Titre : Revue du Havre et de la Seine-Inférieure : marine, commerce, agriculture, horticulture, histoire, sciences, littérature, beaux-arts, voyages, mémoires, mœurs, romans, nouvelles, feuilletons, tribunaux, théâtres, modes
Éditeur : [s.n.] (Havre)
Date d'édition : 1848-03-19
Contributeur : Morlent, Joseph (1793-1861). Directeur de publication
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb32859149v
Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
Description : 19 mars 1848 19 mars 1848
Description : 1848/03/19. 1848/03/19.
Description : Collection numérique : BIPFPIG76 Collection numérique : BIPFPIG76
Description : Collection numérique : BIPFPIG76 Collection numérique : BIPFPIG76
Description : Collection numérique : Fonds régional :... Collection numérique : Fonds régional : Haute-Normandie
Description : Collection numérique : Nutrisco, bibliothèque... Collection numérique : Nutrisco, bibliothèque numérique du Havre
Description : Collection numérique : Bibliographie de la presse... Collection numérique : Bibliographie de la presse française politique et d'information générale
Droits : Consultable en ligne
Identifiant : ark:/12148/bpt6k9235402
Source : Bibliothèque municipale du Havre, Y2-123
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 11/06/2014
I
LE CŒUR DE MALHERBE.
I.
A la Oigne iroyale.
A quelque cinq lieues de La Rochelle, et à peu prés à moitié chemin
de cette ville à Niort, quand on se dirige vers Paris, on rencontre une
petitr ville appelée Surgères. Or, durant le siège de La Rochelle, Sur—
gère; eut l'honneur de servir de quartier-général au roi Louis XIII,
avant que Sa Majesté eût transporté sa cour à Aytré, qui n’était qu’à une
petite lieue des tranchées du siège.
Précisément vers cetie époque, et dans le faubourg qui confinait au
camp do l’année française, on remarquait à Surgères une auberge do
fraîche date portant pour enseigne : A la Digue royale. C’était un
hommage que le cabaretier Iîusiacho Coquelinotte rendait au génie
du cardinal de Richelieu, qui, à l’imitation d’Alexandre devant Tyr,
eontruisait celte fameuse digue pour fermer le port de La Rochelle aux
Anglais, en faisant obstacle à la mer dans un espace de sept cent qua
rante-sept toises, depuis le fort Louis jusqu’au fort de Coreilles.
C’était Coquelinotte lui-môme, à la guerre comme à la guerre, qui
avait représenté sur son enseigne l’immense travail du grand Richelieu :
mais l’aubergiste avait moins fait une peinture qu’un plat de son métier.
Son tableau ressemblait à un fricandeau à l’oseille : le fricandeau, c’é-
luit la digue, et l’oseille figurait l’Ocoan en courroux ; mais vraiment,
personne no l’aurait deviné, si le peintre amateur n’avait eu soin de
prévenir toute équivoque, au moyen de cotte légendo en lettres rouges :
A la Digue royale, Coquelinolle loge à pied et à cheval.
Or, pendant ce mémorable siégo dont nous parlions lout-à-l’heure, un
our qui pouvait bien être un des derniers du mois d’avril, un "cavalier
plus couvert de boue que do poussière s'arrêta devant l’auberge de la
Digue; puis, après avoir consulté un papier qu’il lira do Sa poche et con
sidéré attentivement l’enseigne, cet homme se dit tout bas :
— C’est icil
Lin môme temps il fit signe qu’il voulait prendre gîte en ce logis.
Caquelinotte, en ce moment-là, un coin do son tablier relevé dans sa
ceinture, entrelardait une ôclanche do mouton sur les fourneaux brûlans
d'une salle basse, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir l’oeil sur la route.
Le digne aubergislo n’eut pas plutôt aperçu le geste du voyageur, quo
plantant là sa besogne, il appela ses garçons; et, comme personne no
paraissait, il jeta son tablier sur une chaise et se mit en devoir de faire
lui-même l’office des absens. En fait de gens à cheval, Coquelinotte
avait pour habitude de no recevoir quo des gens de guerre, pratiques fort
chanceuses avec lesquelles il gagnait pou, quand il ne perdait pas tout.
Aussi vint-il do lui-môme et de son pied au-devant du cavalier, qui celte
lois n’était heureusement pas un soudard. Son costume noir, sévère*
étoffé, indiquait plutôt un homme de robe ou de finance.
L’aubergiste débarrassa son nouvel hôte d’un ample manteau qui le
couvrait, et lui tint l’étrier pour l’aider à descendre ; puis la bride fut
jetée aux mains d’un garçon d’écurie qui était enfin arrivé, et le voya
geur, s’appuyant sur le bras de l’hôtelier, se dirigea vers le cabaret.
Le nouveau pensionnaire de Coquelinotte était un vieillard do mine
imposante et do belle stature ; il avait une tôte fort expressive, ombra
gée de cheveux blancs, caria mode n’était pas encore venue de substi
tuer les perruques aux cheveux naturels. La réflexion semblait avoir
creusé sur son front les rides,do la pensée, et dans son œil gris pétillait
encore l’imagination d’une âme verte de jeunesse et ardento d’enlhou-
siasmo. Nous savons d’ailleurs l’âge précis de cet homme ; mais ses soi -
xante-treize ans lui étaient plus légers que la cinquantaine à bien d’au
tres ; il les portait avec une allure martiale et uno fermeté cavalière
ce qui n’était pas rare dans un temps où tout le monde avait été quelque
peu soldat,
Le vieillard, aussitôt qu’il eut mis pied à torlro , se retourna comme
s’il cherchait quoiqu’un.
— Où est donc mon maraud de valet ? murmura-t-il en bégayant et
malgré un défaut do langue très marqué; puis il s’y prit à plusieurs fois
et enfin il cria distinctement :
— Eh ! Suudrillo I Soudrille I
— Diablo ! il a un valet, pensa l’aubergiste en redoublant de préve
nances; puis tout haut et d’un air des plus obséquieux :
— Votre valet ne tardera pas, sans doute, lui dit-il; mais en atten
dant, nous le remplacerons do notre mieux, soyez tranquille, noble gen
tilhomme.
— Noble gentilhomme 1 grommela le vieillard do méchante humeur ;
où avez-vous appris ces façons do parler? Votre noble est superflu, car
si je suis gentilhomme, je suis noble.
— Ça so dit comme ça, répondit l’aubergiste sans se déconcerter, et il
se mil*à rire, comme s’il eût pris pour une familiarité joyeuse la bouta
de do son liôie-
Et de fait, Coquelinoteavait raison dans son excuse; car le vieillard et
lui n’eureut pas plutôt fait quelques pas vers l’auberge, que deux pau
vres, sortis de par là, obsédèrent le nouveau débarqué, on lui criant sur
un ton dolent :
— Noble gentilhommeI la charité, s’il vous plaît!
Le vieillard, qui se voyait harcelé par les deux drôles, fonilla dans sa
poche et lotir jeta doux pièces de monnaie en marmottant quelques paro
les de dépit.
— Merci, mon noble monsieur ; nous prierons Dieu pour vous.
Devant cotto promesse le vieillard s’arrêta brusquement.
— .le vous dispense de prier Dieu pour moi, dit-il aux mendians ; car,
puisqu’il vous laisse en si méchant état dans ce monde, jo ne vous crois
pas grand crédit dans lo ciel.
L’hôtelier r.T encore do cotlo originalité ; mais , sans donner de garde
à cet applaudissement de bas étage :
— Monsieur, demanda lo vieillard, vous ôtes bien Eustache Coqueli
notte?
— Pour vous servir, mon gentilhomme.
— Ce n’est pas ce que je vous demande; êtes-vous?...
— Oui, mon gentilhomme, interrompit l’aubergiste; 11 n’y a qu’un
Coquelinotte dans tout Surgères.
— C’est bien ici à la Digue royale '! insista le voyageur.
— Vous n’avez qu’à lever la tôte, reprit Coquelinotte tout gonflé d’or
gueil, en montrant son enseigne ; il faudrait être aveugle pour no pas re
connaître la fameuse digue; il y en a même qui, après avoir vu ma di
gue, n’ont pas voulu voir l’autre.
— Je le crois bien, observa le vieillard avec un sourire narquois.
Co Je le crois bien équivalait à ceci : — Parbleu, votre enseigne les a
dégoûtés do la digue du cardinal.
Mais Coquelinotte prit la chose en compliment et répondit :
— ü mon Dieu ! mon gentilhomme, on n’a pas besoin do se déranger.
Tenez ! c’est absolument comme si vous voyiez la digue qu’on vient do
finir. Seulement celle-ci est on plus petit; elle est mieux que l’autre,
mon Océan est plus agité. Dites donc, pour un homme qui n’en fait pas
son métier, ça pourrait être plus mal; car c’est moi quiai fait tout ça !...
moi seul, et sans conseil do personne.
— Eh ! je me soucie bien do votre diguo et do votre enseigne, inter
rompit le vieillard, contrarié du bavardage de son hôte. Ecoutez-moi :
j’attends chez vous un capitaine, le commandant de la compagnie d’Ef-
flat.
— Oh! je le connais, mon gentilhomme, parce que mon pauvre fils
est vivandier dans cette compagnie. Le capitaine s’appelle M. Honoré do
Bueil.
— Autrement dit le chevalier de Racan, ajouta le voyageur. Aussitôt
qu’il so présentera, vous me l’enverrez dans la chambre que vous allez
me donner.
— Votre chambre est retenue, mon gentilhomme, répliqua l’auber
giste en conduisant le vieillard vers l’escalier qui de la salle basse grim
pait au premier étage. C’est la plus belle chambre de l’auberge, celle qui
donne sur la route et sur l’enseigne. M. de Racan est déjà venu et nous
a ordonné de la préparer pour vous.
— Ah I il a eu cette attention ? observa lo voyageur.
— Il a mémo commandé un dîner et fait mettre deux couverts dans
votre chambre.
— Deux couverts 1 répéta le vieillard de l’accent choqué d’un avaro
auquel on offre la perspective d’une dépense.
— Deux couverts pour un dîner qu’il a payé d’avance.
— Ah ! fit le voyageur un peu radouci, il a payé d’avarice? c’est à
merveille. Ces capitaines, ça va grand train ; ils ont de l’argent à jeter
par les fenêtres.
En parlant de la sorte, les deux compagnons étaient arrivés dans une
chambre où, en effet, uno table des plus appétissantes était déjà dressée.
— M. do Racan est allô fairo un tour en ville , et sitôt qu’il rentrera,
je l’enverrai à monsieur.
— Oui, dit le vieillard en s’asseyant, et mon valet aussi, quand il lui
plaira d’arriver. Ce coquin de Soudrille, quo fait-il ? je vous lo demande.
L’aubergiste, après avoir ainsi installé son hôte, se disposait à prendre
congé de lui ; mais tout à coup on entendit uno grande rumeur au de
hors.
—r Qu’est-ce que c’est? s’écria Coquelinotte.
Et en toute hâte lo curieux aubergiste courut à la fenêtre et l’ouvrit
malgré les réclamations du vieillard, qui so plaignait du froid et du cou
rant d’air.
A peine Coquelinotte eut-il regardé dans la rue qu’il partit d’un énor
me éclat de rire, et au milieu de ses explosions bruyantes :
— Oh! monsieur! s’écria-t-il , vçnez voir... un petit hommo sur un
grand diable de cheval ! Ah ! ah ! ah !
— C’est mon valet, interrompit le vieillard en allant aussi à la fe
nêtre.
Le speclacle do la rue était en vérité assez grotesque. Au milieu d’un
cortège d’enfans, de pauvres, de soldats et de badauds, qu’on se figure
un petit homme tout rond, juché sur un cheval géant, osseux, efflan
qué. La bête, qui était l’objet principal de ce triomphe dérisoire, mar
chait d'un pas grave ou s’arrêtait à sa guise, sans faire la moindre atten
tion au malheureux cavalier, sans s’étourdir des clameurs qu’on pous
sait autour d’elle.
— C’est qu’il va chez mon voisin, chez co voleur de Leduc, au Colom
bier rouge, observa l’aubergiste qui no riait plus; il écorchera votre va
let, monsieur, il l’écorchera, je vous en préviens.
— Attendez, répondit le vieillard, je vais appeler mon valet ; et tout
haut il s’écria : — llolà! coquin de Soudrille! holà ! c’est ici.
— Eh! je le sais bien, monsieur! répartit le cavalier en s'égosillant,
pendant qu’il s’escrimait des pieds et dis mains sur la bête: c’est Apo
calypse qui no veut pas. Voilà vingt fois que cette gueuse de jument me
fait la même chose dans Surgères. Dos qu'elle flaire uue écurie, c’est lo
diable pour la faire aller plus loin; elle sent l’avoine, monsieur, elle sent
l’avoine.
Alors s’adressant au cheval :
— Eh ! allez donc, s’écriait lo valet en la lûlonnant do toutes ses
forces.
Mais hélas! rien n’y faisait, et les spoctaîours de cette étrango lutte
redoublaient de huét set do rires. Soudrille était furieux ; il se déme
nait, il suait, il s’égosillait, et quelquefois il murmurait entre ses dents :
— Scélérato de bête, va! Dieu quo c’est fatigant de si faire porter I
Cependant la bête ne se dôrangoait pa«, et soit que, pour répondre à
son maître, Soudrille eût ralenti ses efforts, soit qu’Apocalypse voulût
bien sincèrement donner la préférenco au Co'ombier rouge sur la Digue
royale, toujours osl-il que l’animal marchait lentement, mais marchait
toujours vers l’auberge voisine. Enfin elle s’accola contre la porte de
l’écurie et prit racine à cette place.
Au lieu d’aider le cavalier à manœuvrer cette insupportable bête et à
la fairo avancer, les gagno-deniers, les enfans et les soldats, qui no de
mandaient qu’à rire, allèrent ouvrir la porto de l’écurie.
Apocalypse n’attendait pas mieux ; elle fit un hennissement de joie et
voulut s’insinuer dans l'intérieur. Mais Soudrillo retenait sa monture do
toutes ses forces, car de sa croups élevée l’animal atteignait le linteau du
portail de l’écurie, de telle sorte que pour entrer le cavalier était entière
ment de trop.
Cette ridicule alternative excita une exp’osion de gaîté dans la foule,
e plus hardi compagnon saisit Apocalyso par la briio et l’entraîna dans
l’étable, Soudrille, qui poussait dos cris d'orfraio, fut comme ratissé par
l’obstacle supérieur, et il se coula jusqu’à terre par la quoue.
Alors tout lo monde l’entoura avec des huées et des quolibets. L’infor
tuné valet no savait auquel entendre : il voulait se ruer sur sa bêle et
se venger de l’affront, mais c’était à qui l’empêcherait de rejoindre Apo
calypse. Celle-ci se prélassait déjà au râtelier et entamait, faute d’avoine,
la casaque du palefrenier.
Heureusement pour Soudrille que Coquelinotte et ses garçons vinrent
à son aide et le délivrèrent.
Lo pauvre valet, rouge de honte, tout suant, tout confus et à pied, prit
Apocalypse par la brido, et la conduisit enfin à la Digue royale , pen
dant que l’hôtelier la piquait par derrière.
H.
Madame Arabeilc.
Cependant le vioillard n’avait pas attendu la fin de cette scèno pour
refermer soigneusement la fenêtre de sa chambre et pour aller so placer
le plus près qu’il put d’un feu réjouissant qui flambait dans l'être. Là,
il s’assit et s’occupa de se déchausser, ce qui n’était pas une pclito affai
re. D’abord, il se débarrassa d’une paire de bas noirs qu’il mit sur un
baise ; ensuite il lira uno seconde paire, et al était encore chaussé ; uno
troisième paire, et ses jambes ne paraissaient pas à nu, et rien n’indi
quait que cela dût finir, car les bas étaient toujours noirs, sauf qu’à cha
que paire était attaché un bout de ruban de couleur différente.
Pendant qno notre voyageur se livrait à ce singulier exercice, on grat
ta vivement à sa porte, et presque aussitôt un brillant capitaine parut
sur le seuil.
C’était lo chevalier de Racan. Le poète des bergeries n’avait pas enco
re atteint sa quarantième année : sa figure ouverte et francho vous atti
rait dès l’abord. Car cette allure cavalière que donne l’uniforme, quandil
est bien porté, était tempérée chez le capitaine par celte polilesse de bon
lieu et ces fines manières qu’on ne conserve pas toujours dans les camps.
Sous le soldat perçait l’homme de cour, et la fréquentation des femmes
cl des Muses avait fait de Racan l’un des serviteurs les plus accomplis de
sa majesté le roi de France.
— O monsieur de Malherbe 1 ô mon maître ! s’écria l’officier en allant
se jeter dans les bras du viedlard. i ’t
Après cette accolade cordiale, Malherbe, sans interrompre son travail,
et montrant ses bras à Racan : v
— Mon ami, j’en avais jusqu’à l’E, lui dit-il. ,i
Et comme l’officier, stupéfait de cet étrange bonjour, ouvrait do grands . f
yeux sans comprendre : té
— Vous n’avtzdonc pas de mémoire, poursuivit Malherbe; c’est vous
qui m’avez enseigné cette méthode de me chausser. Autrefois je me ser
vais de jetons pour savoir combien do basje mettais, et malgré cette pré
caution je me brouillais souvent : il m’arrivait d’avoir douze bas à ma
jambe droite, et huit seulement à ma gauche, èé’qui fait que j’avais un
pied en Sibérie et l’autre au Sénégal : c’est vous qui m’apprîtes l’ordre
alphabétique des couleurs. A la première pairo j’attache deux rubans
dont la couleur commence par un A, comme amaranic ; à la seconde
paire le ruban est bleu ; à la troisième il est cramoisi, ot ainsi du reste.
— Ah! j’y suis, repartit le capitaine en éclatant de rire, je me rap
pelle à présent... Mais si vous en portez jusqu’à 1 ’F, cela fait six paires,
et au mois d’avril c’est, parbleu, bien raisonnable. Jo vois que vous êtos
toujours frileux, mon cher maître.
— Il fallait me voir, cet hiver : je suis allé jusqu’à l’J}J. Mais assoyez-
vous, poursuivit-il en même temps qu'il débarrassait la chaise des noires
dépouilles de scs jambes, asseyez-vous et dites-moi d’abord comment so
porte mon fils Marc-Antoine.
— A merveille, mon maître ; il est toujours dans ma compagnie en
qualité de cadet. Oh ! j’ai bien des nouvelles à vous apprendre sur son
compte. En premier lieu...
— Cela suffit, interrompit le vieillard; nous reviendrons à mon fils;
'important est qu’il sc porte bien. Puis, comme si, ce premier point ob
tenu, il avait à cœur de s'informer au plus vite d’une chose qui lo tou
chait également do fort près :
— Et mon ode, a-t-elle été présentée au roi? demanda-t-il.
Mais Racan, au lieu do répondre à la question do Malherbe, ot pour
suivant sa première idée :
— Antoine so porte très bien, grâce à Dieu, ajouta-l-il. Je vous l’au
rais môme amené, si vous n’étiez ici incognito.
— Ah! oui, incognito, répéta le vieillard avec humeur; vous allez
m’expliquer cette étrange fantaisie. Et retournant ausotôt à sa première
interrogation, et ajouta : — Je désiré savoir avant tout si mon ode a été
présentée au roi.
Cette fois Racan no pouvait éluder la question, il ajouta : il fit sem
blant do no pas l’avoir entendue, il regarda Malherbe, la figure du vieil
lard se rembrunit. Et le maître allait de nouveau articuler sa demande,
quand pour couper court et prenant la chose à la légère :
— Ne vous inquiétez pas, mon maître, dit l’officier, nous parlerons do
tout cela à table ; car vous devez avoir faim, et lo plus pressé c’est de
dîner. Là-dessus, sans écouter les objections, Racan ajouta :
— Je vais donner des ordres pour qu’on nous serve 1 En attendant, li
sez ce passage d’une lettre de M. de Voilure à Chapelain ; c’est lo ma
réchal de Bassompierre, votre protecteur et ami, qui me l’a communi
quée aujourd’hui même.
Cela dit, Racan tira do sa poche un papier qu’il tendit à Malherbe , et
lui-môme il alla au sommet de l’escalier qui donnait sur la cuisine et
cria des ordres quo Coquelinotte transmettait à ses galopins d’une voix
de général d’armée ; mais le disciple du vieux poète n’avait pas l’air
aussi occupé du menu de ce dîner quo de la figuro de son maître, et pon
dant qu’il s’adressait à l’aubergiste , il avait l’œil fixé sur le visage do
Malherbe.
Voici ce que contenait la lettro quo le capitaino avait donnée à lire au
vieillard :
« Je vous dirai donc, nûment et franchement, que les vers do M. de
» Balzac n’ont pas encore été vus par le cardinal de Richelieu. Juste
» ciel ! vous écriofez-vous. Est-ce là l’état que l’on fait des énfans
» de Jupiter! Vous avez raison ; mais vous ne sauriez croire combien
» on a eu d’autres choses à penser durant le siégo. Et si Apollon, que
» bien connaissez, fût venu lui-même à La Rochelle, je dis avec tous
» ses rayons, il n’y eût été reçu qu’en qualité de chirurgien. »
Le coup était porté et le capitaine en attendait les effets. Malherbe
fronça les sourcils, leva les yeux et les mains au ciel :
— Oh ! je comprends, s’écria-t-il en marchant vers son disciple qu’il
foudroyait du regard, on m’a traité comme Balzac, moi qu’on a sur
nommé lo princo des poètes. C’est affreux ! Mais Ronsard, lui-même, ce
détestable rimeur, trouvait auprès du roi Charles IX plus d’égards et de
déférence. En quel temps vivons-nous! grand Dieu! Je vous défends de
vous appeler mon ami. Vous êtes un traître. Eh quoi! sa majesté n’a
pas vu mes vers !
— Eh bien ! non, répliqua le capitaine sans marchander l’aveu, et se
mettant délibérément en travers do son maître, le roi n'a pas encoro lu
votre ode. On a voulu attendre qu’il fût bien disposé et que l’avancement,
du siège l’eût mis do belle humeur. Au surplus, c’est monseigneur le
cardinal qui l’a ainsi réglé ; car nolro premier ministre le» connaît vos
vers, lui, et il les trouve excellons, surtout ceux qui le concernent.
Cet éloge ainsi brutalement jeté, et d’un accent dont on n’accompa
gne pas d’ordinaire h louange, adoucit peu l’amour.propro révolté du
poète. Les grognemens no cessèrent pas ; mais l’œil et le front prirent
un caractère moins rigide si sa voix resta la même.
— Ainsi, répliqua Malherbe, avec cette fierté do l’orgueil offensé,
ainsi ma muso attendra dans l’antichambre quo La Rochelle soit prise.
— Elle n’attend déjà plus, mon maître, nsposta prestement le capi
taine ;car ce soir même le cardinal présente votre ode à Sa Majesté, et
moi demain matin, au lovar du roi, je dois être introduit dans le cabinet
par M. le maréchal de Bassompierre. Naturellement Sa Majesté fait l’é
loge de votre ode, et avant que l’impression du roi soit refroidie, nous
venons vous chercher, on vous conduit à la cour, votre présence inopi
née double l’effet de cette apparition et votre arrivéo est prosquo un
triomphe.
— Oui 1 oui ! je comprends, grommela le vieillard, ce n’est pas trop
mal vu.
Pendant ce temps-là on avait servi, et les deux poètes se mirent à
table. La vue du dîner, qui était des plus appetissans, acheva d’éteindre
la colère du vieillard.
— Nous ne sommes pas ici à Paris, chez Cormier, à la Pomme de Pin,
ce cabaret que vante Régnier, ni même chez le fameux Gillot, ni chez
l.aplante, où vont Saint-Amant et son ami Faret; mais enfin Eustache
Coquelicot le a fait do son mieux.
— Certes, observa Malherbe, en dégustant un potage à la reine, pen
dant qu’il flairait un pâle d’Angoulême, jo préfère ceci au dîner que je
vous ai donné dans le temps à vous et à cinq autres de mes amis.
— Jo conviens que le dîner d’aujourd’hui est plus varié quo le vôtre.
Vous nous fîtes servir à chacun un chapon bouilli.
— En nous disant : Messieurs, jo vous aime tous également, c’est
pourquoi jo veux vous traiter do même. Maintenant, mon cher disciple,
parlez-moi de mon fils Antoine?
— Volontiers, mon maître. Donc, comme je vous l’ai déjà dit, votre
fils Antoine est fort aimable, et je ne suis pas le seul à le trouver tel : il
paraît qu’une jeune veuve est exactement du même avis là-dessus et
LE CŒUR DE MALHERBE.
I.
A la Oigne iroyale.
A quelque cinq lieues de La Rochelle, et à peu prés à moitié chemin
de cette ville à Niort, quand on se dirige vers Paris, on rencontre une
petitr ville appelée Surgères. Or, durant le siège de La Rochelle, Sur—
gère; eut l'honneur de servir de quartier-général au roi Louis XIII,
avant que Sa Majesté eût transporté sa cour à Aytré, qui n’était qu’à une
petite lieue des tranchées du siège.
Précisément vers cetie époque, et dans le faubourg qui confinait au
camp do l’année française, on remarquait à Surgères une auberge do
fraîche date portant pour enseigne : A la Digue royale. C’était un
hommage que le cabaretier Iîusiacho Coquelinotte rendait au génie
du cardinal de Richelieu, qui, à l’imitation d’Alexandre devant Tyr,
eontruisait celte fameuse digue pour fermer le port de La Rochelle aux
Anglais, en faisant obstacle à la mer dans un espace de sept cent qua
rante-sept toises, depuis le fort Louis jusqu’au fort de Coreilles.
C’était Coquelinotte lui-môme, à la guerre comme à la guerre, qui
avait représenté sur son enseigne l’immense travail du grand Richelieu :
mais l’aubergiste avait moins fait une peinture qu’un plat de son métier.
Son tableau ressemblait à un fricandeau à l’oseille : le fricandeau, c’é-
luit la digue, et l’oseille figurait l’Ocoan en courroux ; mais vraiment,
personne no l’aurait deviné, si le peintre amateur n’avait eu soin de
prévenir toute équivoque, au moyen de cotte légendo en lettres rouges :
A la Digue royale, Coquelinolle loge à pied et à cheval.
Or, pendant ce mémorable siégo dont nous parlions lout-à-l’heure, un
our qui pouvait bien être un des derniers du mois d’avril, un "cavalier
plus couvert de boue que do poussière s'arrêta devant l’auberge de la
Digue; puis, après avoir consulté un papier qu’il lira do Sa poche et con
sidéré attentivement l’enseigne, cet homme se dit tout bas :
— C’est icil
Lin môme temps il fit signe qu’il voulait prendre gîte en ce logis.
Caquelinotte, en ce moment-là, un coin do son tablier relevé dans sa
ceinture, entrelardait une ôclanche do mouton sur les fourneaux brûlans
d'une salle basse, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir l’oeil sur la route.
Le digne aubergislo n’eut pas plutôt aperçu le geste du voyageur, quo
plantant là sa besogne, il appela ses garçons; et, comme personne no
paraissait, il jeta son tablier sur une chaise et se mit en devoir de faire
lui-même l’office des absens. En fait de gens à cheval, Coquelinotte
avait pour habitude de no recevoir quo des gens de guerre, pratiques fort
chanceuses avec lesquelles il gagnait pou, quand il ne perdait pas tout.
Aussi vint-il do lui-môme et de son pied au-devant du cavalier, qui celte
lois n’était heureusement pas un soudard. Son costume noir, sévère*
étoffé, indiquait plutôt un homme de robe ou de finance.
L’aubergiste débarrassa son nouvel hôte d’un ample manteau qui le
couvrait, et lui tint l’étrier pour l’aider à descendre ; puis la bride fut
jetée aux mains d’un garçon d’écurie qui était enfin arrivé, et le voya
geur, s’appuyant sur le bras de l’hôtelier, se dirigea vers le cabaret.
Le nouveau pensionnaire de Coquelinotte était un vieillard do mine
imposante et do belle stature ; il avait une tôte fort expressive, ombra
gée de cheveux blancs, caria mode n’était pas encore venue de substi
tuer les perruques aux cheveux naturels. La réflexion semblait avoir
creusé sur son front les rides,do la pensée, et dans son œil gris pétillait
encore l’imagination d’une âme verte de jeunesse et ardento d’enlhou-
siasmo. Nous savons d’ailleurs l’âge précis de cet homme ; mais ses soi -
xante-treize ans lui étaient plus légers que la cinquantaine à bien d’au
tres ; il les portait avec une allure martiale et uno fermeté cavalière
ce qui n’était pas rare dans un temps où tout le monde avait été quelque
peu soldat,
Le vieillard, aussitôt qu’il eut mis pied à torlro , se retourna comme
s’il cherchait quoiqu’un.
— Où est donc mon maraud de valet ? murmura-t-il en bégayant et
malgré un défaut do langue très marqué; puis il s’y prit à plusieurs fois
et enfin il cria distinctement :
— Eh ! Suudrillo I Soudrille I
— Diablo ! il a un valet, pensa l’aubergiste en redoublant de préve
nances; puis tout haut et d’un air des plus obséquieux :
— Votre valet ne tardera pas, sans doute, lui dit-il; mais en atten
dant, nous le remplacerons do notre mieux, soyez tranquille, noble gen
tilhomme.
— Noble gentilhomme 1 grommela le vieillard do méchante humeur ;
où avez-vous appris ces façons do parler? Votre noble est superflu, car
si je suis gentilhomme, je suis noble.
— Ça so dit comme ça, répondit l’aubergiste sans se déconcerter, et il
se mil*à rire, comme s’il eût pris pour une familiarité joyeuse la bouta
de do son liôie-
Et de fait, Coquelinoteavait raison dans son excuse; car le vieillard et
lui n’eureut pas plutôt fait quelques pas vers l’auberge, que deux pau
vres, sortis de par là, obsédèrent le nouveau débarqué, on lui criant sur
un ton dolent :
— Noble gentilhommeI la charité, s’il vous plaît!
Le vieillard, qui se voyait harcelé par les deux drôles, fonilla dans sa
poche et lotir jeta doux pièces de monnaie en marmottant quelques paro
les de dépit.
— Merci, mon noble monsieur ; nous prierons Dieu pour vous.
Devant cotto promesse le vieillard s’arrêta brusquement.
— .le vous dispense de prier Dieu pour moi, dit-il aux mendians ; car,
puisqu’il vous laisse en si méchant état dans ce monde, jo ne vous crois
pas grand crédit dans lo ciel.
L’hôtelier r.T encore do cotlo originalité ; mais , sans donner de garde
à cet applaudissement de bas étage :
— Monsieur, demanda lo vieillard, vous ôtes bien Eustache Coqueli
notte?
— Pour vous servir, mon gentilhomme.
— Ce n’est pas ce que je vous demande; êtes-vous?...
— Oui, mon gentilhomme, interrompit l’aubergiste; 11 n’y a qu’un
Coquelinotte dans tout Surgères.
— C’est bien ici à la Digue royale '! insista le voyageur.
— Vous n’avez qu’à lever la tôte, reprit Coquelinotte tout gonflé d’or
gueil, en montrant son enseigne ; il faudrait être aveugle pour no pas re
connaître la fameuse digue; il y en a même qui, après avoir vu ma di
gue, n’ont pas voulu voir l’autre.
— Je le crois bien, observa le vieillard avec un sourire narquois.
Co Je le crois bien équivalait à ceci : — Parbleu, votre enseigne les a
dégoûtés do la digue du cardinal.
Mais Coquelinotte prit la chose en compliment et répondit :
— ü mon Dieu ! mon gentilhomme, on n’a pas besoin do se déranger.
Tenez ! c’est absolument comme si vous voyiez la digue qu’on vient do
finir. Seulement celle-ci est on plus petit; elle est mieux que l’autre,
mon Océan est plus agité. Dites donc, pour un homme qui n’en fait pas
son métier, ça pourrait être plus mal; car c’est moi quiai fait tout ça !...
moi seul, et sans conseil do personne.
— Eh ! je me soucie bien do votre diguo et do votre enseigne, inter
rompit le vieillard, contrarié du bavardage de son hôte. Ecoutez-moi :
j’attends chez vous un capitaine, le commandant de la compagnie d’Ef-
flat.
— Oh! je le connais, mon gentilhomme, parce que mon pauvre fils
est vivandier dans cette compagnie. Le capitaine s’appelle M. Honoré do
Bueil.
— Autrement dit le chevalier de Racan, ajouta le voyageur. Aussitôt
qu’il so présentera, vous me l’enverrez dans la chambre que vous allez
me donner.
— Votre chambre est retenue, mon gentilhomme, répliqua l’auber
giste en conduisant le vieillard vers l’escalier qui de la salle basse grim
pait au premier étage. C’est la plus belle chambre de l’auberge, celle qui
donne sur la route et sur l’enseigne. M. de Racan est déjà venu et nous
a ordonné de la préparer pour vous.
— Ah I il a eu cette attention ? observa lo voyageur.
— Il a mémo commandé un dîner et fait mettre deux couverts dans
votre chambre.
— Deux couverts 1 répéta le vieillard de l’accent choqué d’un avaro
auquel on offre la perspective d’une dépense.
— Deux couverts pour un dîner qu’il a payé d’avance.
— Ah ! fit le voyageur un peu radouci, il a payé d’avarice? c’est à
merveille. Ces capitaines, ça va grand train ; ils ont de l’argent à jeter
par les fenêtres.
En parlant de la sorte, les deux compagnons étaient arrivés dans une
chambre où, en effet, uno table des plus appétissantes était déjà dressée.
— M. do Racan est allô fairo un tour en ville , et sitôt qu’il rentrera,
je l’enverrai à monsieur.
— Oui, dit le vieillard en s’asseyant, et mon valet aussi, quand il lui
plaira d’arriver. Ce coquin de Soudrille, quo fait-il ? je vous lo demande.
L’aubergiste, après avoir ainsi installé son hôte, se disposait à prendre
congé de lui ; mais tout à coup on entendit uno grande rumeur au de
hors.
—r Qu’est-ce que c’est? s’écria Coquelinotte.
Et en toute hâte lo curieux aubergiste courut à la fenêtre et l’ouvrit
malgré les réclamations du vieillard, qui so plaignait du froid et du cou
rant d’air.
A peine Coquelinotte eut-il regardé dans la rue qu’il partit d’un énor
me éclat de rire, et au milieu de ses explosions bruyantes :
— Oh! monsieur! s’écria-t-il , vçnez voir... un petit hommo sur un
grand diable de cheval ! Ah ! ah ! ah !
— C’est mon valet, interrompit le vieillard en allant aussi à la fe
nêtre.
Le speclacle do la rue était en vérité assez grotesque. Au milieu d’un
cortège d’enfans, de pauvres, de soldats et de badauds, qu’on se figure
un petit homme tout rond, juché sur un cheval géant, osseux, efflan
qué. La bête, qui était l’objet principal de ce triomphe dérisoire, mar
chait d'un pas grave ou s’arrêtait à sa guise, sans faire la moindre atten
tion au malheureux cavalier, sans s’étourdir des clameurs qu’on pous
sait autour d’elle.
— C’est qu’il va chez mon voisin, chez co voleur de Leduc, au Colom
bier rouge, observa l’aubergiste qui no riait plus; il écorchera votre va
let, monsieur, il l’écorchera, je vous en préviens.
— Attendez, répondit le vieillard, je vais appeler mon valet ; et tout
haut il s’écria : — llolà! coquin de Soudrille! holà ! c’est ici.
— Eh! je le sais bien, monsieur! répartit le cavalier en s'égosillant,
pendant qu’il s’escrimait des pieds et dis mains sur la bête: c’est Apo
calypse qui no veut pas. Voilà vingt fois que cette gueuse de jument me
fait la même chose dans Surgères. Dos qu'elle flaire uue écurie, c’est lo
diable pour la faire aller plus loin; elle sent l’avoine, monsieur, elle sent
l’avoine.
Alors s’adressant au cheval :
— Eh ! allez donc, s’écriait lo valet en la lûlonnant do toutes ses
forces.
Mais hélas! rien n’y faisait, et les spoctaîours de cette étrango lutte
redoublaient de huét set do rires. Soudrille était furieux ; il se déme
nait, il suait, il s’égosillait, et quelquefois il murmurait entre ses dents :
— Scélérato de bête, va! Dieu quo c’est fatigant de si faire porter I
Cependant la bête ne se dôrangoait pa«, et soit que, pour répondre à
son maître, Soudrille eût ralenti ses efforts, soit qu’Apocalypse voulût
bien sincèrement donner la préférenco au Co'ombier rouge sur la Digue
royale, toujours osl-il que l’animal marchait lentement, mais marchait
toujours vers l’auberge voisine. Enfin elle s’accola contre la porte de
l’écurie et prit racine à cette place.
Au lieu d’aider le cavalier à manœuvrer cette insupportable bête et à
la fairo avancer, les gagno-deniers, les enfans et les soldats, qui no de
mandaient qu’à rire, allèrent ouvrir la porto de l’écurie.
Apocalypse n’attendait pas mieux ; elle fit un hennissement de joie et
voulut s’insinuer dans l'intérieur. Mais Soudrillo retenait sa monture do
toutes ses forces, car de sa croups élevée l’animal atteignait le linteau du
portail de l’écurie, de telle sorte que pour entrer le cavalier était entière
ment de trop.
Cette ridicule alternative excita une exp’osion de gaîté dans la foule,
e plus hardi compagnon saisit Apocalyso par la briio et l’entraîna dans
l’étable, Soudrille, qui poussait dos cris d'orfraio, fut comme ratissé par
l’obstacle supérieur, et il se coula jusqu’à terre par la quoue.
Alors tout lo monde l’entoura avec des huées et des quolibets. L’infor
tuné valet no savait auquel entendre : il voulait se ruer sur sa bêle et
se venger de l’affront, mais c’était à qui l’empêcherait de rejoindre Apo
calypse. Celle-ci se prélassait déjà au râtelier et entamait, faute d’avoine,
la casaque du palefrenier.
Heureusement pour Soudrille que Coquelinotte et ses garçons vinrent
à son aide et le délivrèrent.
Lo pauvre valet, rouge de honte, tout suant, tout confus et à pied, prit
Apocalypse par la brido, et la conduisit enfin à la Digue royale , pen
dant que l’hôtelier la piquait par derrière.
H.
Madame Arabeilc.
Cependant le vioillard n’avait pas attendu la fin de cette scèno pour
refermer soigneusement la fenêtre de sa chambre et pour aller so placer
le plus près qu’il put d’un feu réjouissant qui flambait dans l'être. Là,
il s’assit et s’occupa de se déchausser, ce qui n’était pas une pclito affai
re. D’abord, il se débarrassa d’une paire de bas noirs qu’il mit sur un
baise ; ensuite il lira uno seconde paire, et al était encore chaussé ; uno
troisième paire, et ses jambes ne paraissaient pas à nu, et rien n’indi
quait que cela dût finir, car les bas étaient toujours noirs, sauf qu’à cha
que paire était attaché un bout de ruban de couleur différente.
Pendant qno notre voyageur se livrait à ce singulier exercice, on grat
ta vivement à sa porte, et presque aussitôt un brillant capitaine parut
sur le seuil.
C’était lo chevalier de Racan. Le poète des bergeries n’avait pas enco
re atteint sa quarantième année : sa figure ouverte et francho vous atti
rait dès l’abord. Car cette allure cavalière que donne l’uniforme, quandil
est bien porté, était tempérée chez le capitaine par celte polilesse de bon
lieu et ces fines manières qu’on ne conserve pas toujours dans les camps.
Sous le soldat perçait l’homme de cour, et la fréquentation des femmes
cl des Muses avait fait de Racan l’un des serviteurs les plus accomplis de
sa majesté le roi de France.
— O monsieur de Malherbe 1 ô mon maître ! s’écria l’officier en allant
se jeter dans les bras du viedlard. i ’t
Après cette accolade cordiale, Malherbe, sans interrompre son travail,
et montrant ses bras à Racan : v
— Mon ami, j’en avais jusqu’à l’E, lui dit-il. ,i
Et comme l’officier, stupéfait de cet étrange bonjour, ouvrait do grands . f
yeux sans comprendre : té
— Vous n’avtzdonc pas de mémoire, poursuivit Malherbe; c’est vous
qui m’avez enseigné cette méthode de me chausser. Autrefois je me ser
vais de jetons pour savoir combien do basje mettais, et malgré cette pré
caution je me brouillais souvent : il m’arrivait d’avoir douze bas à ma
jambe droite, et huit seulement à ma gauche, èé’qui fait que j’avais un
pied en Sibérie et l’autre au Sénégal : c’est vous qui m’apprîtes l’ordre
alphabétique des couleurs. A la première pairo j’attache deux rubans
dont la couleur commence par un A, comme amaranic ; à la seconde
paire le ruban est bleu ; à la troisième il est cramoisi, ot ainsi du reste.
— Ah! j’y suis, repartit le capitaine en éclatant de rire, je me rap
pelle à présent... Mais si vous en portez jusqu’à 1 ’F, cela fait six paires,
et au mois d’avril c’est, parbleu, bien raisonnable. Jo vois que vous êtos
toujours frileux, mon cher maître.
— Il fallait me voir, cet hiver : je suis allé jusqu’à l’J}J. Mais assoyez-
vous, poursuivit-il en même temps qu'il débarrassait la chaise des noires
dépouilles de scs jambes, asseyez-vous et dites-moi d’abord comment so
porte mon fils Marc-Antoine.
— A merveille, mon maître ; il est toujours dans ma compagnie en
qualité de cadet. Oh ! j’ai bien des nouvelles à vous apprendre sur son
compte. En premier lieu...
— Cela suffit, interrompit le vieillard; nous reviendrons à mon fils;
'important est qu’il sc porte bien. Puis, comme si, ce premier point ob
tenu, il avait à cœur de s'informer au plus vite d’une chose qui lo tou
chait également do fort près :
— Et mon ode, a-t-elle été présentée au roi? demanda-t-il.
Mais Racan, au lieu do répondre à la question do Malherbe, ot pour
suivant sa première idée :
— Antoine so porte très bien, grâce à Dieu, ajouta-l-il. Je vous l’au
rais môme amené, si vous n’étiez ici incognito.
— Ah! oui, incognito, répéta le vieillard avec humeur; vous allez
m’expliquer cette étrange fantaisie. Et retournant ausotôt à sa première
interrogation, et ajouta : — Je désiré savoir avant tout si mon ode a été
présentée au roi.
Cette fois Racan no pouvait éluder la question, il ajouta : il fit sem
blant do no pas l’avoir entendue, il regarda Malherbe, la figure du vieil
lard se rembrunit. Et le maître allait de nouveau articuler sa demande,
quand pour couper court et prenant la chose à la légère :
— Ne vous inquiétez pas, mon maître, dit l’officier, nous parlerons do
tout cela à table ; car vous devez avoir faim, et lo plus pressé c’est de
dîner. Là-dessus, sans écouter les objections, Racan ajouta :
— Je vais donner des ordres pour qu’on nous serve 1 En attendant, li
sez ce passage d’une lettre de M. de Voilure à Chapelain ; c’est lo ma
réchal de Bassompierre, votre protecteur et ami, qui me l’a communi
quée aujourd’hui même.
Cela dit, Racan tira do sa poche un papier qu’il tendit à Malherbe , et
lui-môme il alla au sommet de l’escalier qui donnait sur la cuisine et
cria des ordres quo Coquelinotte transmettait à ses galopins d’une voix
de général d’armée ; mais le disciple du vieux poète n’avait pas l’air
aussi occupé du menu de ce dîner quo de la figuro de son maître, et pon
dant qu’il s’adressait à l’aubergiste , il avait l’œil fixé sur le visage do
Malherbe.
Voici ce que contenait la lettro quo le capitaino avait donnée à lire au
vieillard :
« Je vous dirai donc, nûment et franchement, que les vers do M. de
» Balzac n’ont pas encore été vus par le cardinal de Richelieu. Juste
» ciel ! vous écriofez-vous. Est-ce là l’état que l’on fait des énfans
» de Jupiter! Vous avez raison ; mais vous ne sauriez croire combien
» on a eu d’autres choses à penser durant le siégo. Et si Apollon, que
» bien connaissez, fût venu lui-même à La Rochelle, je dis avec tous
» ses rayons, il n’y eût été reçu qu’en qualité de chirurgien. »
Le coup était porté et le capitaine en attendait les effets. Malherbe
fronça les sourcils, leva les yeux et les mains au ciel :
— Oh ! je comprends, s’écria-t-il en marchant vers son disciple qu’il
foudroyait du regard, on m’a traité comme Balzac, moi qu’on a sur
nommé lo princo des poètes. C’est affreux ! Mais Ronsard, lui-même, ce
détestable rimeur, trouvait auprès du roi Charles IX plus d’égards et de
déférence. En quel temps vivons-nous! grand Dieu! Je vous défends de
vous appeler mon ami. Vous êtes un traître. Eh quoi! sa majesté n’a
pas vu mes vers !
— Eh bien ! non, répliqua le capitaine sans marchander l’aveu, et se
mettant délibérément en travers do son maître, le roi n'a pas encoro lu
votre ode. On a voulu attendre qu’il fût bien disposé et que l’avancement,
du siège l’eût mis do belle humeur. Au surplus, c’est monseigneur le
cardinal qui l’a ainsi réglé ; car nolro premier ministre le» connaît vos
vers, lui, et il les trouve excellons, surtout ceux qui le concernent.
Cet éloge ainsi brutalement jeté, et d’un accent dont on n’accompa
gne pas d’ordinaire h louange, adoucit peu l’amour.propro révolté du
poète. Les grognemens no cessèrent pas ; mais l’œil et le front prirent
un caractère moins rigide si sa voix resta la même.
— Ainsi, répliqua Malherbe, avec cette fierté do l’orgueil offensé,
ainsi ma muso attendra dans l’antichambre quo La Rochelle soit prise.
— Elle n’attend déjà plus, mon maître, nsposta prestement le capi
taine ;car ce soir même le cardinal présente votre ode à Sa Majesté, et
moi demain matin, au lovar du roi, je dois être introduit dans le cabinet
par M. le maréchal de Bassompierre. Naturellement Sa Majesté fait l’é
loge de votre ode, et avant que l’impression du roi soit refroidie, nous
venons vous chercher, on vous conduit à la cour, votre présence inopi
née double l’effet de cette apparition et votre arrivéo est prosquo un
triomphe.
— Oui 1 oui ! je comprends, grommela le vieillard, ce n’est pas trop
mal vu.
Pendant ce temps-là on avait servi, et les deux poètes se mirent à
table. La vue du dîner, qui était des plus appetissans, acheva d’éteindre
la colère du vieillard.
— Nous ne sommes pas ici à Paris, chez Cormier, à la Pomme de Pin,
ce cabaret que vante Régnier, ni même chez le fameux Gillot, ni chez
l.aplante, où vont Saint-Amant et son ami Faret; mais enfin Eustache
Coquelicot le a fait do son mieux.
— Certes, observa Malherbe, en dégustant un potage à la reine, pen
dant qu’il flairait un pâle d’Angoulême, jo préfère ceci au dîner que je
vous ai donné dans le temps à vous et à cinq autres de mes amis.
— Jo conviens que le dîner d’aujourd’hui est plus varié quo le vôtre.
Vous nous fîtes servir à chacun un chapon bouilli.
— En nous disant : Messieurs, jo vous aime tous également, c’est
pourquoi jo veux vous traiter do même. Maintenant, mon cher disciple,
parlez-moi de mon fils Antoine?
— Volontiers, mon maître. Donc, comme je vous l’ai déjà dit, votre
fils Antoine est fort aimable, et je ne suis pas le seul à le trouver tel : il
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