Titre : Revue du Havre et de la Seine-Inférieure : marine, commerce, agriculture, horticulture, histoire, sciences, littérature, beaux-arts, voyages, mémoires, mœurs, romans, nouvelles, feuilletons, tribunaux, théâtres, modes
Éditeur : [s.n.] (Havre)
Date d'édition : 1848-01-09
Contributeur : Morlent, Joseph (1793-1861). Directeur de publication
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb32859149v
Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
Description : 09 janvier 1848 09 janvier 1848
Description : 1848/01/09. 1848/01/09.
Description : Collection numérique : BIPFPIG76 Collection numérique : BIPFPIG76
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Description : Collection numérique : Bibliographie de la presse... Collection numérique : Bibliographie de la presse française politique et d'information générale
Droits : Consultable en ligne
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Source : Bibliothèque municipale du Havre, Y2-123
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 11/06/2014
—
LA JEUNESSE DORÉE
PAR LE PROCÉDÉ RUOLZ.
— Mon cher Gaston, dit-il, vous ôtes libre; j’étais votre débiteur d’une
quinzaine do louis ; aujourd'hui les rôles sont intervertis, et me voilà
votre créancier... Nous compterons plus tard.
Le garde du commerce et les deux, recors échangèrent un regard où
so peignait un étonnement stupide.
Imaginez, un chasseur qui voit tout à coup s’élancer, agile et bon lis
sant, et disparaître au loin dans la plaine le gibier qui, un instant aupa
ravant, gisait inanimé dans les mailles sanglantes de. son carnier.
Fabien de Néris se demandait s’il veilldt ou s’il rêvait.
Quant à G.stori , il se jeta au cou de son lberateur et l’embrasas
coram populo, c’est-à-dire en présence d'un joueur u’orgue do Barbarie,
d’un sergent do ville et d’un ramoneur, cette infaillible trilogie, orne
ment né de toute rue parisienne.
XXV.
Comment les viromtfx arriuigent nae affaire. ’
— Mon cher Gaston, dit Florestan, vous allez penser que je suis un
créancier fort incommode?...
— Où voulez vous que je puise une opinion à ce point injuste et mal
fondée ?
— Il n'y a pas cinq minutes que j’ai eu le p!a : sir de vous obliger, et
voici que d> ; jà je réclame un service de votre amitié.
— Entre nous, mon cher, c'est à la vie, à lu mort ; el pourvu que
vous n’vxigiez pas le.bf mbouist ment immédiat de la somme que vous
m’avez si galamment ptôiée, il n’est rien dont je me seine capable pour
vobs prouver ma reconnaissance.
Le vicomie exposa en peu de mots lu nature du service qu’il attendait
de son débiteur.
— N’oubliez pas , messieurs, ajouta-t-il en s’adressant à ses deux té
moins, que celle affaire est de celles qui ne souffrent aucun arrangement.
Je tuerai M. de Servieux, parce que c’est,au demi tirent,le seul châtiment
qu’il me soit loisible d’infliger à cette coquine de Blanche; je le tuerai,
parce qu’elle est folle de lui, du moins elle me l’a dit, et parce que j’es
père vaguement que cette mort 1a fera malheureuse.
— Vous l’aiirn z dune bi- n cette femme? < b erva Gaston.
— Je ia hais! d t Juvignacavec énergie. Mais elle a froissé ma vanité,
elle a blessé mon orgusil, elle a lente do me rendre ridicule... trois cri
mes sans rémi-sinn I J'en suis désolé pour M. de Servieux, mais pour
quoi se trouve t-il sur le chemin de nia colère.
— C’est juste, dit Fabien; pourquoi le brin d’herbe se rencontre-t-il
sur le passage du toriem?
On était arrivé devant le n» 112 du Faubourg-Saint-Honoré. Fabien
et Gaston montèrent chez M. de Servieux ; Florestan alarma un cigare et
alh miit impatiemment l’issue de celle co. ference.
Deux anus de M. de S ri vieux, prévenus par lui, reçurent les deux vi-
orotes.
On so salua gravement de part et d’autre, et l’on prit place sur des
siégis rangés circulairemenl autour de la cheminée où pétillait un leu
clair et joyeux.
— Messieurs, dit Néris, la mission délicate que nous sommes appelé-
à remplir est une miss o i toute de confiance, et je vous prie d’ôlre con
vaincus q te nous sommes autant pénétrés do son importance et do sa
gravite que vous pouvez l’ôtre vous-mêmes. Notre ami M. le vicomte
Florestan de Juvignac a clé offensé hier soir , au théâtre des Folies-Dra-
matiques.
— Permettez, monsieur, interrompit l'un des témoins do Gustave,
vous commettez une erreur, involontaire, sans doute.
— Une erreur?
— Une grave erreur.
— Je ne vous comprends pas, monsieur.
— Jo m’expli pie, monsieur ; Il y a eu offense , jo la reconnais ; mais
cette offi n-e, c’est notre ami qui l’a reçue, et c’est le vôtre qui l’a faite.
Est ce à dire que j’ai menti! s’éc- ia Fabien , qui fronçt le sourcil ,
comme le faisait maître Jupin quand il voulait effrayer son Oympo re
belle.
— Aucunement, monsieur, je rétablissais les faits, voilà tout.
— Ainsi, ait Barbantane, selon vous, l’offenseur serait M. de Juvi
gnac?
— C’est mon opinion.
Et l’offensé est M. de Servieux?
— C’est notre façon de penser, à tous.
— Soit ! reprit G."s on ; et tel est notre désir d’arranger les choses pour
le mieux, que nous voulons bien accepter la position singulière que vous
faites à celui qui nous envoie.
Nous n attendions pas moins do votre loyauté, messieurs, dit l’un
des témoins de Gustave.
C’est pourquoi, continua Gaston, nous avons l’honneur de vous dire
ceci : Offensés , nous étions venus vous demander raison de votre ou
trage. Olfinseurs. nous sommes prêts à vous offrir 1a réparation à la
quelle vous avtz droit pour l’injure que vous avez reçue.
— Cotte réparation sera peu de chose, dit le témoin de Gustave.
— En vérité?
Et pourvu que M. de Juvignac exprime un simple regret au sujet
de sa conduite anti-parlementaire , nous sommes heureux de vous certi
fier que celle affaire absurde n'aura aucune suite fâcheuse.
Lorsqu’il entendit ces pacifiques paroles, le belliqueux Néris se livra à
un frome nent de sourcil tel . que , s’il t ôt été Jupm , l’O ympo fût cer-
tainiment tombé en poudre. Il ureu-ement, le pl fi n I était sol de.
Pardon, messieurs, dit Barbantane, pardon ; ou vous m’uvez mal
compris ou je me suis mal expliqué. M. do Juvignac ne peut songer à
déplorer une conduite qu’il serait prêt à recommencer, le cas échéant. Il
offre une réparation, jo le répète ; mais il s’dg t d’une réparation l s ar
mes à la main, la seule léparaton qu’on gentilhomme puisse offtir dé-
cemmentà un aut o gémi homme.
— A coup ; ûr, s’éciia Néris, ni monsieur, ni moi, ne setions ici, s’il
so fût agi d’apporter d humblis excuses. N-ms no nous chargeons point
de pareils missages, et nous en croite capables serait une injure san
glante l
—Nous avons parlé d’un simple regret et non d humbles excuses... il
y a tout un monde entre ces itux locutions.
— N’eqnivoquons point sur les mots, reprit Gaston. Vous affirmez quo
M. de Servieux aéto offensé par M. de J.ivtgnac. Eh bien, nous, les amis
de M. de Juvignac, nous tenons le fa t pour certain, et nous sommes
prêts à voi.s accorder te le satisfaction quo bon vous semblera, à l’épé \
au sabre ou au pistolet. Quant à des excuses ou à des regrets, selon qu’il
vous plaira de nommer les choses, rayt z cela, messieurs, de vos papiers!
Los témoins de Gustave se levèrent et se renièrent dans l’embrasure
d’une fenêtre, où l’on parlementa durant quelques in-tans.
— Vicomte do Barbantane ! je suis enchanté do l’attitude ferme-que
vous avez prise dans ces débats ! dit Fabien, qui mit uno sourdine à son
organe sonore.
— Vicomte de Néris, je vous félicite do la marche que vous avez im
primée à cette discussion pointilleuse ! répondit Gaston à voix basse.
— Messieurs, dit l’un des témoins de Gustave, permettez-moi quel
ques observations très courtes el qui me paraissent indispensables en ce
moment. M. de Servieux, notre ami, est fils unique; son père l’adore;
il jouit d’une grande fortune; il est appelé à faire, avant un an, un très
beau maiiage; il doit quitter Paris dans trois jours; il n’aime, rii ne
peut aimer Mlle de Follt-Avoine, qu’il ne connaît quo depuis vingt-
quatre heures ; il ignoioil que M. de Juvignac eût des dro ts sur sa per
sonne : à ces causes, nous, qu’il a charges de scs pleins pouvoirs, dé
clarons qu’il ne doit point se battre, affirmant qu’un duel, dans des cir
constances semblables, serait un acte de pure démence. M. de Servieux,
observez-le, est prêt à se battre, lui; mais c’est moi, mais c'est monsieur
qui nous opposons de toutes nos forces à une rencontre que rien n’aug
torire ni ne justifie.
— Parbleu ! s’éciia Gustave, voilà une fin de non recevoir bizarrement
motivée.
— Nous en référerons à qui de droit, reprit Fabien; et je doute fort
que vos raisons paraissent à M. do Juvignac convaincantes et sans ré
plique.
— La position personnelle de M. de Servieux est sans douto fort atten
drissante, observa Gaston ; mais je vous préviens quo notre ami se laisse
difficilement attendrir.
— D’ailleurs, in-inua Néris, il est présumable que le hasard sera assez
sp rituel pour mettre encore une fois ces deux messieurs en présence.
Or, je connais M. Juuignaé assez éloquent pour ôire à peu pros certain
qu’il saura prouver à M. de S irvieuv qu’un duel e>t iiuii-pensable ; à
moins que notre adversaire n'avance prudemment l’heure de son départ.
Prudence est mère de sûreté !
Comme il prononçait ces paroles, une porte s’ouvrit, et Gustave entra
dans la chambre dii conseil.
— Mes amis, dit-il à ses témoins dont il serra les mains dans les sien
nes, j’ai tout entendu, et je vous remercie pour tous les ef bris que vous
vernz de tenter sans succès, il est temps que j’intervienne dans cette
discussion. Heureusement ou ma heureus iment pour moi, je ne me suis
jamais batiu, et n’ayaut pas encore fait ncs preuves, ainsi qu’il est d’usa
ge de le dire, j’entends quo nul n’ait le droit de suspecter mon courage.
Rassurez vous, messieurs, ajouta-t-il en s'adressant aux deux vicomtes,
jo ne changerai rien à mes projets de départ.. Je suis a la disposition de
M. de Juvignac; et, s’il lui plaît de venir faire uno promenade demain
matin dans la forêt de Saint-Germain, prévenez le qu’il me rencontrera
à dix heures précises sur la terrasse, à la hauteur cm pavillon Henri IV.
Messieurs, j’ai l’honneur do voussalu r.
— Eh bien ! demanda Fioreslan, quand reviennent les deux vicomtes?
— Eli bien! l'affairo est arrangée... répondit Barbantane.
— Arrangée?... interrompit Florestan; que signifie ?...
— Oui, vous vous battez demain, à dix heures.
— Très bien ; le lieu du rendez-vous?
— La forêt de Saint Germain.
— P.irfah ! .. Ah ça, que s'esl-il passé là-haut? la conférence a été
aboitiii ablc ment longue ! elle a duré un c gare et demi !
— Imaginez-vous, dit Néris en haussant les épaules, qu'on nous avait
abouchés avec deux espèces de qu;lues au-si assommant que vertueux.
N'mit iI- pas osé soutenir que ce duel n était fondé ni en droit, ni en
fait! fin vérité, c’était abuser de la facilité do raisonner! J'ai môme vu
le moment où ils no is déclameraient a fameu-o lettre de Rousseau contre
le duel !... A piopos, nous sommes tous à jeun,jo crois? Si nous allions
déjeuner?
XXVI.
ï.es vicomtes tiur le turf.
Tout en déjeunant, el sans perdre un coup de dent, Juvignac so fit
servir une plume, de l’encre et du papier ; puis il écrivit les deux let
tres suivantes ;
1» A AL Trumeau, carrossier, rue liasse du-Remparl, 10.
« Envoyi z-rnoi tout de suite, devant la porte de Tortoni, où je dé
jeune, une voiture de poste, attelée dequaiio chevaux, avec deux postil
lons dans leur plus galant co.-turne. Mût faites vite, je suis pressé. Je
paierai comptant comme un cuistre et jo vous uuiori.e à m’écorcher,
tout comme si je ne devais vous payer que dans dix ans, ainsi qu’un
gentilhomme. »
2° A mademoiselle ligêrie de Monlponl, rue du Ueldcr, 15.
« Chère petite,
» J’apprends que lord Patrick et le major Fidéiius font courir aujour
d’hui, à trois heures, au Champ-de-Murs. Des paris énormes sont enga
gés; lout le sport parisien y sera. Si vous voulez que j’a e la joie de vous
y produire, hâtez-vous do venir me joindre chez Tortoni. Je vous accorde
irente secondes pour vous faire bedo. N’est-ce pas encore plus qu’il ne
vous faut, ô céleste bramé? »
Moins de dix minutes après, les trois vicom'es et Briganline couraient
la poste sur le boulevart, tandis que les posiillons, que l’odeur de l’or
avait mis en belle humeur, assourdissaient les passons par de bruyantes
fanfares exécutées avec la mèche do leurs fouets.
L’arrivée des vicomtes produisit une certaine sensation sur le turf, et
la foule des geriilemin-riders daigna iq plaudir à celle idée saugrenue
d’être venu en poste au Champ de-Mars.
— Nous faisons un effet énorme ! dit Fabien, qui s’enfla à l’instar de
la gtenouille.
— Les femmes n’ont do regards que pour nous! s’écria Gaston, en ca
ressant son menton.
Et tous les sourires masculins sont pour moi ! ajouta mentalement
Mlle de Monlponl.
Qu ml à Florestan. il se disait :
— Je ne souhaite qu’une seule chose, c’est d’ôlre vu dans cet équi
page par Mlle de Fo le -Avoine. Elle croira que j’ai enfin hérité
do cet oric’e imaginaire dont je l’ai si souvent bercée, et elle crèvera de
dépit en songeant que nous sommes brouillés à mort! car, Dieu merci,
tout eét rompu entre nous, et dût-elle implorer à deux genoux son par
don, je jure que jo la repousserais comme un chien I
Le vœu du vicumto fut aussitôt réalisé que conçu. Le hasard l’avait
placé à uno dizaine de pas de Blanche, assise au premier rang d’une tri
bune, et couverte de fourrures du plus haut prix.
— Fioreslan ! se dit-elle; c’est, ma foi, lui, qui so pavane dans cette
voiture do poste 1 Oh! oh! il paraît que ses derniers quinze francs ont
fail lies petits! Peut-être que son oncle à tourné l’œil subitement?
D-nsce cas, j’ai commis une faute hier soir; j’ai poussé la plaisanterie
trop loin... Ah ! bah! ajouta-t-elle, il mo reviendra tout de même...
jVn serai quille pour forcer la dose de ma tendres-o, et pour ajouter à
mes soupirs une once de remords et quelques grammes de sanglots...
Mais je n’apeiçois pas mon blond Gustave; so seraient-ils déjà battus?
Ce monstre de Florestan est capable de l’avoir embroché comme un pou
let ! Après la course, j’irai savoir des nouvelles do M. Servieux ; les con
venances m’en font un devoir, dit-elle en laissant tomber un coup-d’œil
complaisant sur les fourrure? dont elle était surchargée, et que Gustave
lui avait envoyées, il n'y avait pas uno heure.
La course n’étant pas près de commencer, les jeunes gens descendi
rent sur le turf et so mêlèrent aux groupes animés dos parieurs.
— Vous me laissez seule? demanda Briga 'line à Florestan.
— Vous n’avez point do bouquet, répartit le vicomte , ce qui est, de
ma part, un oubli impardonnable. Mes amis et moi, nous allons fuiro , à
votre intention, une razzias de camélias chez les fl •uristos du voisinage.
11 baisa la main de Mlle do Monlponl, rejoignit Barbantane, et passant
son bras sous le sien :
— Mon cher, dit-il, il y a long-temps que j’ai reconnu en vous l’é-
loffo d’un parfait diplomate.
— Vous me flattez , vicomte.
—- Non, d’honneur !
— Et qu'exigez-vous de ma diplomatie?
— Voyez-vous Mile do Folle-Avoine?
— Vos anciennes amours.
— Comme vous dites.
Certaineinem jo la vois... et môme jamais je ne l'ai vu si jolie.
Le vicomie tressaillit légèrement.
— Vous trouvez? lit-il ; il me paraît au contraire qu’elle ne brille pas
aujourd’hui. Mais peu importe.,, ce n’est point do son plus ou moins
de beauté qu’il s’agit.
— Et de quoi s’agil-il ?
— Tout à l’heure, dans un instant, vous vous approcherez d’elle.
— Ensuite ?
— Sans fatuité aucune, je suis sûr qu’elle vous parlera de moi, vous
interrogeant au sujet de mesquatre chevaux et de mes postillons aux ru
bans aux mille couleurs !
— Que devrais-je répondre?
— Tout ce qui vous viendra à l’esprit... Dites qu’un oncle à 'moi est
mort... que je pourrais, si c’était ma fantaisie, acheter le Palais-Royal, et
que, depuis hier, j’ai donné à Briganline pour vingt mille écus de pier
reries. Vous m’avez compris?
! — Comptez sur moi : ce matin, vous m’avez prêté une douzaine de
louis ; ce soir, je vous fais richeà millions... Un bienfait n’est jamais
perdu 1
La solennité chevaline qui avait lieu, ce jour-là, au Champ-de-Mars,
n’était point une dos courses annuelles, organisées et dirigées par le
jockei’s club de Paris. 11 s’agissait d’un engagement parlicul er entre
Fanfaronnade et Verlugadin, deux bêles célébrés dans les fastes du
siudboork. Lord Patrick et le major Fidéiius avaient parié des sommes
folles, qui en faveur de Fanfaronnade, l’honneur do ses écuries, qui en
faveur de Verlugadin, la gloire de ses box. Le vainqueur devait franchir
heureusement une série de haies vives et de barrières, échelonnées de
distance en distance ; et, ce qui augmentait l’intérêt de ce simulacre de
course au clocher, les deux genilemen avaient annoncé qu'ils figure
raient en personne, endossant, pour cette fois,la casaque de leurs jockeis-
— Noble lulle t disait le vicomte do Néris aux gobe-mouches qui fai
saient cercle autour de lui; noble lutte! et qui me rappelle, d'assiz loin,
il est vrai, le dernier steeple-chase de la Croix-de-Berny , où , d’un peu
plus , je mo serais noyo dans la Bièvre ; mais où , en revanche , j’eus
l’honneur d’arriver premier, battant à plates coulures M. de Pontalba,
M. Lupin, M. Carter, M. de Rothschild et M. do Cambise. Allons , mes
sieurs, qui de vous veut tenir pour Fanfaronnade ? Jo parie cinq cents
louis pour Verlugadin l
Et sans donner à personne !e temps do lui répondre , il se jeta hors du
groupe, disparut, et alla porter plus loin ses impudentes gasconnades et
ses audacieuses hâbleries.
Pendant ce temps, Gaston s’était glissé auprès de Mlle de Folle-
Avoine.
— Vous savez la grande nouvelle ? dit-il à l’artiste de l’Hippodrôme.
— Quelle nouvelle ?
— Vous ignorez ce que je veux dire?
— Complètement.
— Est-ce possible?
— Puisque je vous affirme que je ne sais rien.
— Mais c’est l’entretien do tout Paris, en général, et du deuxième ar
rondis‘meut, en particulier. D’où sortez-vous?
—Admettez que j’arrive des Iles-Marquises et instruisez-moi.
— Le vicomte do Juvignac...
— Florestan? interrompit-elle.
— Lui-même.
— Eh bien ?
— Eh bien 1 il est à la tête de deux cent mille francs de rentes.
— Quatre millions ?
— A cinq pour cent, font deux cents mille francs do rentes.
— Et depuis quand cette fortune lui est-elle survenue ?
— Depuis hier soir, où il a été informé do la mort d’un parent qui l’a
fait son léga aire universel.
— Hier, à midi, il ne possédait que quinze francs ?
— Ce qui ne l’empêche fias aujourd'hui do po-séder quatre millions.
— Excusez du pou ! murmura Blanche ; les jours so suivent el ne so
ressemblent pas !
— Oserai-je vous adresser uuo question ? reprit Barbantane.
— Osez, vicomte.
— Entre vous et Florestan il s’est passé quelquo chose ; que s’esl-il
passé ?
— Le sais-je seulement 1 soupira Blanche, qui fit mine de s’essuyer
les yeux. J’ai la faib'esse d’aimer follement M. do Juvignac, et il a la
cruauté d’abuser do l'influence qu’il a prise sur mon esprit et sur mon
cœur. Il me rend la plus malheureuse des femmes ! il conn fit ma jalou
sie excessive ; et vous le voyez, dit-ello en désignant du doigt Brigan-
tine. il n’hésite pas à retourner le fer dam mu blessure toujours saignan
te. — Ali 1 mon Dieu I s’écria—t-ullo d’une voix brisée, il veut donc mo
faire mourir !
— Qu’avrz-vous ! demanda Gaston.
— Regardez ce qui so passo dans sa voiture, et dites si ce n’est pas à
en devenir folle !
Barbantane regarda et vit Florestan qui offrait un magnifique bou
quet à Mlle de Moritpont.
— Cela no peut pas durer plus longtemps ainsi! s’écria Blanche, qui
trépignait de fureur.
Elle se leva de l’amphitéâlre où elle était juchée, courut vers la voi
ture du vicomte et arrachant le bouquet des mains de sa rivale:
— Ma petite; dit-elle, vous n’avtz qu’une chose passable dans la fi
gure, ce sont loi yeux... que jo ne vous revoie jamais avec mon adoré
Florestan, sinon je vous les crève !
Briganline eut un mouvement d’effroi.
— Ne cra gnez rien, dit Juvignac. Madame est sans doute quoique
pauvre créature échappée de Biiêtro ou de Charonton.
Et il ordonna à ses pastillons de le conduire dans une autre partie du
Champ-de-Mars.
Sur ces entrefaites, le signal du départ ayant été donné, Verlugadin
et Fanfaronnade s’élancèrent à fond de train aux applaudissemous de
la foule.
Mais Fanfaronnade s’abattit à la secondo haie, et Verlugadin se dé
roba à la troisième barrière.
Quand on releva loril Patrick, on s’aperçut qu’il avait une jambe
cassée.
Lorsqu’on s’approcha du major Fidéiius, on reconnut qu’il avait deux
côt< s enfoncée et un bras démis.
D'un avis unanime, les trois vicomtes déclarèrent que cette course
était li plus intéressante à laquelle ils eussent encore assisté.
On suppose que lord Patrick ci le major Fidéiius ne partagèrent pas
cette opinion, légèrement entachée do paradoxe.
XXVll.
Xi’Honneiir «Ses vicomtes est suais fais..
Le lendemain, au coup de dix heures, deux voitures s'arrêtèrent sur
!a terrasse de Saint-Germain.
Les trois vicomtes sortirent de la première voiture; quatre personnes
descendirent de la seconde.
— M. de Sirvieux a-t-il donc amené trois témoins ? demanda Juvi
gnac.
— Non, dit Fabien ; la troisième personne est un médecin ; je lo con
nais ; c’est le docteur Fleuriel.
— Bonne précaution 1 dit Barbantane.
— Précaution inutile I reprit Juvignac avec un scmriro sinistre. Quo lo
duel ait lieu à l’épée ou au pistolet, Al. de Servieux est un homme mort !
— Dieu ait son âme ! dit Fabien.
— Amen I dit Gjsiun.
Les jeunes gens s’abordèrent et se saluèrent.
— Messieurs, dii N iris, il existe, à doux pas d’ici, un endroit fait ex
près pour lus conversations du goure de c ille qui. va avoir lieu lout-à-
l’heurè. Le Pré-aux-Clers, dé funô ire méin lire, n’avait pas, j’en suis
certain, uno seule ali ‘e comparable au lieu .charmant où je vais vous
conduire. Vous p!aît-d do m’y accompagner?
Fabien marcha devant; los autres le suivirent en silence.
La terre était couverte do neige ; le ciel était d'un bleu mat ; mille po
lits glaçons, Bui form is capricieuses, puni aient aux bran :hos des arbres
dépouillés, et les rayons du pâle soleil de décembre les faisaient étince
ler comme des girandoles de diamans.
— La terre semble couverte d’un linceul ! dit Gustave avec une douce
mélancolie.
— L’entendez-vous? demanda Gaston à Fioreslan.
— Quo dit-il ?
— Il a dit quo la terre semble couverte d’un linceul.
— Il a raison ; et ce linceul va être le sien dans un instant.
— Vous êtes sûr de vous, au moins, vicomte ?
— Si sûr quo je ne donnerais pas vingt francs do sa peau !
— La vue dus clochers de Saint-Denis, qu’on aperçoit dans la brume
de l’horizon, ne vous inspire donc aucune idée fâcheuse, ainsi qu’etlo en
inspirait.à Louis XIV?
— Bien au contraire ! elle me rappelle que nous sommes tous mortels...
et la preuve que nous sommes tous mortels, c’est que le jeune monsieur
blond, ici présent, va mourir t
LA JEUNESSE DORÉE
PAR LE PROCÉDÉ RUOLZ.
— Mon cher Gaston, dit-il, vous ôtes libre; j’étais votre débiteur d’une
quinzaine do louis ; aujourd'hui les rôles sont intervertis, et me voilà
votre créancier... Nous compterons plus tard.
Le garde du commerce et les deux, recors échangèrent un regard où
so peignait un étonnement stupide.
Imaginez, un chasseur qui voit tout à coup s’élancer, agile et bon lis
sant, et disparaître au loin dans la plaine le gibier qui, un instant aupa
ravant, gisait inanimé dans les mailles sanglantes de. son carnier.
Fabien de Néris se demandait s’il veilldt ou s’il rêvait.
Quant à G.stori , il se jeta au cou de son lberateur et l’embrasas
coram populo, c’est-à-dire en présence d'un joueur u’orgue do Barbarie,
d’un sergent do ville et d’un ramoneur, cette infaillible trilogie, orne
ment né de toute rue parisienne.
XXV.
Comment les viromtfx arriuigent nae affaire. ’
— Mon cher Gaston, dit Florestan, vous allez penser que je suis un
créancier fort incommode?...
— Où voulez vous que je puise une opinion à ce point injuste et mal
fondée ?
— Il n'y a pas cinq minutes que j’ai eu le p!a : sir de vous obliger, et
voici que d> ; jà je réclame un service de votre amitié.
— Entre nous, mon cher, c'est à la vie, à lu mort ; el pourvu que
vous n’vxigiez pas le.bf mbouist ment immédiat de la somme que vous
m’avez si galamment ptôiée, il n’est rien dont je me seine capable pour
vobs prouver ma reconnaissance.
Le vicomie exposa en peu de mots lu nature du service qu’il attendait
de son débiteur.
— N’oubliez pas , messieurs, ajouta-t-il en s’adressant à ses deux té
moins, que celle affaire est de celles qui ne souffrent aucun arrangement.
Je tuerai M. de Servieux, parce que c’est,au demi tirent,le seul châtiment
qu’il me soit loisible d’infliger à cette coquine de Blanche; je le tuerai,
parce qu’elle est folle de lui, du moins elle me l’a dit, et parce que j’es
père vaguement que cette mort 1a fera malheureuse.
— Vous l’aiirn z dune bi- n cette femme? < b erva Gaston.
— Je ia hais! d t Juvignacavec énergie. Mais elle a froissé ma vanité,
elle a blessé mon orgusil, elle a lente do me rendre ridicule... trois cri
mes sans rémi-sinn I J'en suis désolé pour M. de Servieux, mais pour
quoi se trouve t-il sur le chemin de nia colère.
— C’est juste, dit Fabien; pourquoi le brin d’herbe se rencontre-t-il
sur le passage du toriem?
On était arrivé devant le n» 112 du Faubourg-Saint-Honoré. Fabien
et Gaston montèrent chez M. de Servieux ; Florestan alarma un cigare et
alh miit impatiemment l’issue de celle co. ference.
Deux anus de M. de S ri vieux, prévenus par lui, reçurent les deux vi-
orotes.
On so salua gravement de part et d’autre, et l’on prit place sur des
siégis rangés circulairemenl autour de la cheminée où pétillait un leu
clair et joyeux.
— Messieurs, dit Néris, la mission délicate que nous sommes appelé-
à remplir est une miss o i toute de confiance, et je vous prie d’ôlre con
vaincus q te nous sommes autant pénétrés do son importance et do sa
gravite que vous pouvez l’ôtre vous-mêmes. Notre ami M. le vicomte
Florestan de Juvignac a clé offensé hier soir , au théâtre des Folies-Dra-
matiques.
— Permettez, monsieur, interrompit l'un des témoins do Gustave,
vous commettez une erreur, involontaire, sans doute.
— Une erreur?
— Une grave erreur.
— Je ne vous comprends pas, monsieur.
— Jo m’expli pie, monsieur ; Il y a eu offense , jo la reconnais ; mais
cette offi n-e, c’est notre ami qui l’a reçue, et c’est le vôtre qui l’a faite.
Est ce à dire que j’ai menti! s’éc- ia Fabien , qui fronçt le sourcil ,
comme le faisait maître Jupin quand il voulait effrayer son Oympo re
belle.
— Aucunement, monsieur, je rétablissais les faits, voilà tout.
— Ainsi, ait Barbantane, selon vous, l’offenseur serait M. de Juvi
gnac?
— C’est mon opinion.
Et l’offensé est M. de Servieux?
— C’est notre façon de penser, à tous.
— Soit ! reprit G."s on ; et tel est notre désir d’arranger les choses pour
le mieux, que nous voulons bien accepter la position singulière que vous
faites à celui qui nous envoie.
Nous n attendions pas moins do votre loyauté, messieurs, dit l’un
des témoins de Gustave.
C’est pourquoi, continua Gaston, nous avons l’honneur de vous dire
ceci : Offensés , nous étions venus vous demander raison de votre ou
trage. Olfinseurs. nous sommes prêts à vous offrir 1a réparation à la
quelle vous avtz droit pour l’injure que vous avez reçue.
— Cotte réparation sera peu de chose, dit le témoin de Gustave.
— En vérité?
Et pourvu que M. de Juvignac exprime un simple regret au sujet
de sa conduite anti-parlementaire , nous sommes heureux de vous certi
fier que celle affaire absurde n'aura aucune suite fâcheuse.
Lorsqu’il entendit ces pacifiques paroles, le belliqueux Néris se livra à
un frome nent de sourcil tel . que , s’il t ôt été Jupm , l’O ympo fût cer-
tainiment tombé en poudre. Il ureu-ement, le pl fi n I était sol de.
Pardon, messieurs, dit Barbantane, pardon ; ou vous m’uvez mal
compris ou je me suis mal expliqué. M. do Juvignac ne peut songer à
déplorer une conduite qu’il serait prêt à recommencer, le cas échéant. Il
offre une réparation, jo le répète ; mais il s’dg t d’une réparation l s ar
mes à la main, la seule léparaton qu’on gentilhomme puisse offtir dé-
cemmentà un aut o gémi homme.
— A coup ; ûr, s’éciia Néris, ni monsieur, ni moi, ne setions ici, s’il
so fût agi d’apporter d humblis excuses. N-ms no nous chargeons point
de pareils missages, et nous en croite capables serait une injure san
glante l
—Nous avons parlé d’un simple regret et non d humbles excuses... il
y a tout un monde entre ces itux locutions.
— N’eqnivoquons point sur les mots, reprit Gaston. Vous affirmez quo
M. de Servieux aéto offensé par M. de J.ivtgnac. Eh bien, nous, les amis
de M. de Juvignac, nous tenons le fa t pour certain, et nous sommes
prêts à voi.s accorder te le satisfaction quo bon vous semblera, à l’épé \
au sabre ou au pistolet. Quant à des excuses ou à des regrets, selon qu’il
vous plaira de nommer les choses, rayt z cela, messieurs, de vos papiers!
Los témoins de Gustave se levèrent et se renièrent dans l’embrasure
d’une fenêtre, où l’on parlementa durant quelques in-tans.
— Vicomte do Barbantane ! je suis enchanté do l’attitude ferme-que
vous avez prise dans ces débats ! dit Fabien, qui mit uno sourdine à son
organe sonore.
— Vicomte de Néris, je vous félicite do la marche que vous avez im
primée à cette discussion pointilleuse ! répondit Gaston à voix basse.
— Messieurs, dit l’un des témoins de Gustave, permettez-moi quel
ques observations très courtes el qui me paraissent indispensables en ce
moment. M. de Servieux, notre ami, est fils unique; son père l’adore;
il jouit d’une grande fortune; il est appelé à faire, avant un an, un très
beau maiiage; il doit quitter Paris dans trois jours; il n’aime, rii ne
peut aimer Mlle de Follt-Avoine, qu’il ne connaît quo depuis vingt-
quatre heures ; il ignoioil que M. de Juvignac eût des dro ts sur sa per
sonne : à ces causes, nous, qu’il a charges de scs pleins pouvoirs, dé
clarons qu’il ne doit point se battre, affirmant qu’un duel, dans des cir
constances semblables, serait un acte de pure démence. M. de Servieux,
observez-le, est prêt à se battre, lui; mais c’est moi, mais c'est monsieur
qui nous opposons de toutes nos forces à une rencontre que rien n’aug
torire ni ne justifie.
— Parbleu ! s’éciia Gustave, voilà une fin de non recevoir bizarrement
motivée.
— Nous en référerons à qui de droit, reprit Fabien; et je doute fort
que vos raisons paraissent à M. do Juvignac convaincantes et sans ré
plique.
— La position personnelle de M. de Servieux est sans douto fort atten
drissante, observa Gaston ; mais je vous préviens quo notre ami se laisse
difficilement attendrir.
— D’ailleurs, in-inua Néris, il est présumable que le hasard sera assez
sp rituel pour mettre encore une fois ces deux messieurs en présence.
Or, je connais M. Juuignaé assez éloquent pour ôire à peu pros certain
qu’il saura prouver à M. de S irvieuv qu’un duel e>t iiuii-pensable ; à
moins que notre adversaire n'avance prudemment l’heure de son départ.
Prudence est mère de sûreté !
Comme il prononçait ces paroles, une porte s’ouvrit, et Gustave entra
dans la chambre dii conseil.
— Mes amis, dit-il à ses témoins dont il serra les mains dans les sien
nes, j’ai tout entendu, et je vous remercie pour tous les ef bris que vous
vernz de tenter sans succès, il est temps que j’intervienne dans cette
discussion. Heureusement ou ma heureus iment pour moi, je ne me suis
jamais batiu, et n’ayaut pas encore fait ncs preuves, ainsi qu’il est d’usa
ge de le dire, j’entends quo nul n’ait le droit de suspecter mon courage.
Rassurez vous, messieurs, ajouta-t-il en s'adressant aux deux vicomtes,
jo ne changerai rien à mes projets de départ.. Je suis a la disposition de
M. de Juvignac; et, s’il lui plaît de venir faire uno promenade demain
matin dans la forêt de Saint-Germain, prévenez le qu’il me rencontrera
à dix heures précises sur la terrasse, à la hauteur cm pavillon Henri IV.
Messieurs, j’ai l’honneur do voussalu r.
— Eh bien ! demanda Fioreslan, quand reviennent les deux vicomtes?
— Eli bien! l'affairo est arrangée... répondit Barbantane.
— Arrangée?... interrompit Florestan; que signifie ?...
— Oui, vous vous battez demain, à dix heures.
— Très bien ; le lieu du rendez-vous?
— La forêt de Saint Germain.
— P.irfah ! .. Ah ça, que s'esl-il passé là-haut? la conférence a été
aboitiii ablc ment longue ! elle a duré un c gare et demi !
— Imaginez-vous, dit Néris en haussant les épaules, qu'on nous avait
abouchés avec deux espèces de qu;lues au-si assommant que vertueux.
N'mit iI- pas osé soutenir que ce duel n était fondé ni en droit, ni en
fait! fin vérité, c’était abuser de la facilité do raisonner! J'ai môme vu
le moment où ils no is déclameraient a fameu-o lettre de Rousseau contre
le duel !... A piopos, nous sommes tous à jeun,jo crois? Si nous allions
déjeuner?
XXVI.
ï.es vicomtes tiur le turf.
Tout en déjeunant, el sans perdre un coup de dent, Juvignac so fit
servir une plume, de l’encre et du papier ; puis il écrivit les deux let
tres suivantes ;
1» A AL Trumeau, carrossier, rue liasse du-Remparl, 10.
« Envoyi z-rnoi tout de suite, devant la porte de Tortoni, où je dé
jeune, une voiture de poste, attelée dequaiio chevaux, avec deux postil
lons dans leur plus galant co.-turne. Mût faites vite, je suis pressé. Je
paierai comptant comme un cuistre et jo vous uuiori.e à m’écorcher,
tout comme si je ne devais vous payer que dans dix ans, ainsi qu’un
gentilhomme. »
2° A mademoiselle ligêrie de Monlponl, rue du Ueldcr, 15.
« Chère petite,
» J’apprends que lord Patrick et le major Fidéiius font courir aujour
d’hui, à trois heures, au Champ-de-Murs. Des paris énormes sont enga
gés; lout le sport parisien y sera. Si vous voulez que j’a e la joie de vous
y produire, hâtez-vous do venir me joindre chez Tortoni. Je vous accorde
irente secondes pour vous faire bedo. N’est-ce pas encore plus qu’il ne
vous faut, ô céleste bramé? »
Moins de dix minutes après, les trois vicom'es et Briganline couraient
la poste sur le boulevart, tandis que les posiillons, que l’odeur de l’or
avait mis en belle humeur, assourdissaient les passons par de bruyantes
fanfares exécutées avec la mèche do leurs fouets.
L’arrivée des vicomtes produisit une certaine sensation sur le turf, et
la foule des geriilemin-riders daigna iq plaudir à celle idée saugrenue
d’être venu en poste au Champ de-Mars.
— Nous faisons un effet énorme ! dit Fabien, qui s’enfla à l’instar de
la gtenouille.
— Les femmes n’ont do regards que pour nous! s’écria Gaston, en ca
ressant son menton.
Et tous les sourires masculins sont pour moi ! ajouta mentalement
Mlle de Monlponl.
Qu ml à Florestan. il se disait :
— Je ne souhaite qu’une seule chose, c’est d’ôlre vu dans cet équi
page par Mlle de Fo le -Avoine. Elle croira que j’ai enfin hérité
do cet oric’e imaginaire dont je l’ai si souvent bercée, et elle crèvera de
dépit en songeant que nous sommes brouillés à mort! car, Dieu merci,
tout eét rompu entre nous, et dût-elle implorer à deux genoux son par
don, je jure que jo la repousserais comme un chien I
Le vœu du vicumto fut aussitôt réalisé que conçu. Le hasard l’avait
placé à uno dizaine de pas de Blanche, assise au premier rang d’une tri
bune, et couverte de fourrures du plus haut prix.
— Fioreslan ! se dit-elle; c’est, ma foi, lui, qui so pavane dans cette
voiture do poste 1 Oh! oh! il paraît que ses derniers quinze francs ont
fail lies petits! Peut-être que son oncle à tourné l’œil subitement?
D-nsce cas, j’ai commis une faute hier soir; j’ai poussé la plaisanterie
trop loin... Ah ! bah! ajouta-t-elle, il mo reviendra tout de même...
jVn serai quille pour forcer la dose de ma tendres-o, et pour ajouter à
mes soupirs une once de remords et quelques grammes de sanglots...
Mais je n’apeiçois pas mon blond Gustave; so seraient-ils déjà battus?
Ce monstre de Florestan est capable de l’avoir embroché comme un pou
let ! Après la course, j’irai savoir des nouvelles do M. Servieux ; les con
venances m’en font un devoir, dit-elle en laissant tomber un coup-d’œil
complaisant sur les fourrure? dont elle était surchargée, et que Gustave
lui avait envoyées, il n'y avait pas uno heure.
La course n’étant pas près de commencer, les jeunes gens descendi
rent sur le turf et so mêlèrent aux groupes animés dos parieurs.
— Vous me laissez seule? demanda Briga 'line à Florestan.
— Vous n’avez point do bouquet, répartit le vicomte , ce qui est, de
ma part, un oubli impardonnable. Mes amis et moi, nous allons fuiro , à
votre intention, une razzias de camélias chez les fl •uristos du voisinage.
11 baisa la main de Mlle do Monlponl, rejoignit Barbantane, et passant
son bras sous le sien :
— Mon cher, dit-il, il y a long-temps que j’ai reconnu en vous l’é-
loffo d’un parfait diplomate.
— Vous me flattez , vicomte.
—- Non, d’honneur !
— Et qu'exigez-vous de ma diplomatie?
— Voyez-vous Mile do Folle-Avoine?
— Vos anciennes amours.
— Comme vous dites.
Certaineinem jo la vois... et môme jamais je ne l'ai vu si jolie.
Le vicomie tressaillit légèrement.
— Vous trouvez? lit-il ; il me paraît au contraire qu’elle ne brille pas
aujourd’hui. Mais peu importe.,, ce n’est point do son plus ou moins
de beauté qu’il s’agit.
— Et de quoi s’agil-il ?
— Tout à l’heure, dans un instant, vous vous approcherez d’elle.
— Ensuite ?
— Sans fatuité aucune, je suis sûr qu’elle vous parlera de moi, vous
interrogeant au sujet de mesquatre chevaux et de mes postillons aux ru
bans aux mille couleurs !
— Que devrais-je répondre?
— Tout ce qui vous viendra à l’esprit... Dites qu’un oncle à 'moi est
mort... que je pourrais, si c’était ma fantaisie, acheter le Palais-Royal, et
que, depuis hier, j’ai donné à Briganline pour vingt mille écus de pier
reries. Vous m’avez compris?
! — Comptez sur moi : ce matin, vous m’avez prêté une douzaine de
louis ; ce soir, je vous fais richeà millions... Un bienfait n’est jamais
perdu 1
La solennité chevaline qui avait lieu, ce jour-là, au Champ-de-Mars,
n’était point une dos courses annuelles, organisées et dirigées par le
jockei’s club de Paris. 11 s’agissait d’un engagement parlicul er entre
Fanfaronnade et Verlugadin, deux bêles célébrés dans les fastes du
siudboork. Lord Patrick et le major Fidéiius avaient parié des sommes
folles, qui en faveur de Fanfaronnade, l’honneur do ses écuries, qui en
faveur de Verlugadin, la gloire de ses box. Le vainqueur devait franchir
heureusement une série de haies vives et de barrières, échelonnées de
distance en distance ; et, ce qui augmentait l’intérêt de ce simulacre de
course au clocher, les deux genilemen avaient annoncé qu'ils figure
raient en personne, endossant, pour cette fois,la casaque de leurs jockeis-
— Noble lulle t disait le vicomte do Néris aux gobe-mouches qui fai
saient cercle autour de lui; noble lutte! et qui me rappelle, d'assiz loin,
il est vrai, le dernier steeple-chase de la Croix-de-Berny , où , d’un peu
plus , je mo serais noyo dans la Bièvre ; mais où , en revanche , j’eus
l’honneur d’arriver premier, battant à plates coulures M. de Pontalba,
M. Lupin, M. Carter, M. de Rothschild et M. do Cambise. Allons , mes
sieurs, qui de vous veut tenir pour Fanfaronnade ? Jo parie cinq cents
louis pour Verlugadin l
Et sans donner à personne !e temps do lui répondre , il se jeta hors du
groupe, disparut, et alla porter plus loin ses impudentes gasconnades et
ses audacieuses hâbleries.
Pendant ce temps, Gaston s’était glissé auprès de Mlle de Folle-
Avoine.
— Vous savez la grande nouvelle ? dit-il à l’artiste de l’Hippodrôme.
— Quelle nouvelle ?
— Vous ignorez ce que je veux dire?
— Complètement.
— Est-ce possible?
— Puisque je vous affirme que je ne sais rien.
— Mais c’est l’entretien do tout Paris, en général, et du deuxième ar
rondis‘meut, en particulier. D’où sortez-vous?
—Admettez que j’arrive des Iles-Marquises et instruisez-moi.
— Le vicomte do Juvignac...
— Florestan? interrompit-elle.
— Lui-même.
— Eh bien ?
— Eh bien 1 il est à la tête de deux cent mille francs de rentes.
— Quatre millions ?
— A cinq pour cent, font deux cents mille francs do rentes.
— Et depuis quand cette fortune lui est-elle survenue ?
— Depuis hier soir, où il a été informé do la mort d’un parent qui l’a
fait son léga aire universel.
— Hier, à midi, il ne possédait que quinze francs ?
— Ce qui ne l’empêche fias aujourd'hui do po-séder quatre millions.
— Excusez du pou ! murmura Blanche ; les jours so suivent el ne so
ressemblent pas !
— Oserai-je vous adresser uuo question ? reprit Barbantane.
— Osez, vicomte.
— Entre vous et Florestan il s’est passé quelquo chose ; que s’esl-il
passé ?
— Le sais-je seulement 1 soupira Blanche, qui fit mine de s’essuyer
les yeux. J’ai la faib'esse d’aimer follement M. do Juvignac, et il a la
cruauté d’abuser do l'influence qu’il a prise sur mon esprit et sur mon
cœur. Il me rend la plus malheureuse des femmes ! il conn fit ma jalou
sie excessive ; et vous le voyez, dit-ello en désignant du doigt Brigan-
tine. il n’hésite pas à retourner le fer dam mu blessure toujours saignan
te. — Ali 1 mon Dieu I s’écria—t-ullo d’une voix brisée, il veut donc mo
faire mourir !
— Qu’avrz-vous ! demanda Gaston.
— Regardez ce qui so passo dans sa voiture, et dites si ce n’est pas à
en devenir folle !
Barbantane regarda et vit Florestan qui offrait un magnifique bou
quet à Mlle de Moritpont.
— Cela no peut pas durer plus longtemps ainsi! s’écria Blanche, qui
trépignait de fureur.
Elle se leva de l’amphitéâlre où elle était juchée, courut vers la voi
ture du vicomte et arrachant le bouquet des mains de sa rivale:
— Ma petite; dit-elle, vous n’avtz qu’une chose passable dans la fi
gure, ce sont loi yeux... que jo ne vous revoie jamais avec mon adoré
Florestan, sinon je vous les crève !
Briganline eut un mouvement d’effroi.
— Ne cra gnez rien, dit Juvignac. Madame est sans doute quoique
pauvre créature échappée de Biiêtro ou de Charonton.
Et il ordonna à ses pastillons de le conduire dans une autre partie du
Champ-de-Mars.
Sur ces entrefaites, le signal du départ ayant été donné, Verlugadin
et Fanfaronnade s’élancèrent à fond de train aux applaudissemous de
la foule.
Mais Fanfaronnade s’abattit à la secondo haie, et Verlugadin se dé
roba à la troisième barrière.
Quand on releva loril Patrick, on s’aperçut qu’il avait une jambe
cassée.
Lorsqu’on s’approcha du major Fidéiius, on reconnut qu’il avait deux
côt< s enfoncée et un bras démis.
D'un avis unanime, les trois vicomtes déclarèrent que cette course
était li plus intéressante à laquelle ils eussent encore assisté.
On suppose que lord Patrick ci le major Fidéiius ne partagèrent pas
cette opinion, légèrement entachée do paradoxe.
XXVll.
Xi’Honneiir «Ses vicomtes est suais fais..
Le lendemain, au coup de dix heures, deux voitures s'arrêtèrent sur
!a terrasse de Saint-Germain.
Les trois vicomtes sortirent de la première voiture; quatre personnes
descendirent de la seconde.
— M. de Sirvieux a-t-il donc amené trois témoins ? demanda Juvi
gnac.
— Non, dit Fabien ; la troisième personne est un médecin ; je lo con
nais ; c’est le docteur Fleuriel.
— Bonne précaution 1 dit Barbantane.
— Précaution inutile I reprit Juvignac avec un scmriro sinistre. Quo lo
duel ait lieu à l’épée ou au pistolet, Al. de Servieux est un homme mort !
— Dieu ait son âme ! dit Fabien.
— Amen I dit Gjsiun.
Les jeunes gens s’abordèrent et se saluèrent.
— Messieurs, dii N iris, il existe, à doux pas d’ici, un endroit fait ex
près pour lus conversations du goure de c ille qui. va avoir lieu lout-à-
l’heurè. Le Pré-aux-Clers, dé funô ire méin lire, n’avait pas, j’en suis
certain, uno seule ali ‘e comparable au lieu .charmant où je vais vous
conduire. Vous p!aît-d do m’y accompagner?
Fabien marcha devant; los autres le suivirent en silence.
La terre était couverte do neige ; le ciel était d'un bleu mat ; mille po
lits glaçons, Bui form is capricieuses, puni aient aux bran :hos des arbres
dépouillés, et les rayons du pâle soleil de décembre les faisaient étince
ler comme des girandoles de diamans.
— La terre semble couverte d’un linceul ! dit Gustave avec une douce
mélancolie.
— L’entendez-vous? demanda Gaston à Fioreslan.
— Quo dit-il ?
— Il a dit quo la terre semble couverte d’un linceul.
— Il a raison ; et ce linceul va être le sien dans un instant.
— Vous êtes sûr de vous, au moins, vicomte ?
— Si sûr quo je ne donnerais pas vingt francs do sa peau !
— La vue dus clochers de Saint-Denis, qu’on aperçoit dans la brume
de l’horizon, ne vous inspire donc aucune idée fâcheuse, ainsi qu’etlo en
inspirait.à Louis XIV?
— Bien au contraire ! elle me rappelle que nous sommes tous mortels...
et la preuve que nous sommes tous mortels, c’est que le jeune monsieur
blond, ici présent, va mourir t
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