Titre : Revue du Havre et de la Seine-Inférieure : marine, commerce, agriculture, horticulture, histoire, sciences, littérature, beaux-arts, voyages, mémoires, mœurs, romans, nouvelles, feuilletons, tribunaux, théâtres, modes
Éditeur : [s.n.] (Havre)
Date d'édition : 1848-03-26
Contributeur : Morlent, Joseph (1793-1861). Directeur de publication
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb32859149v
Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
Description : 26 mars 1848 26 mars 1848
Description : 1848/03/26. 1848/03/26.
Description : Collection numérique : BIPFPIG76 Collection numérique : BIPFPIG76
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Description : Collection numérique : Fonds régional :... Collection numérique : Fonds régional : Haute-Normandie
Description : Collection numérique : Nutrisco, bibliothèque... Collection numérique : Nutrisco, bibliothèque numérique du Havre
Description : Collection numérique : Bibliographie de la presse... Collection numérique : Bibliographie de la presse française politique et d'information générale
Droits : Consultable en ligne
Identifiant : ark:/12148/bpt6k923541f
Source : Bibliothèque municipale du Havre, Y2-123
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 11/06/2014
— 2 —
LA PIÈCE D’OR.
i.
Quelques années après la révolution de juillet, un jeune homme de
vingt ans, M. Jean Bernard, sortait vers les quatre heures du ministère
de l’intérieur, où il avait l’honneur d’être employé. C’était un garçon
sans soucis, faisant sa besogne tellement quellement, et très exact à
aller émarger au commencement du mois. Du reste bon, généreux, le
cœur sur la main, une âme droite ; un de ces jeunes gens rares que la
nature a pétrissons mêler à leur argile le venin de l’égoïsme ni les sucs
dangereux de l’ambition et de la cupidité, Bernard était un de ces hom
mes qui ne sont pas faits pour faire fortune, à moins qu’une fée bienfai
sante et inoccupée ne s’amuse à secouer sur eux les perles et les diamans,
chose peu probable, car il n’y a plus de fées, et la lampe d’Aladin est
perdue sans retour.
M. Bernard était loin d’être laid, mais il n’était remarquable non plus
ni par l’élégance de si tournure ni par la beauté de sa figure ; il avait le
visage gai, t’air franc et ouvert, l’œil spirituel, et avec ces avantages il
se passait de beauté.
Le jour dont nous parlons il était plus heureux qu’un roi; il venait de
toucher ses émolumens et une gratification de cent francs quo le caissier
du ministère lui avait payée en or.
— Etes-vous bien sûr, avait-il demandé au caissier, en recevant ces
cinq napoléons, êtes-vous bien sûr que cette gratification soit pour moi,
Jean Bernard?
— Très sûr, monsieur.
— M. lo ministre est bien aimable, dit-il en empochant son or.
Mais cette amabilité du ministre, d’où venait-elle? D’une erreur, sans
doute. Quoi qu’iben fût, Bernard se promit d’aller le soir à l’Opéra, et
tout on faisant sonner ses espèces dans sa poche, il s’acheminait vers la
rue du Bac. Quand il fut parvenu à peu près à la hauteur do la rue de^
Lille, il vit au coin d’une borne une espèce de fantôme courbé en deux,
vêtu de haillons, la tête couverte d’un vieux chapeau auquel pondait un
.voile jadis vert, et qui avançait vers lui une main gantée du plus vieux
et du plus sale gant qu’il soit possible de voir, un gant qu’un chiffonnier
eût certainement dédaigné de ramasser.
— Pauvre vieille femme, se dit-il, tandis que moi, il me tombe cinq
pièces d’or dont je n’ai pas besoin et sans que je sache pourquoi, elle,
elle tend vainement la main à l’aumône ; elle n’a pas dîné peut-être,
elle ne soupera pas, elle n’a peut-être pas les deux sous nécessaires pour
payer le grabat glacé où elle doit passer la nuit... Non, parbleu 1 elle
aura une des pièces d’or du ministre, et il dépendra d’elle d’arroser ce
soir son morceau de veau d’une chopine de vin.
Plein de ce projet philan tropique. Bernard tira do sa poche un de ses
napoléons, s’avança vers la mendiante et déposa la pièce d’or dans lo
gant sale tendu vers lui. Au même instant un sergent de ville s’élança
et mit la’ main sur la pauvre femme.
— Ah 1 je vous y prends, la vieille, vous ne nierez pas, j’espère ; délit
de mendicité... Allons, en avant, marchez, suivez-moi... vunez à laPré-
ecture de police, on vous donn le couvert pour cette nuit.
Bernard se plaça devant la mendiante, et croisant ses bras sur sa poi
trine, fronçant le sourcil, relevant les deux coins de sa bouche, il donna
à sa figure l’air le plus dédaigneux possible :
—Je vous trouve bien impertinent, sergent-de-ville, dit-il, et de quoi
vous mêlez-vous ?
—Ce n’est pas à vous que j’ai affaire, dit le sergent-de-ville d’un ton
bourru.
—Mais moi, répliqua Bernard, j’ai affaire à vous; comment vous vous
permettez d’insulter madame, une femme de ma connaissance, une an
cienne amie do ma famille...
—Cette vieille coureuse? dit le sergent-de-ville.
— Parlez plus respectueusement, ou je prends madame sous mon bras
et je vais avec elle déposer ma plainte chez M. le préfet de police; vous
vous repentirez alors do votre insolence, et peut-être que vous ne porte
rez pas longtemps cet habit bleu ni ce tricorne qui vous rendent si fier.
Le sergent de ville étonné resta quelque temps sans répondre; enfin il
dit:
— Mais enfin, monsieur, quelque chose que vous puissiez dire, vous ne
nierez pas que devant moi, il n’y a qu’un moment, vous n’ayez fait l’au
mône à cette femme.
— L’aumône 1 s'écria Bernard, d’abord dites madame, s’il vous plaît.
— Madame, si cela vous convient.
— L’aumône, poursuivit Bernard, rien de plus faux 1 je viens do ren
contrer Madame, et je lui ai remis un napoléon qu’elle avait bien voulu
me prêter... autrefois... et vous appelez cela l’aumôno? Fi donc, vous
ne savez ce que vous dites.
Que le napoléon eût été dû ou non, il était certain qu’il avait été don
né, car le sergent-de-Aille le voyait briller dans la main de la pauvre
femme, et il ne pouvait pas se dissimuler qu’un napoléon, c’esl-à-diro
vingt francs, ce n’est pas lù une aumôno ordinaire. Bernard, d’ailleurs,
termina la querelle en prenant la pauvre femme sous son bras et en di
sant au sergent de-ville.
— Passez votre chemin, mon ami, et à l’avenir ne commettez plus
d’inpertinence pareille à celle d’aujourd’hui, car vous pourriez trouver
des gens moins patiens que moi.
Le sergent-de-ville s’éloigna confus, et Bernard, qui avait pris la pau
vre femmo sous son bras, l’accompagna quelques pas dans la rue de Lille
pour faire perdre sa trace à l’agent de la police.
— Al ns, ma pauvre femme, lui dit-il, ne vous effrayez pas, co vieux
coquin e sergent-de-ville n’osera plus rien vous dire, je vous en ré
ponds... Du courage, ma bonne femmo, mon Napoléon vous pourtera
bonheur. Eh ! mon Dieu, rien n’est si changeant que la vie, aujourd’hui
blanc et demain noir, hier sans souliers, ou bout de quelques jours dans
un carosse.
Tandis qu’il débitait ces maximes philosophiques, la mendiante san
glotait, lo visage toujours caché par son voile, et Bertrand eut alors l’idée
d’ajouter au napoléon qu’il venait de lui donner une petite pièce d’ar
gent, soit qu’il voulût ainsi l’indemniser en quelque sorte de la frayeur
causée par le sergent-de-ville, soit qu’il imaginât que la pauvre femme
garderait avec plaisir la pièce d'or pendant un jour ou deux, et qu’il
voulût satisfaire cette fantaisie ; il glissa donc une pièce de trente sous
dans la main de la mendiante.
— Adieu, ma bonne femme, lui dit-il, adieu.
— Oh ! c’est trop, monsieur, c’est trop, répondit celle-ci, d’une voix
étouffée.
Mais Bernard était bien loin, il avait regagné la rue du Bac, il attei
gnait déjà lo Pont-Royal, quo la mendianto le remerciait encore, et quel
ques minutes après le jeune employé avait gagné son septième étage,
terminé sa toilette, et il courait au Palais Royal pour commencer par un
bon dîner une soirée qu’il voulait achever à l'Opéra.
Huit ans aprè3 le petit événement que nous venons do raconter, M.
Jean Bernard habitait toujonrs sa mansarde, au septième étage; il était
toujours employé au ministèie de l’intérieur; seulement ilavail huit ans
de plus; ses appomtemens n’étaientpas augmentés,et lo ministre oubliait
do lui donner toute espèce de gratification, de quelquo nature qu’elle fût
U est vrai de dire que le ministre avait changé ; celui de huit ans aupa
ravant s’était perdu parmi les notabilités de la chambre des pairs, et 1
nouveau était trop économe du bien de l’état pour en rien distraire en
faveur de ses employés. Bernard avait donc huit ans de plus et des espé
rances de moins. Toujours gai, toujours généreux, il voyait néanmoins
s’éloigner la fortune et s’accroître ses dettes, car un employé à dix-liuit
cents francs a toujours chez son tailleur et chez son hôtesse quelques
mémoires arriérés qui gênent son allure et attristent son réveil.
Un dimanche de mai, par un beau soleil, léger d’argent, et cependant
calme comme un disciple do Platon, il passait sur le boulevard de Gand
et comptait diriger sa promenade jusqu’à la Bastille, lorsqu’un bel équi
page, conduit par un cocher à riche livrée et qu’encombraient par der
rière deux ou trois valets de pied, s’arrêta tout à coup devant lui.Un va
let de pied descendit, ouvrit la portière, et une jeune et jolie femme qui
était dans l’intérieur l’appela de la voix du geste :
— Monsieur, monsieur.... que je suis ravie de vous rencontrer, vous
dont...
— Madame^ disait Bernard, en s’inclinant...
— J’espère que vous êtes libre ?
— Madame...
— Où allez-vous ainsi, seul ?
— Madame...
— Montez donc auprès de moi; si vous ne pouvez pas me donner tout
votre temps, du moins je vous déposerai là où vous allez.
— Mais, madame, disait toujours Bornard.
— Mou Dieu 1 que de façons, reprenait la dame, vous voyez bien quo
je vais toute seule à Saint-Maur, venez donc, encore une fois; vous dî
nerez avec Mme de Saint-L***, qui est si jolie et qui vous aime tant.
— Madame, dit Bernard, le plaisir seul d’être auprès de vous m’enga
gerait, mais...
— Mais vous êtes retenu, n’est-il pas vrai?
— Je ne dis pas cela, mais..;
— Eh bien alors, montez donc.
Le valet de pied, d’une main, tenait la portière, de l’autre soutenait
obligeamment les reins de Bernard, comme pour l’aider à monter ; la
jeune femmo souriait toujours et redoublait d’instance; Bernard s’élan
ça, s’assit auprès de l’aimable personne qui l’invitait à dîner à St-Maur,
et la calèche repartit au galop.
C’était une aventure qui commençait bien.
Quand Bernard fut assis sur les coussins rembourrés do la calèche, à
côté même do la jeune femme, celle-ci le regarda attentivement, et tout
d’un coup son visage se couvrit do rougeur, elle perdit contenance.
— Ab 1 monsieur, lui dit-elle, que d’excuses n’ai-je pas à vous faire.
Mais, mon Dieu I je m’y tromperai encore... vous ôtes M. do Juvigny?
— Non, madame, répondit Bernard.
— Vous n’êtes pas M. de Juvigny? Jamais je n’ai vu de ressemblance
aussi frappante... Mais, monsieur, m’excuserez-vous! J’ai poussé l’indis
crétion bien loin... Encore une fois, monsieur, vous n'êtes pas M. de
Juvigny?
— Non, madame; je me nomme Bernard, Jean Bernard, employé au
ministère de l’intérieur.
— Ah ! monsieur, dit encoro la jeune dame, pardon, mais on a dû vous
prendre vingt fois pourM. de Juvigny.
—Jamais, madame, répondit naïvement Bernard.
Et comme le jeune employé ne manquait pas d’esprit naturel et qu’il
avait l’habitude du monde, il se félicita d’une ressemblance qui lui avait
procuré l’honneur d’un moment de conversation avec une femme aussi
aimable quo belle ; il regretta beoucoup de n’ôlre pas M. de Juvigny, et
après quelques phrases polies, il leva le bras pour tirer le cordon et ar
rêter ainsi le cocher.
— Que faites-vous, monsieur ? lui dit la dame.
— Je vais prendre congé de vous, madame, puisque je ne suis que
Jean Bernard au lieu d’être M. de Juvigny.
— Du tout, monsieur; vous me permettrez de réparor mon erreur ; je
n’aurai pas aujourd’hui M. de Juvigny à dîner, mais je croirais avoir of
fensé M. Bernards’il refuse mon invitation, qui maintenant s’adresse bien
â lui.
La jeune dame mit tant do bonne grâce dans se3 instances, que Ber
nard no put pas résis’erdavantage. La calèche eut bientôt franchi le fau
bourg Saint-Antoine,et quand elle fut sur le chemin qui conduit à Saint-
Maur, Bernard se hasarda à faire une question bien naturelle :
— Ma bonne fortune, dit-il, me place dans une position si singulière,
que vous me permettrez de demander...
— Quoi donc, monsieur?
— Quel est le nom de la personne qui a tant do bonté pour moi ?
— Que parlez-vous de bonté, monsieur?... c’est moi qui vous dois des
remercîmens... je suis la comtesse de Chamilly, monsieur, et si jamais
je puis vous être utile, je vous prie de compter sur moi.
Mme la comlesso de Chamilly était une femme de vingt-cinq à vingt-
six ans au plus ; de beaux cheveux noirs encadraient sa figure un pou
pâle, mais dont les traits étaient fins et délicats; elle avait la taille bien
prise, de petites mains blanches et un peu longuettes ; et M. Bernard
crut s’apercevoir que ses beaux yeux se fixaient sur lui avec un air de
bienveillance qui avait quelquo chose de particulier.
— Je ne suis pas mal, pensait-il, mais Mmo la comtesse me regarde
d’une façon qui donnerait beaucoup d’espérances à un plus hardi que
moi. Il faut que ma personne ait produit un effet extraordinaire , ou que
Mme la comtesse aime excessivement ce M. de Juvigny, à qui j’ai 'hon
neur de ressembler.
On arriva bientôt à Saint-Maur et à la maison de campagne qu’habitait
la comtesse ; c’était une habitation superbe, presque un château ; la Mar
ne l’entourait de ses replis sinueux, un grand parc ouvrait ses avenues
aux promeneurs qui cherchaient l’ombre et le frais, et dans les parterres
l’eau s’élançait en mille jets pour retomber dans des bassins de marbre.
La société do Mme la comtesse était déjà réunie, elle accourut à son ar
rivée. Bernard fut présenté aux dames comme un ami dont on avait fait
la rencontre inopinée. Parmi les personnes quu la comtesse nomma, Ber
nard remarqua Mme de Sainl-L***; mais la comtesse ne dit rien de la res
semblance avec M. de Juvigny.
L’employé du ministère n’y comprenait rien.
I.
La journée passa commo un instant, et la comtesse eut pour M. Ber
nard des attentions si délicates, des prévenances si marquées, que celui-
ci était confus de distinctions qu’il n’avait pas méritées. Lorsque la com
pagnie se sépara, Mme do Chamilly, qui devait coucher à Saint-Maur, fit
atteler et voulut que M. Bernard regagnât Paris dans son équipage.
— Monsieur, lui dit-elle en lo quittant, j’espère que vous viendrez me
voir quelquefois... souvent... et par exemple demain ; je vous enverrai
ma voilure , et vous m’apporterez de la musiquo dont j’ai besoin, et quo
vous prendrez chez Launor. Adieu, je vous attends demain.
Bernard, de plus en plus étonné, rentra chez lui la tôte perdue et le
cœur rempli de doux pressentimens. Nous avons dit qu’il n’était pas fort,
bien et que quoiqu’il eût un figure assez agréable, il était loin d’être ce
qu’on appelle un beau garçon ; cependant Mmo de Chamilly l’aimait
ou du moins le lui faisait croire. Ello avait saisi un prétexto futile pour
l’attirer auprès d’elle , car la prétendue ressemblance avec M. de Ju
vigny était évidemment uuo fable 11 ne dormait pas ; le lendemain 1
f il s’informa au ministère de l’intérieur si on connaissait Mme la corn
tesse de Chamilly.
— Non , lui répondit-on , la comlesso de Chamilly, nous no savons
pas ce que c’est.
Enfin, un chef de bureau le prit à part.
— Mon cher Bernard, lui dit-il, quo demandez-vous : la comtesse de
Chamilly?... Mais vous qui en parlez, la connaissez-vous?
— Hélas ! non, répondit Bernard; cependant j’ai hier dîné avec elle.
— Diable I dit le chef de bureau.
— Savez-vous qui elle est? voilà ce quo je voudrais apprendre.
— Une veuve? dit encore le chef do bureau.
— Je le crois.
— Attendez; j’ai connu un comte do Chamilly fort honnêto homme
fort riche et fort âgé, qui est mort cinq ans après avoir épousé une jeune
fille sans fortune; mariage qu’on blâma fort dans le temps. Si c’est la
comtesse avec laquelle vous avez dîné hier, c’est un des plus riches par
tis du moment.
— En vérité, dit Bernard.
— Oui, M. de Chamilly, en mourant, lui a laissé tout son bien, c’est-
à-dire des terres dans deux ou trois départemens : des maisons à Paris
des inscriptions sur le grand livre, c’est une femme charmante...
— Charmante, répéta Bernard.
— Elle a plus de cent cinquante mille francs de rente, continua lochef
de bureau, en se frottant les mains, et j’espère qu’elle va se remarier.
— Ahl ah ! dit Bernard, se remarier ! et avec qui? avec vous?
— Moi,je n’ai pas l’honneur de la connaître; mais M. de C..., voir©
chef et le mien, lui fait la cour ; s’il l’épouse, comme je le pense, il quit
tera sa place au ministère et je lui succéderai.
— Et cette affaire est-elle fort avancée? demanda Bernard.
— H -tas | je le voudrais, dit lo chef de bureau ; tout ce que je sais,
c’a. t que M. de C*‘* est fort amoureux, et l’amour est contagieux.
Bernard n’en demanda pas davantage, il connaissait parfaitement M. de
C***, il lo voyait tous les jours; c’était un très bel homme qui n’avait
pas trente ans encore; spirituel, riche et ayant tous les agrémens qui
peuvent séduire une femmo. Il n’y avait pas, suivant Bernard lui-même,
à hésiter entre M. de C“* et lui.
— Allons, se dit-il, la comtesse, au moment de se marier, veut savoir
à quoi s’en tenir sur M. de C*** ; elle a juté les yeux sur moi pour l’ins
truire des habitudes, du caractère de celui qu’ello aime ; elle veut des
renseignemens.
Très peu flstité d’un pareil rôle, il fut sur le point de laisser chez Lau-
ner la musique de la comtesse, et de lui écrire qu’une affaire imprévu©
l’empêchait do se rendra chez elle. Cependant le premier moment de dé
pit passé, il réfléchit à ce qu’une pareille conduite aurait de déraisonna
ble ; Mme de Chamilly l’avait reçu avec une bienveillance marquée, mais
rien de plus ; c’était lui qui, parce qu’il avait recueilli quelques sourires,
parce qu’il avait été l’objet do quelques attentions polies, amicales peut-
être, s’était plu à se faire des illusions, dont l’invraisemblance éiait le
moindre tort: pouvait-il raisonnablement espérer d’épouser Mine la com
tesse de Chamilly, une femme millionnaire! lui sans fortune, sans posi
tion, sans avenir ? Il y a des hommes brillans auxquels la nature semble
avoir prodigué tous les dons, ceux-là peuvent espérer de subjuguer de
riches veuves quand ils en rencontrent, par hasard, sur les boulevarts;
mais, lui n’était pas taillé sur le modèle d’un Lovelace, il devait donc
rejeter toute idée ambitieuse et surtout éloigner do lui tout dépit ridicule.
A cinq heures il trouva à sa porte la voilure do la comtesse, prit la mu
sique chez Launer et courut à Saint-Maur. Mme lacom esse était seule :
elle reçut Bernard comme on reçoit un homme impatiemment attendu,
elle s’empara de son bras et prit avec lui le chemin du parc : un domes
tique Gourut après eux :
— M. de C**, dit-il, arrive do Paris ; il demande à voir Mme la com
tesse.
— Je n’y suis pas. Picard, dites que je n’y suis pas.
— Je crois que M. do C**, répliqua le domestique, a entrevu Mme la
comtesso à travers les arbres.
— Je n’y suis pas, dit-elle, je n’y suis pas.
Et elle s’enfonça avec Bernard dans le parc.
— Comprenez-vous quelque chose, lui dit-elle quand ils furent sous
les grands arbres du parc et à l’abri de toute surprise, comprenez-vous
quelque chose à M. de C..., venir ici sans y être invité! un jour où je ne
reçois pas et à l’heure du dîner, encore, à l’heure incommode...
— 11 a tort, répondit Bernard; mais je conçois, madame, que quand
on vous a vue une fois, le désir de vous revoir encore rende indiscret.
La comtesse regarda Bernard en souriant, comme pour le remercier
de co compliment, et elle ajouta :
—S’il nous a vu, comme le prétend Picard, il se fâchera ; tant pis pour
lui... Croiriez-vous, M. Bernard, que M. de C... méfait la cour? qu’il so
prétend amoureux de moi ?
—On me l’a dit, madamo.
—On vous l’a dit? et qui donc?
—Vous oubliez, madame, que je suis employé au ministère do l’in-
rieur et que M. de C... est un de nos chefs.
—Vraiment, vous m’y faites songer, dit la comtesse ; et bien, mon
sieur, votre chef ne sera jamais mon mari.
— Mme la comtesse, se hasarda à dire Bernard, no songo pas à se re
marier?
Mme do Chamilly rougit, baissa les yeux, et d’une voix tremblanto elle
dit :
— Mais, monsieur, je no dis pas cela.
Tous deux alors restèrent interdits et muets : ces mots, ainsi que le
son de voix, la rougeur qui les avaient accompagnés, paraissaient si clairs,
qu’on ne pouvait y répondre que par une déclaration ; si cependant Ber
nard se trompait? si la comtesso ne l’aimait pas? si elle ne repoussait
M. de C*** que par amour pour un autre qu’il ne connaissait pas? pour
M. do Juvigny, par exemple; alors, quoi do plus impertinent qu’une dé
claration faite à uno femmo qu’on connaît depuis la veille? Il baissa los
yeux et se tut. Cette situation le porta à s’examiner lui-même soigneu
sement. Aimait-il Mme de Chamilly? ou bien seulement, séduit par ses
politesses et peut-être aussi par ses cent cinquante mille livres de rente,
désirait-il seulement l’épouser pour faire sa fortune? c’était là une ques
tion délicate qu’il résolut à son avantage : oui, il aimait cotte jeune
femmo qu’il connaissait à peine, et tout son chagrin é ait de la savoir si
riche; car il ne pouvait raisonnablement espérer de l’épouser.
Quand Mme de Chamilly fut un peu revenue de son trouble, ello re
prit la parole.
— Parce que je suis riche ot veuve, dit-ellOf tout le monde so met sur
les rangs ; il semble à tous ceux qui me font l’honneur do songer à moi,
quo je doive leur sacrifier ma fortune et ma liberté. Non, il n’en sera
pas ainsi ; c’est moi qui me choisirai un mari ; ja yeux user des privilè
ges qui me donne ma fortune et ma position.
La soirée se passa dans un long et doux tête à tête, et Mmo do Cha
milly reconduisit elle-même Bernard à Paris, où elle voulait coucher ot
passer quelques jours. Le lendemain, dès que Bernard fut arrivé au mi
nistère de l’intérieur, le chef de bureau, qui la veille l’avait si bienius-
truit, le prit encore à part :
— Tout est perdu, lui dit-il ; il parait que jo n’aurai point d’avanco-
ment, et que M. do C‘‘* reste au ministère.
— Pourquoi cela? dit Bernard.
LA PIÈCE D’OR.
i.
Quelques années après la révolution de juillet, un jeune homme de
vingt ans, M. Jean Bernard, sortait vers les quatre heures du ministère
de l’intérieur, où il avait l’honneur d’être employé. C’était un garçon
sans soucis, faisant sa besogne tellement quellement, et très exact à
aller émarger au commencement du mois. Du reste bon, généreux, le
cœur sur la main, une âme droite ; un de ces jeunes gens rares que la
nature a pétrissons mêler à leur argile le venin de l’égoïsme ni les sucs
dangereux de l’ambition et de la cupidité, Bernard était un de ces hom
mes qui ne sont pas faits pour faire fortune, à moins qu’une fée bienfai
sante et inoccupée ne s’amuse à secouer sur eux les perles et les diamans,
chose peu probable, car il n’y a plus de fées, et la lampe d’Aladin est
perdue sans retour.
M. Bernard était loin d’être laid, mais il n’était remarquable non plus
ni par l’élégance de si tournure ni par la beauté de sa figure ; il avait le
visage gai, t’air franc et ouvert, l’œil spirituel, et avec ces avantages il
se passait de beauté.
Le jour dont nous parlons il était plus heureux qu’un roi; il venait de
toucher ses émolumens et une gratification de cent francs quo le caissier
du ministère lui avait payée en or.
— Etes-vous bien sûr, avait-il demandé au caissier, en recevant ces
cinq napoléons, êtes-vous bien sûr que cette gratification soit pour moi,
Jean Bernard?
— Très sûr, monsieur.
— M. lo ministre est bien aimable, dit-il en empochant son or.
Mais cette amabilité du ministre, d’où venait-elle? D’une erreur, sans
doute. Quoi qu’iben fût, Bernard se promit d’aller le soir à l’Opéra, et
tout on faisant sonner ses espèces dans sa poche, il s’acheminait vers la
rue du Bac. Quand il fut parvenu à peu près à la hauteur do la rue de^
Lille, il vit au coin d’une borne une espèce de fantôme courbé en deux,
vêtu de haillons, la tête couverte d’un vieux chapeau auquel pondait un
.voile jadis vert, et qui avançait vers lui une main gantée du plus vieux
et du plus sale gant qu’il soit possible de voir, un gant qu’un chiffonnier
eût certainement dédaigné de ramasser.
— Pauvre vieille femme, se dit-il, tandis que moi, il me tombe cinq
pièces d’or dont je n’ai pas besoin et sans que je sache pourquoi, elle,
elle tend vainement la main à l’aumône ; elle n’a pas dîné peut-être,
elle ne soupera pas, elle n’a peut-être pas les deux sous nécessaires pour
payer le grabat glacé où elle doit passer la nuit... Non, parbleu 1 elle
aura une des pièces d’or du ministre, et il dépendra d’elle d’arroser ce
soir son morceau de veau d’une chopine de vin.
Plein de ce projet philan tropique. Bernard tira do sa poche un de ses
napoléons, s’avança vers la mendiante et déposa la pièce d’or dans lo
gant sale tendu vers lui. Au même instant un sergent de ville s’élança
et mit la’ main sur la pauvre femme.
— Ah 1 je vous y prends, la vieille, vous ne nierez pas, j’espère ; délit
de mendicité... Allons, en avant, marchez, suivez-moi... vunez à laPré-
ecture de police, on vous donn le couvert pour cette nuit.
Bernard se plaça devant la mendiante, et croisant ses bras sur sa poi
trine, fronçant le sourcil, relevant les deux coins de sa bouche, il donna
à sa figure l’air le plus dédaigneux possible :
—Je vous trouve bien impertinent, sergent-de-ville, dit-il, et de quoi
vous mêlez-vous ?
—Ce n’est pas à vous que j’ai affaire, dit le sergent-de-ville d’un ton
bourru.
—Mais moi, répliqua Bernard, j’ai affaire à vous; comment vous vous
permettez d’insulter madame, une femme de ma connaissance, une an
cienne amie do ma famille...
—Cette vieille coureuse? dit le sergent-de-ville.
— Parlez plus respectueusement, ou je prends madame sous mon bras
et je vais avec elle déposer ma plainte chez M. le préfet de police; vous
vous repentirez alors do votre insolence, et peut-être que vous ne porte
rez pas longtemps cet habit bleu ni ce tricorne qui vous rendent si fier.
Le sergent de ville étonné resta quelque temps sans répondre; enfin il
dit:
— Mais enfin, monsieur, quelque chose que vous puissiez dire, vous ne
nierez pas que devant moi, il n’y a qu’un moment, vous n’ayez fait l’au
mône à cette femme.
— L’aumône 1 s'écria Bernard, d’abord dites madame, s’il vous plaît.
— Madame, si cela vous convient.
— L’aumône, poursuivit Bernard, rien de plus faux 1 je viens do ren
contrer Madame, et je lui ai remis un napoléon qu’elle avait bien voulu
me prêter... autrefois... et vous appelez cela l’aumôno? Fi donc, vous
ne savez ce que vous dites.
Que le napoléon eût été dû ou non, il était certain qu’il avait été don
né, car le sergent-de-Aille le voyait briller dans la main de la pauvre
femme, et il ne pouvait pas se dissimuler qu’un napoléon, c’esl-à-diro
vingt francs, ce n’est pas lù une aumôno ordinaire. Bernard, d’ailleurs,
termina la querelle en prenant la pauvre femme sous son bras et en di
sant au sergent de-ville.
— Passez votre chemin, mon ami, et à l’avenir ne commettez plus
d’inpertinence pareille à celle d’aujourd’hui, car vous pourriez trouver
des gens moins patiens que moi.
Le sergent-de-ville s’éloigna confus, et Bernard, qui avait pris la pau
vre femmo sous son bras, l’accompagna quelques pas dans la rue de Lille
pour faire perdre sa trace à l’agent de la police.
— Al ns, ma pauvre femme, lui dit-il, ne vous effrayez pas, co vieux
coquin e sergent-de-ville n’osera plus rien vous dire, je vous en ré
ponds... Du courage, ma bonne femmo, mon Napoléon vous pourtera
bonheur. Eh ! mon Dieu, rien n’est si changeant que la vie, aujourd’hui
blanc et demain noir, hier sans souliers, ou bout de quelques jours dans
un carosse.
Tandis qu’il débitait ces maximes philosophiques, la mendiante san
glotait, lo visage toujours caché par son voile, et Bertrand eut alors l’idée
d’ajouter au napoléon qu’il venait de lui donner une petite pièce d’ar
gent, soit qu’il voulût ainsi l’indemniser en quelque sorte de la frayeur
causée par le sergent-de-ville, soit qu’il imaginât que la pauvre femme
garderait avec plaisir la pièce d'or pendant un jour ou deux, et qu’il
voulût satisfaire cette fantaisie ; il glissa donc une pièce de trente sous
dans la main de la mendiante.
— Adieu, ma bonne femme, lui dit-il, adieu.
— Oh ! c’est trop, monsieur, c’est trop, répondit celle-ci, d’une voix
étouffée.
Mais Bernard était bien loin, il avait regagné la rue du Bac, il attei
gnait déjà lo Pont-Royal, quo la mendianto le remerciait encore, et quel
ques minutes après le jeune employé avait gagné son septième étage,
terminé sa toilette, et il courait au Palais Royal pour commencer par un
bon dîner une soirée qu’il voulait achever à l'Opéra.
Huit ans aprè3 le petit événement que nous venons do raconter, M.
Jean Bernard habitait toujonrs sa mansarde, au septième étage; il était
toujours employé au ministèie de l’intérieur; seulement ilavail huit ans
de plus; ses appomtemens n’étaientpas augmentés,et lo ministre oubliait
do lui donner toute espèce de gratification, de quelquo nature qu’elle fût
U est vrai de dire que le ministre avait changé ; celui de huit ans aupa
ravant s’était perdu parmi les notabilités de la chambre des pairs, et 1
nouveau était trop économe du bien de l’état pour en rien distraire en
faveur de ses employés. Bernard avait donc huit ans de plus et des espé
rances de moins. Toujours gai, toujours généreux, il voyait néanmoins
s’éloigner la fortune et s’accroître ses dettes, car un employé à dix-liuit
cents francs a toujours chez son tailleur et chez son hôtesse quelques
mémoires arriérés qui gênent son allure et attristent son réveil.
Un dimanche de mai, par un beau soleil, léger d’argent, et cependant
calme comme un disciple do Platon, il passait sur le boulevard de Gand
et comptait diriger sa promenade jusqu’à la Bastille, lorsqu’un bel équi
page, conduit par un cocher à riche livrée et qu’encombraient par der
rière deux ou trois valets de pied, s’arrêta tout à coup devant lui.Un va
let de pied descendit, ouvrit la portière, et une jeune et jolie femme qui
était dans l’intérieur l’appela de la voix du geste :
— Monsieur, monsieur.... que je suis ravie de vous rencontrer, vous
dont...
— Madame^ disait Bernard, en s’inclinant...
— J’espère que vous êtes libre ?
— Madame...
— Où allez-vous ainsi, seul ?
— Madame...
— Montez donc auprès de moi; si vous ne pouvez pas me donner tout
votre temps, du moins je vous déposerai là où vous allez.
— Mais, madame, disait toujours Bornard.
— Mou Dieu 1 que de façons, reprenait la dame, vous voyez bien quo
je vais toute seule à Saint-Maur, venez donc, encore une fois; vous dî
nerez avec Mme de Saint-L***, qui est si jolie et qui vous aime tant.
— Madame, dit Bernard, le plaisir seul d’être auprès de vous m’enga
gerait, mais...
— Mais vous êtes retenu, n’est-il pas vrai?
— Je ne dis pas cela, mais..;
— Eh bien alors, montez donc.
Le valet de pied, d’une main, tenait la portière, de l’autre soutenait
obligeamment les reins de Bernard, comme pour l’aider à monter ; la
jeune femmo souriait toujours et redoublait d’instance; Bernard s’élan
ça, s’assit auprès de l’aimable personne qui l’invitait à dîner à St-Maur,
et la calèche repartit au galop.
C’était une aventure qui commençait bien.
Quand Bernard fut assis sur les coussins rembourrés do la calèche, à
côté même do la jeune femme, celle-ci le regarda attentivement, et tout
d’un coup son visage se couvrit do rougeur, elle perdit contenance.
— Ab 1 monsieur, lui dit-elle, que d’excuses n’ai-je pas à vous faire.
Mais, mon Dieu I je m’y tromperai encore... vous ôtes M. do Juvigny?
— Non, madame, répondit Bernard.
— Vous n’êtes pas M. de Juvigny? Jamais je n’ai vu de ressemblance
aussi frappante... Mais, monsieur, m’excuserez-vous! J’ai poussé l’indis
crétion bien loin... Encore une fois, monsieur, vous n'êtes pas M. de
Juvigny?
— Non, madame; je me nomme Bernard, Jean Bernard, employé au
ministère de l’intérieur.
— Ah ! monsieur, dit encoro la jeune dame, pardon, mais on a dû vous
prendre vingt fois pourM. de Juvigny.
—Jamais, madame, répondit naïvement Bernard.
Et comme le jeune employé ne manquait pas d’esprit naturel et qu’il
avait l’habitude du monde, il se félicita d’une ressemblance qui lui avait
procuré l’honneur d’un moment de conversation avec une femme aussi
aimable quo belle ; il regretta beoucoup de n’ôlre pas M. de Juvigny, et
après quelques phrases polies, il leva le bras pour tirer le cordon et ar
rêter ainsi le cocher.
— Que faites-vous, monsieur ? lui dit la dame.
— Je vais prendre congé de vous, madame, puisque je ne suis que
Jean Bernard au lieu d’être M. de Juvigny.
— Du tout, monsieur; vous me permettrez de réparor mon erreur ; je
n’aurai pas aujourd’hui M. de Juvigny à dîner, mais je croirais avoir of
fensé M. Bernards’il refuse mon invitation, qui maintenant s’adresse bien
â lui.
La jeune dame mit tant do bonne grâce dans se3 instances, que Ber
nard no put pas résis’erdavantage. La calèche eut bientôt franchi le fau
bourg Saint-Antoine,et quand elle fut sur le chemin qui conduit à Saint-
Maur, Bernard se hasarda à faire une question bien naturelle :
— Ma bonne fortune, dit-il, me place dans une position si singulière,
que vous me permettrez de demander...
— Quoi donc, monsieur?
— Quel est le nom de la personne qui a tant do bonté pour moi ?
— Que parlez-vous de bonté, monsieur?... c’est moi qui vous dois des
remercîmens... je suis la comtesse de Chamilly, monsieur, et si jamais
je puis vous être utile, je vous prie de compter sur moi.
Mme la comlesso de Chamilly était une femme de vingt-cinq à vingt-
six ans au plus ; de beaux cheveux noirs encadraient sa figure un pou
pâle, mais dont les traits étaient fins et délicats; elle avait la taille bien
prise, de petites mains blanches et un peu longuettes ; et M. Bernard
crut s’apercevoir que ses beaux yeux se fixaient sur lui avec un air de
bienveillance qui avait quelquo chose de particulier.
— Je ne suis pas mal, pensait-il, mais Mmo la comtesse me regarde
d’une façon qui donnerait beaucoup d’espérances à un plus hardi que
moi. Il faut que ma personne ait produit un effet extraordinaire , ou que
Mme la comtesse aime excessivement ce M. de Juvigny, à qui j’ai 'hon
neur de ressembler.
On arriva bientôt à Saint-Maur et à la maison de campagne qu’habitait
la comtesse ; c’était une habitation superbe, presque un château ; la Mar
ne l’entourait de ses replis sinueux, un grand parc ouvrait ses avenues
aux promeneurs qui cherchaient l’ombre et le frais, et dans les parterres
l’eau s’élançait en mille jets pour retomber dans des bassins de marbre.
La société do Mme la comtesse était déjà réunie, elle accourut à son ar
rivée. Bernard fut présenté aux dames comme un ami dont on avait fait
la rencontre inopinée. Parmi les personnes quu la comtesse nomma, Ber
nard remarqua Mme de Sainl-L***; mais la comtesse ne dit rien de la res
semblance avec M. de Juvigny.
L’employé du ministère n’y comprenait rien.
I.
La journée passa commo un instant, et la comtesse eut pour M. Ber
nard des attentions si délicates, des prévenances si marquées, que celui-
ci était confus de distinctions qu’il n’avait pas méritées. Lorsque la com
pagnie se sépara, Mme do Chamilly, qui devait coucher à Saint-Maur, fit
atteler et voulut que M. Bernard regagnât Paris dans son équipage.
— Monsieur, lui dit-elle en lo quittant, j’espère que vous viendrez me
voir quelquefois... souvent... et par exemple demain ; je vous enverrai
ma voilure , et vous m’apporterez de la musiquo dont j’ai besoin, et quo
vous prendrez chez Launor. Adieu, je vous attends demain.
Bernard, de plus en plus étonné, rentra chez lui la tôte perdue et le
cœur rempli de doux pressentimens. Nous avons dit qu’il n’était pas fort,
bien et que quoiqu’il eût un figure assez agréable, il était loin d’être ce
qu’on appelle un beau garçon ; cependant Mmo de Chamilly l’aimait
ou du moins le lui faisait croire. Ello avait saisi un prétexto futile pour
l’attirer auprès d’elle , car la prétendue ressemblance avec M. de Ju
vigny était évidemment uuo fable 11 ne dormait pas ; le lendemain 1
f il s’informa au ministère de l’intérieur si on connaissait Mme la corn
tesse de Chamilly.
— Non , lui répondit-on , la comlesso de Chamilly, nous no savons
pas ce que c’est.
Enfin, un chef de bureau le prit à part.
— Mon cher Bernard, lui dit-il, quo demandez-vous : la comtesse de
Chamilly?... Mais vous qui en parlez, la connaissez-vous?
— Hélas ! non, répondit Bernard; cependant j’ai hier dîné avec elle.
— Diable I dit le chef de bureau.
— Savez-vous qui elle est? voilà ce quo je voudrais apprendre.
— Une veuve? dit encore le chef do bureau.
— Je le crois.
— Attendez; j’ai connu un comte do Chamilly fort honnêto homme
fort riche et fort âgé, qui est mort cinq ans après avoir épousé une jeune
fille sans fortune; mariage qu’on blâma fort dans le temps. Si c’est la
comtesse avec laquelle vous avez dîné hier, c’est un des plus riches par
tis du moment.
— En vérité, dit Bernard.
— Oui, M. de Chamilly, en mourant, lui a laissé tout son bien, c’est-
à-dire des terres dans deux ou trois départemens : des maisons à Paris
des inscriptions sur le grand livre, c’est une femme charmante...
— Charmante, répéta Bernard.
— Elle a plus de cent cinquante mille francs de rente, continua lochef
de bureau, en se frottant les mains, et j’espère qu’elle va se remarier.
— Ahl ah ! dit Bernard, se remarier ! et avec qui? avec vous?
— Moi,je n’ai pas l’honneur de la connaître; mais M. de C..., voir©
chef et le mien, lui fait la cour ; s’il l’épouse, comme je le pense, il quit
tera sa place au ministère et je lui succéderai.
— Et cette affaire est-elle fort avancée? demanda Bernard.
— H -tas | je le voudrais, dit lo chef de bureau ; tout ce que je sais,
c’a. t que M. de C*‘* est fort amoureux, et l’amour est contagieux.
Bernard n’en demanda pas davantage, il connaissait parfaitement M. de
C***, il lo voyait tous les jours; c’était un très bel homme qui n’avait
pas trente ans encore; spirituel, riche et ayant tous les agrémens qui
peuvent séduire une femmo. Il n’y avait pas, suivant Bernard lui-même,
à hésiter entre M. de C“* et lui.
— Allons, se dit-il, la comtesse, au moment de se marier, veut savoir
à quoi s’en tenir sur M. de C*** ; elle a juté les yeux sur moi pour l’ins
truire des habitudes, du caractère de celui qu’ello aime ; elle veut des
renseignemens.
Très peu flstité d’un pareil rôle, il fut sur le point de laisser chez Lau-
ner la musique de la comtesse, et de lui écrire qu’une affaire imprévu©
l’empêchait do se rendra chez elle. Cependant le premier moment de dé
pit passé, il réfléchit à ce qu’une pareille conduite aurait de déraisonna
ble ; Mme de Chamilly l’avait reçu avec une bienveillance marquée, mais
rien de plus ; c’était lui qui, parce qu’il avait recueilli quelques sourires,
parce qu’il avait été l’objet do quelques attentions polies, amicales peut-
être, s’était plu à se faire des illusions, dont l’invraisemblance éiait le
moindre tort: pouvait-il raisonnablement espérer d’épouser Mine la com
tesse de Chamilly, une femme millionnaire! lui sans fortune, sans posi
tion, sans avenir ? Il y a des hommes brillans auxquels la nature semble
avoir prodigué tous les dons, ceux-là peuvent espérer de subjuguer de
riches veuves quand ils en rencontrent, par hasard, sur les boulevarts;
mais, lui n’était pas taillé sur le modèle d’un Lovelace, il devait donc
rejeter toute idée ambitieuse et surtout éloigner do lui tout dépit ridicule.
A cinq heures il trouva à sa porte la voilure do la comtesse, prit la mu
sique chez Launer et courut à Saint-Maur. Mme lacom esse était seule :
elle reçut Bernard comme on reçoit un homme impatiemment attendu,
elle s’empara de son bras et prit avec lui le chemin du parc : un domes
tique Gourut après eux :
— M. de C**, dit-il, arrive do Paris ; il demande à voir Mme la com
tesse.
— Je n’y suis pas. Picard, dites que je n’y suis pas.
— Je crois que M. do C**, répliqua le domestique, a entrevu Mme la
comtesso à travers les arbres.
— Je n’y suis pas, dit-elle, je n’y suis pas.
Et elle s’enfonça avec Bernard dans le parc.
— Comprenez-vous quelque chose, lui dit-elle quand ils furent sous
les grands arbres du parc et à l’abri de toute surprise, comprenez-vous
quelque chose à M. de C..., venir ici sans y être invité! un jour où je ne
reçois pas et à l’heure du dîner, encore, à l’heure incommode...
— 11 a tort, répondit Bernard; mais je conçois, madame, que quand
on vous a vue une fois, le désir de vous revoir encore rende indiscret.
La comtesse regarda Bernard en souriant, comme pour le remercier
de co compliment, et elle ajouta :
—S’il nous a vu, comme le prétend Picard, il se fâchera ; tant pis pour
lui... Croiriez-vous, M. Bernard, que M. de C... méfait la cour? qu’il so
prétend amoureux de moi ?
—On me l’a dit, madamo.
—On vous l’a dit? et qui donc?
—Vous oubliez, madame, que je suis employé au ministère do l’in-
rieur et que M. de C... est un de nos chefs.
—Vraiment, vous m’y faites songer, dit la comtesse ; et bien, mon
sieur, votre chef ne sera jamais mon mari.
— Mme la comtesse, se hasarda à dire Bernard, no songo pas à se re
marier?
Mme do Chamilly rougit, baissa les yeux, et d’une voix tremblanto elle
dit :
— Mais, monsieur, je no dis pas cela.
Tous deux alors restèrent interdits et muets : ces mots, ainsi que le
son de voix, la rougeur qui les avaient accompagnés, paraissaient si clairs,
qu’on ne pouvait y répondre que par une déclaration ; si cependant Ber
nard se trompait? si la comtesso ne l’aimait pas? si elle ne repoussait
M. de C*** que par amour pour un autre qu’il ne connaissait pas? pour
M. do Juvigny, par exemple; alors, quoi do plus impertinent qu’une dé
claration faite à uno femmo qu’on connaît depuis la veille? Il baissa los
yeux et se tut. Cette situation le porta à s’examiner lui-même soigneu
sement. Aimait-il Mme de Chamilly? ou bien seulement, séduit par ses
politesses et peut-être aussi par ses cent cinquante mille livres de rente,
désirait-il seulement l’épouser pour faire sa fortune? c’était là une ques
tion délicate qu’il résolut à son avantage : oui, il aimait cotte jeune
femmo qu’il connaissait à peine, et tout son chagrin é ait de la savoir si
riche; car il ne pouvait raisonnablement espérer de l’épouser.
Quand Mme de Chamilly fut un peu revenue de son trouble, ello re
prit la parole.
— Parce que je suis riche ot veuve, dit-ellOf tout le monde so met sur
les rangs ; il semble à tous ceux qui me font l’honneur do songer à moi,
quo je doive leur sacrifier ma fortune et ma liberté. Non, il n’en sera
pas ainsi ; c’est moi qui me choisirai un mari ; ja yeux user des privilè
ges qui me donne ma fortune et ma position.
La soirée se passa dans un long et doux tête à tête, et Mmo do Cha
milly reconduisit elle-même Bernard à Paris, où elle voulait coucher ot
passer quelques jours. Le lendemain, dès que Bernard fut arrivé au mi
nistère de l’intérieur, le chef de bureau, qui la veille l’avait si bienius-
truit, le prit encore à part :
— Tout est perdu, lui dit-il ; il parait que jo n’aurai point d’avanco-
ment, et que M. do C‘‘* reste au ministère.
— Pourquoi cela? dit Bernard.
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