so faisaient les exécutions capitales. Jamais un Vénitien n’eût
volontiers foulé du pied ce sol réputé infâme.
— Le maladroit !
— Le sot !
— Ne pouvez-vous prendre garde aux gens?
— Vous faut-il par hasard toute la place Saint-Marc ?
Ces paroles aigres eussent peut-être été suivies d’un coup de stylet, si
soudain une reconnaissance n’eût changé la face des choses.
— Eh mais, s’écria l’homme au manteau rouge, jo ne nie trompe
pas I... Non, cotte mine Itère, ces traits nobles, ce maintien de patri
cien... c’est bien lui, c’est le seigneur Sfacciati 1
— Moi-même, répondit celui-ci en redressant la tête avec une vanité
do paon , moi-même, mon cher Andréas; cor vous êtes Andréas, si j’ai
bonne mémoire,
— Votre mémoire vous sert porfaitemenf, seigneur Sfacciati. Oui, je
suis Andréas, comme devant, pour vous servir. Ordonnez, et vous serez
promptement obéi.
— Toujours jovial, interrompit le gentilhomme avec un sourire de
complaisance. Et sans doute la ceinture n’est pas mieux garnie qu’au-
trefois ?
— Moins, beaucoup moins; je n’ai pas travaillé depuis six mois.
— Co ne sont pourtant point les talens qui vous manquent. Je m’en
souviens, lors de la fête que je donnai pour le mariage de ma nièce Clo-
rinda, vous dirigeâtes tous les plaisirs avec une rare habileté. Tour à tour
poète, acteur musicien, vous fûtes l’âme du divertissement.
— Ajoutez, continua Andréas visiblement flatté, que je suis précieux
pour les affaires d’honneur, et que souvent mon épée a tranché des
nœuds extrêmement embrouillés. Je porte un vif intérêt aux amans
malheureux, une non moins vive tendresse aux maris offensés. Mon mi
nistère coûte cher, mais il a été souvent utile. Oh 1 je ne fais pas de
fausse modestie, moi. Certes, j’étais apte à bien des choses.
— Même à être pendu, dit Sfacciati.
— Pourquoi pas? reprit imperturbablement Andréas. Tout lo mondo a
un petit bout de corde dans sa poche. Je reprends. Le ciel m’avait doué
de toutes les aptitudes : j’eusse été indifféremment général d’armée, am
bassadeur, comédien, cardinal, roi ; je suis resté Andréas, faute d’ambi-
tiou, et aussi parce que je me suis vu trop tôt livré à moi-même. La vie
est un théâtre où je remplis vingt rôles sans être jamais un personnage
réel, où je porte vingt masques sans avoir un visage à moi.
— Ni parfois un sequin à vous, fit remarquer le patricien.
— J’en conviens et jo n’en rougis pas, car il dépend do moi do ga
gner autant d’argent qu'il me plaît. Si donc en co moment j’ai lo gous
set vide, c’est que j’ai lo cœur plein ; et, par saint Marc, l’amour mal
heureux enlève toute force !
Sfacciati no put réprimer un éclat de rire.
— Vous amoureux ! mon cher, s’écria-t-il.
— Pourquoi pas? comme tout lo monde, comme vous peut-être, sei
gneur Sfacciati.
Celui-ci perdit soudain son assurance habituelle. Lo trouble du gen
tilhomme n’échappa point aux yeux exercés d’Andréas, qui dit d’un ton
.victorieux :
— J'ai deviné juste. Votre excellence n’a pas su mieux que moi so dé
fendre des flèches du dieu malin.
— Chut! fil Sfacciati avec un certain effroi; ce lieu-ci n’est pas pro
pre à de semblables confidences. Venez chez moi.partager mon souper;
je m'ouvrirai à vous.
L’aventurier suivit docilement le gentilhomme , tout en réfléchissant
au ridicule que celui-ci devait se donner par une passion qui n’était plus
do son âge. '
Sfacciati était arrivé, en effet, à ce milieu do la vie où l’on voudrait
revenir sur ses pas en dissimulant une dizaine d’années : or, il en avait
bien cinquante. Mais sa perruque brune et soigneusement ajustée dissi
mulait la teinte grise de ses cheveux ; puis il était maigre et profitait de
cette circonstance pour se serrer la taille et affecter en marchant la dé
sinvolture d’un jeuno homme. Un teint jaune, un nez crochu, des yeux
gris pâle, voilà le complément de son portrait.
Puisque nous avons dépeint la personne de Sfacciati, nous en ferons
autant pour celle d’Andréas. C’était le véritable type du bravo d’autre
fois : la taille élevée, souple, bien prise ; le teint pâle, la moustache
épaisse; les yeux noirs, vifs ou doux à volonté ; les cheveux longs, très
bruns et très lisses. Il suffisait de voir Andréas un seul instant pour
comprendre que l’aventurier possédait cetto énergie qui commando aux
masses et décide les succès.
Tels étaient les deux interlocuteurs que nous trouvons maintenant at
tablés devant un souper fin, dans une belle maison voisine du pont du
llialto.
— Cà, dit le gentilhomme, à présent que vous avez donné quelque sa
tisfaction à l’appétit, contcz-moi vos amours, mon cher.
— Sera-ce, seigneur, à charge de revanche? demanda Andréas.
— Je lo promets.
— Mon histoire ne sera pas longue, du reste, poursuivit l’aventurier.
À Naples, l’an dernier, je rencontrai plusieurs fois dans la rue doTolède
et au Jardin-Royal une charmante personne, dont la grâce me toucha
tout de suite le cœur. Faute de pouvoir l’éblouir par le luxe et lo rang,
je ne négligeai rien pour lui plaire, pour l’émouvoir. Je m’attachai à ses
pas , je lui écrivis les lettres les plus passionnées, que je parvins à lui
glisser malgré sa résistance. Enfin j’eus lieu do penser que j’étais aimé.
Déjà je construisais des rêves do bonheur, d’avenir, lorsque mon incon
nue cessa de se montrer aux promenades. Une espèce de vieux parent,
de Cerbère hargneux qui l’accompagnait, avait probablement surpris
notre mutuelle intelligence, et, comme la joie de ces despotes-là con
siste à troubler toute hai moriie, à déranger tout projet, en un mot à pe
ser sur la vie des êtres qui les entourent, ce vieux coquin n’eut rien do
lus presé que de quitter Naples, où je cherchai longtemps sans résulta
t
les tracas de ma bien-aimeo. Vous savez maintenant les causes do
mon découragement. Parlez à votre tour, seigneur, je suis tout oreilles.
— Mon cher, dit Sfacciati, jo ne suis guère plus avancé que vous. Je
connais, il est Vrai, lo nom et la demeure do colle que j’ai la faiblesse
d’aimer; mais celte demeure est gardée impitoyablement par un Argus
ou plutôt un dragon à face humaine. Ce monstre s’appelle Malvoglio....
C’est un de mes amis. '
— Un de vos amis ?
— Et un des. plus anciens. Malvoglio a par le rang beaucoup d’im
portance à Venise, où il a exercé les fonctions de procurateur. Malheu
reusement son caractère et ses habitudes no répondent pas à l’illustra
tion de sa naissance. En touchant à la soixantaine, il est devenu avare,
sombre, méfiant, jaloux même...
— Jaloux, et de qui?
— De sa nièce et pupile, l’adorable Béatrice. Jamais à Venise, le pays
de la beauté, il n’y eut rien de comparable à cetto jeuno fille. Une des
cription dos charmes de Béatrice m’entraînerait trop loin; et encore, pour
jeela, me faudrait-il la langue des poètes. Qu’il vous suffise de savoir que
e n ’ai pu me défendre de î’aimer. Si je ne m’abuse, elle n’est pas insensi
ble à mon hommage. Je l’ai demandée en mariage à son tuteur; et figu
rez-vous ma stupéfaction lorsque Malvoglio m’a répondu tout simple
ment qu’il comptait garder Béatrice pour lui-même.
— Par exemple !
— A-t-on idée d’une telle imprudence? Un bai bon do soixante ans au
moins, vouloir se comparer à moi, me faire concurrence 1
— J’en suis aussi indigné que Votre Excellence, s’écria Andréas d’un
air de parfaite conviction.
— Il me fut'impossible de dissimuler mon mécontentement ; depuis ce
temps je suis très mal avec mon ancien ami. Nous nous voyons à peine
une fois par hasard. Quant à Béatrice, jo ne l’aperçois plus. Et le pire de
tout cela, c’est que co coquin de Malvoglio exerce beaucoup d’autorité
sur l’esprit de la pauvre jeune fille ; il la prendra par la peur.
— Eh bien ! seigneur Sfacciati, prencz-la par la ruse.
— Vraiment! s’écria lo gentilhomme. La ruse? un moyen de comé
die !... Est-ce que vous en connaissez ? Oh ! parlez, parlez, Andréas ; soyez
mon conseiller, mon sauveur. Jo savais bien que vous aviez du tact, do
l’intelligence, de l’aplomb. Un homme tel que vous, habitué à vivro dans
l’agitation et les aventures, ne doit jamais manquer de ressources d’ima
gination. Permettez donc que je compte sur votre appui.
— Si je lo permets , cher seigneur ! mais je le désire ; croyez que je
suis entièrement à vous. Mes stratagèmes , mon temps, mon épéo , tout
cela vous appartient : vous n’avez qu’à commander.
— A merveille, dit le patricien enchanté. Je bonis le hasard providen
tiel qui vous a amené vers moi. Combinez donc vos moyens d’attaque ;
nveslissez la place, ne laissez pas un instant do ropos à ce vieux coquin
do Malvoglio. Vous pouvez compter sur mon éternelle reconnaissance.
Andréas sourit finement, avec un hochement de tête qui exprimai'
l’incrédulité.
— Une éternelle reconnaissance? répéta-t-il, c’est bien long. Je ne
crois qu’aux choses du présent, pas même à celles du lendemain. Aussi,
pour nu point imposer au cœur de mes amis ls poids d’une trop lourde
gratitude, ai-je toujours soin do me faire payer d’avance, M’avez-vous
compris ?
Mais il me semblo que c’est clair, dit Sfacciati d’un ton un peu sec.
Et combien estimez-vous vos services... futurs?
— Jo les rabaisserais si je no vous demandais quelque chose comme
trois cents sequins.
Le gentilhomme fit un soubresaut à renverser la table.
— Trois cents sequins 1 s’écria-t-il; mais c’e-l toute ma fortune. A
quoi bon tant d’argent? Le premier gondolier négociera l’affaire pour
cinq à six scudi.
— Soit, dit Andréas d’un ton narquois ; employez quelqu’un de ces
courtiers d’amour; vous en serez pour votre argent et votre espérance
déçue.
— Mais trois cents sequins...
— Mais la belle Béatrice!
— Eh bien, j’en passerai par où vous voudrez.
— A la bonne heure vous commencez à devenir raisonnable.
— Cependant, avant de vous confier une somme do cette importance
(et que jo serai obligé d’emprunter, jo vous l’assure), jo ne serais point
fâché de connaître votre plan.
— Il est tout simple, el lo voici, toi qu’il est sorti de ma IGto. Domain
je verrai la signora Béatrice et le tiran Malvoglio; après-demain, vers le
coucher du soleil, vous vous tiendrez prêt à quitter Veniso : je vous
amènerai la jeune fille que vous irez épouser où il vous plaira. Une fois
le mariage fuit, vous pourrez parfaitement vous moquer des fureurs de
Malvoglio.
— Et jo n’aurai garde de m’en priver. Lui, un Malvoglio, enfouir une
charmante personno qui mériterait de s’asseoir sur le trône do l’univers!
— C’est une abomination.
— C’est un crime qu’il expiera. Je jouis d’avanco de sa confusion, do
sa rage, bien qu’il doive m’en coûter un peu cher.
— Basic, trois cents sequins, c’est uno bagatelle. Allons, seigneur, dé
cidez-vous. Plus d’affaires si vous n’avez pas confiance on moi.
Sfacciati ouvrit avec précaution, dans une pièce voisine, un grand
coffre de fer; il en lira trois rouleaux d’or qu’il remit à l’aventurier.
— Tenez, dit-il, et jugez si j’ai confiance en vous... Cette somme no
m’appartient pas.
— A merveille, répondit Andréas. Vou3 m’avez fourni les armes; c’est
à moi de savoir les manier. Comme Jupiter, je veux entrer chez votre
Danaé sous forme de.pluie d’or. Je vais organiser l’entreprise; de votre
côté, soyez prêt à partir.
— C’est entendu. Adieu donc, brave messager do mes amours.
— Adieu, seigneur Sfacciati; ayez bon espoir.
Et Andréas s’éloigna, laissant lo gentilhomme livré aux rêves les plus
séduisans.
IL
Un profond silence régnait dans la maison du soigneur Picr-Malvoglio,
située snr l’une des faces do la Piazzetta. Du fond do son appartement,
dont les portes restaient toujours ouvertes, le soupçonneux maître do
céans avait l’œil sur tout ce qui sc faisait chez lui. Occupé en apparence
à apurer des comptes, à peser de l’or, à écrire sa correspondance, il
passait en réalité son temps à surveiller les moindres actions de sa nièce,
Pour êxercer son systèmo d’inquisition sans trop effaroucher la belle
enfant, il n’était pas de ruse qu’il n’employât. Différent des tuteurs ordi
naires, il n’était qu’à demi avare : il rie lui déplaisait pas de voir Béa
trice très parée, pourvu qu’elle ne fût brillante que pour lui. Il compre
nait également la nécessité do lui accorder quelquefois le plaisir
d’une promenade , le régal d’une représentation de la Fenice.
Mais que de précautions il croyait devoir prendre afin de souslroire
aux regards de la foule dont il était aussi jaloux qu’amoureux ! Depuis
le voyage à Naples surtout, il s’était promis de redoubler d’attention. Uno
ombre le faisait frémir, et il n’apercevait pas un chapeau d’homme sans
se figurer que le redoutable Andréas venait do lui apparaître. ,
Voilà dans quelles dispositions d’esprit il so trouvait lorsqu’il tressail
lit, comme nu dormeur subitement éveillé, au bruit du marteau do la
porte extérieure. Une sorte do valet maigre, et vêtu de noir ainsi qu’un
alguazil, parut et demanda :
— Monseigneur, dois-je ouvrir ?
— Qu’est-ce, Dardinolli? as-tu examiné le visiteur au guichol? ^
— Oui, monseigueur. C’est un juif très-âgé, tout courbé ; il tient a la
main un petit coffre.
— Interroge-le, et s’il se présente avec de bonnes intentions, tu lo
laisseras entrer.
Le juif avait su probablement inspirer do la confiance à Dardinolli, car,
au bout de quelques instans, Malvoglio entendit le pas lourd et lent du
vieillard ébranler l’escalier, el bientôt le juif, guidé par Dardinolli, pé~ <
nétra dans l’appartement. Il était vêtu à l'orientale : un turban très sim
ple ombrageait sa tête branlante; sa longue barbe blanche tombait sur un
caftan do soie verte qui couvrait jusqu’à la ceinture uno robe de laine
extrêmement serrée. 11 eût été impossible de définir l’étrange expression
de la physionomie de cet israélite. Son sourire, par exemple, était celui
de la bonhomie ou do la raillerie, et ses nombreuses salutations n’é
taient-elles pas l’indice du servilisme mercantile ?
Malvoglio enveloppa lo vieillard d’un regard méfiant et scrutateur,
mais celui-ci soutint cet examen sans en paraître le moins du monde
troublé.
— Qui êtes-vous? que voulez-vous? demanda Malvoglio d’un ton un
peu brusque.
— Seigneur, répondit le juif avec son éternel sourire, je suis—pour
vous servir — Isacco Bernoili, de Livourne. Depuis cinquante ans,
j’exerce, à la satisfaction générale —j’ose m’en flatter—un petit com
mères do bijoux, et,..
— N’esDco que cela? interrompit Malvoglio; vous n’aviez que faire
do frapper à ma porte et do me déranger au milieu de mes travaux. Je
n’ai pas besoin de votro marchandise.
— Que votre excellence daigne m’excuserI co n’est pas pour elle que
je viens lui offrir une bonne occasion, mais pour sa jeune et belle épouse.
Lo vieux gentilhomme, flatté de l’erreur du juif, se radoucit un peu.
— Sans doute, dit-il, les femmes n’ont jamais assez do ces babioles rui
neuses ; mais encore faut-il qu’un tuteur... un mari, sache comprimer
agement ce besoin immodéré de luxe.
— Votre Seigneurie a raison; il est prudent de ne pas satisfaire tous
les caprices des dames; mais ici votre galanterie pourra s’exercer à peu
de frais.
— Comment?
— Je l’ai dit : une bonno occasion ! Hier je fus accosté sur la place
Saint-Marc par un Turc do mes amis.
— De vos amis?... Un Turc?
— Certainement, un bravo corsaire qui comprend parfaitement le
commerce. Il y a un mois, dans les eaux do Candie, il prit à l’abordage
un bâtiment génois, et voici quelques-uns des bijoux précieux qui lui
sont échus pour sa part. Daignez les considérer attentivement : quel feu
dans ces rubis 1 et comme l’eau de ces diamans est pure ! Le Turc a par
devers lui uno telle abondance do butin, qu’il veut bieivso défaire à bas
prix de ces bijoux, dont les plus grandes dames seraient fières de se pa
rer.
— Indiqucz-moi vos prétentions.
Isacco demanda uno somme si minime, que Malvoglio faillit se pâmer
d’aise en songeant qu’il pourrait être galant à peu do frais. Mais l’idée
lui vint de réclamer encore une diminution ; et là dessus lo juif se récria.
Soit quo lo bruit des voix eût attiré Béatrice, soit que la curiosité seule
eût déjà fait sortir la jeuno fille do chez elle, celle-ci parut et dit en
s’avançant :
— Qu’est-co donc, mon cher tuteur ?
— Ah I ah I petite indiscrète, s’écria Malvoglio vous avez voulu savoir
le sujet de ma conversation avec Isacco.
— Peut-être y suis-je intéressée.-..
— Peut-être.
.uuuuozw, voue '''-'Vimoou.
I balbutia Béatrice rougissant de plaisir, je n’oserais
à ma prière?
pas.
— La riche paruro, mon Dieu I II faudrait être une duchesse pour por
ter ces bijoux. . 1
— Mon enfant, vous serez cette duchesse.
— Moi !
— Mais à ma pri
— Oh ! si vous m’en priez, mon tuteur, il faudra bien que j’accepto.
Depuis l’entrée do Béatrice, le juif avait éprouvé une émotion extraor
dinaire et qu’il no comprima point sans peine. Ses yeux élincelans
étaient ^attachés sur la jeune et belle Vénitienne; le marchand ne sem
blait même plus so douter do la présence de Malvoglio. Cependant celui-
ci, qui voulait mettre fin à la scène et congédier l’étranger, dit assez
rudement : — Tenez, messer Isacco, voici votre argent, allez el pros
pérez.
Le juif ne paraissaitpas disposé à s’éloigner sitôt,Il compta et recomp
ta la somme, au milieu des marquss d’impatience que donnait Malvoglio.
S’il avait besoin d’un prétexte pour rester, co fut Béatrice qui le lui
fournit tout innocemment. Comme elle essayait les bijoux :
— Voilà, dit-elle, qui est bien désagréable; je no puis réussir à atta
cher ce bracelet.
— Oh ! rien n’est plus facile, signora, dit avec empressement Isacco.
Il y a un ressort que je connris et vais vous indiquer.
Et, sans attendre la permission do Mplvoglio , il se mit en devoir do
fermer le bracelet. Riais en môme temps, par un mouvement imper
ceptible et extrêmement rapido, il glissa dans la main de Beatrix un petit
billot écrit sur pnpior liés lin. Tout lo monde ost promptemout d’oocord
pour tromper un tyran, et il y a toujours un Mercure pour tuer les Ar
gus; ainsi Béatrice comprit que le juif était un émissaire d’amour, et
que les bijoux étaient un prétexte. Son visage demeura impassible, seu
lement sa main sc serra afin de mieux serrer lo billet mystérieux. Tout
cela eut la durée d’un éclair. Cependant Malvoglio commençait à s’im
patienter, à froncer les sourcils, et il no respira qu’en voyant’la porte de
la maison se refermer sur le juif.
— Ces mécréans, dit-il alors, ils ont l’art do s’introduire dans les mai
sons les plus respectables. J’ai eu tort do lo laisser entrer chez moi. Qui
sait s’il n’a pas volé quelque part ces bijoux?
— Oh ! mon tuteur, vous lo traieez bien sévèrement.
— Et vous , Béatrice , grande est votre indulgence. Jo la conçois du
reste. Les femmes accueillent toujours favorablement les brocanteurs.
Mais je jure, par saint Pierre, quo ce juif sera le dernier qui aura passé
le seuil de ma porte. Rentrez chez vous , signorina, et reprenez vos oc
cupations.
Béatrice no demandait que cela. Dès qu’elle se vit seule, elle rompit lo
cachot et lut co qui suit :
« Charmante Béatrice,
» Il est un homme que vous semblez avoir préféré, un homme qui
vous aime eperdument et serait trop heureux do vous consacrer sa vie
ou de mourir pour vous. Il vous voit avec indignation au pouvoir d’un
vieillard rusé, jaloux, grondeur, qui a l’audace de prétendre à votre
main et vous prépare un avenir affreux. Mais il no sera pas dit que l’o
dieux Malvoglio aura la joie do devenir votre époux. Ce serait le mariage
du hibou et do la colombe. Ordonnez, chère Béatrice; un signe do vous
seulement, et celui qui vous aime commo les angos aiment Dieu, s’em
pressera de vous délivrer. Votre salut dépend de votro volonté. Demain
soir, à la nuit tombante, engagez votre tuteur à faire avec vous une
promenade en gondole,., du côté du grand canal.
» Celui qui vous chérit sera là. Lo reste le concorne... et à la grâce de
Dieu I »
Nous n’avons pas besoin de dire avec quelle émotion Béatrice lut et
relut cetto lettre. Une seule pensée lui vint à l’esprit : évidemment l’au
teur d un billet si charmant no pouvait être quo l’inconnu do Naples ;
lui seul était capable d’écrire des choses si passionnées. Au bout de quel
ques instans, cette idée était devenue une cortitudo ; et Béatrice, rassu-
rée sur les suites d’uno détermination désespérée, ne songeait plus qu’à
so faire enlever. Plus quo jamais elle détestait son tuteur. Aussi sentit-
elle la nécessité de so montrer pour lui excessivement gracieuse... car il
fallait obtenir une chose immense, la promenado du lendemain. Mais,
en femme bien apprise, ello débuta, au souper, par de la tristesse.
— Qu]avez-vous, mon enfant? demanda Malvoglio un pou inquiet.
— Moi! rien. Vous êtes trop bon, monsieur.
Jo J no m ’y trompe pas : ces soupirs, ces yeux baissés, tout cela est
1 indice de quelque chagrin. Et puis, vous n’avez pas d’appétit.
— Je n’en ai jamais.
Vous devriez être satisfaito cependant, ma chère Béatrice. La parure
fioo je vous ai achetée ost si brillante I Vous avez là de quoi
effacer l’éclat de toutes nos coquettes vénitiennes.
— Sans doute... si je pouvais faire voir cetto paruro.
— Ah ! nous y voilà ; nous rêvons le bal, lo spectacle.
— Mes vœux ne vont pas si loin.
Malvoglio respira.
110 voudrais, continua la jeune fille, quo sortir demain, avec
yous, on gondole. Je mettrai 1110s bijoux...
— Petite vaniteuse !
Mais jo mettrai aussi mon masque: Soyez donc tranquille. J’esnèro
quo vous ne me refuserez pas cotte faveur.
— Ingralo ! est-ce que je vous refuse jamais rien ? dit lo vieillard à la
lois en prenant un ton patelin et en lançant à sa pupille une œillae pas-
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