Titre : Revue du Havre et de la Seine-Inférieure : marine, commerce, agriculture, horticulture, histoire, sciences, littérature, beaux-arts, voyages, mémoires, mœurs, romans, nouvelles, feuilletons, tribunaux, théâtres, modes
Éditeur : [s.n.] (Havre)
Date d'édition : 1847-12-12
Contributeur : Morlent, Joseph (1793-1861). Directeur de publication
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb32859149v
Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
Description : 12 décembre 1847 12 décembre 1847
Description : 1847/12/12. 1847/12/12.
Description : Collection numérique : BIPFPIG76 Collection numérique : BIPFPIG76
Description : Collection numérique : BIPFPIG76 Collection numérique : BIPFPIG76
Description : Collection numérique : Fonds régional :... Collection numérique : Fonds régional : Haute-Normandie
Description : Collection numérique : Nutrisco, bibliothèque... Collection numérique : Nutrisco, bibliothèque numérique du Havre
Description : Collection numérique : Bibliographie de la presse... Collection numérique : Bibliographie de la presse française politique et d'information générale
Droits : Consultable en ligne
Identifiant : ark:/12148/bpt6k923530q
Source : Bibliothèque municipale du Havre, Y2-123
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 11/06/2014
I.
Deux cavaliers, par une fraîche matinée d’octobre,laissaient aller à leur
gré leurs montures fatiguées et couvertes d'écume, occupés l’un ot l’au
tre à flâner des youx et à critiquer chaque équipage qui travers tir, l’es
pace immense jeté entre la place do la Concorde et l’Arc-dc-Triomphe
de l’Etoile. Ces deux hommes étaient dans la force de l'âge et décorés ;
leur démarche, leur air martial sous le frac bourgeois accusaient suffi
samment dos officiers do cavalerie. Iis gardaient depuis quelques instans
le silence, lorsque le plus jeune, s’adressant h son compagnon, lui dit en
lâchant une bouffée de tabac :
— Eh bienl commandant, que regardez-vous donc?
Il n’obtint point de réponse, mais il vit presque aussitôt le comman
dant ôter sou chapeau et faire un salut respectueux à un jeune dame
voluptueu-ement étendue dans un équipage d’une élégance exquise ,
qui le lui rendit avecsa petite main gantée comme vous savez que
se gantent lies femmes h la mode. La voituro était entraînée avec
rapidité ; toutefois il eut le temps d'embrasser à la hâte l’ensemble har
monieux de cette jeune femme, qui, encadrée dans des nuages de gaze
et de dentelles, offrait une apparence presque aérienne. Quant à l’au
tre cavalier, il regardait s’éloigner avec une contemplation voisine de
l’extase cette créature merveilleuse qui lui avait souri et s’enfuyait com
me ces rôvps délicieux dont le charme dure trop peu.
— La jolie femme ! s’écria celui-ci.
— N’est-ce pas qu’elle est jolie? répliqua le commandant avec en
thousiasme.
— Vraiment, j’envie votre bonheur, commandant, ajouta le jeune of
ficier ; je donnerais de grand cœur Ketty, bien qu’elle n’ait pas sa pa
reille, pour obtenir un sourire, un geste do familiarité de lu part de cotte
femme. Qu’elle est belle ! Comment l'appelez-vous donc, commandant ?
— Vous avez toujours été indiscret, Ferdinand ; quand vous corrige
rez-vous de ce défaut?
— Me corriger? Vous conviendrez que l’instant serait mal choisi. Se
riez-vous jaloux, par hasard, commandant?
— Fou que vous ôtes! il faudrait être amoureux.
— Osez nier que vous no Fûtes point.
— Quand cela serait, Ferdinand, poursuivit-il d’une voix rêveuse et
lente, convenez quo je serais excusable.
— Oh ! sans doute. Cette femme doit être aimée de tous ceux qui l’ap
prochent. <
— Raison de plus pour ne pas vous dire son nom.
— Commandant vous vous moquez; vous faites le modeste et vous
savez bien que vous n’avez rien à craindre ; c’est pourquoi aussi vous
m’apprendrez qui elle est. Je neveux quo cela maintenant, plus tard
exigerai-je peut-être de votre amitié de me présenter à elle. Voyons son
nom ?
— La baronne d’Arteny.
— Son mari n’est pas dans l’armée?
— La baronne est veuve.
— Tant pis, tant pis.
— Que voulez-vous diro ?
— Je veux dire, parbleu, que les femmes à mari no cherchent que des
amans et que les veuves cherchent des époux.
— Et vous trouveriez le fardeau trop lourd que d'ôtre le mari de
Mme d’Arleny ?
— Je ne dis pas cela; mais une chaîne, toute belle , toute brillante
qu’elle peut être, est et sera toujours une chaîne.
•—Vous raisonnez, Ferdinand, d’une façon pitoyable; vous parlez de
chaînes, comme si tout n’étail pas chaînes dans la vie. Mais los conve
nances sociales, mais les relations du monde, mais l’état militaire que
vous professez, ne sont-co pas là autant do chaînes? et qui, vous l’avoue
rez, tout étant aussi pesantes que le mariage, n’eu ont pas les douceurs,
les jouissances délicieuses.
— La baronne, commandant, vous a ensorcelé.
— Ajlez au diable! s’écria la chef d'escadron impatienté.
— Mon pauvre commandant, que je vous plains 1 continua lo mali
cieux jeune homme d’un ton de pitié railleuse.
Celui-ci, vexé de ce per.-ifflage, se préparait à lui répondre de ma
nière à mettre fin h son hilarité moqueuse, lorqu’un groom de la livrée
du commandant vint à lui et lui remit une lettre. 11 en regarda quelque
temps l’enveloppe en hommé’qui cherche à reconnaître une main jadis
bien connue, mais maintenant oubliée.
— C’est une écriture de femme 1 s’écria Ferdinand; mèneriez-vous
deux amours do front, M. de Boaufort?
— Cela vient de Saumur. Uhl il ne peut y avoir qu’elle. D’ailleurs ,
c’est bien lit son écriture. Plus do doute, c’est d’elle! murmura le com
mandant fort agité et hésitant à ouvrir la lettre , dans l’appréhension
vague qu'elle ne lui annonçât quelque malheur.
— Vous en convenez donc , c’est d’une femme 1... Mais lisez , com
mandant. Dieu me damne, on dirait que vous tremblez 1
Le chef d’escadron brisa du doigt lo cachet do la lettre et la déplia avec
une émotion croissante. Ferdinand , qui le remarqua , comprit à mer
veille qu’il serait du plus mauvais goût de continuer davantage ses plai
santeries goguenardes ; d’ailleurs, le trouble du commandant l’intri
guait et l’alarmait tout à la fois; il éprouvait pour lui une vraie affec
tion , et , quoique plus jeune de quelques années , il le regardait et lo
chérissait comme un frère. Cependant celui-ci prenait lecture de la let
tre , et h chaque ligne son agitation devenait de plus en plus apparente.
Ferdinand , inquiet ajuste titre de l’impression do mauvais augure quo
produisait cette missive, rompit le silence et, s'adressant à son chef avec
ttn intérêt marqué :
— Qu'avez-vous , commandant? c3tto lettre vous apporterait-elle de
mauvaises nouvelles?
— Oh ! cetlo lettre, Ferdinand , c’est peut-être l’arrêt de mort de mes
affections los plus chères ! balbutia-t-il d’une voix altérée.
— Vous m’effrayez 1 qui peut à cc point ?...
— Venez chez moi, mon ami ; je sais votre vieille et bonne amitié
pour moi. Lorsqu’on souffre, l’on a besoin surtout d’un être qui écoute
vos plaintes et partage votre peino ; je n’ai que vous qui me soyez vé
ritablement attaché ; venez à la maison, je vous conterai tout.
Cela dit, le commandant donna de l’éperon à son cheval qui partit
aussitôt au galop ; lo jeune officier l’imita, et ils eurent bientôt laisse der
rière eux l’Arc-de-Triompho et les Champs-Elysées. Les denx amis s’ar
rêtèrent devant un riche hôtel de la rue de Varennes et montèrent au
premier, dans un petit salon qui servait au commandant de cabinet de
travail.
— Je n’y suis pour personne, fit-il au domestique qui vint ranimer le
feu de la cheminée.
Lorsqu’ils furent seuls, le commandant passa la main sur son front et
lira de sa poche avec une pénible émotion sa lettre, la cause mystérieuse
des soucis qui obscurcissaientses traits habituellement gais et insoucians.
Il la présenta à Ferdinand.
— Lisez d’abord ceci.
Le jeune homme prit le billet et parcourut avec étonnement les lignes
qui suivent :
« Amaury, la mort est venue me rendre ma liberté ; depuis une annéo
» M. de Veauccllcs n’est plus, mon deuil est fini, je puis donc vous
» rappeler vos paroles d’il y a sept ans : Fanny, me disiez-vous, pour-
» quoi do faials nœuds nous séparent-ils à jamais? Que jo serais fier
» et heureux de vous donner mon nom!...» Sept années sont bien
» longues, et l’absence aide beaucoup à l’oubli; Amaury, serait-il possi-
» blo qu'il ne restât plus rien en vous de cet amour qui nous rendit si
» coupables?... Oh! non; cela ne se peut pas! D'ailleurs, un devoir ri-
» goureux vous lie à moi, mon ami ; il faut rendre son véritable père h
■» notre petit Adrien... Si vous saviez comme il vous ressemble ! au point
» de m’avoir mille fois lait craindre que M. de Veaucelles ne devinât
\
2 —
» l’affreuse vérité !... J’ai bien souffert et bien expié mon crime, mon
» ami, il est temps que lo calme succède à l’orage, la félicité aux larmes
» et aux remords. Répondez-moi promptement, Arnoury, et songez,un
» peu, en m’écrivant, à notre Adrien... Ne me croyez pas cependant trop
» inquiète de votre réponse; je sais que vous ôtes un noble cœur et j’ai
» confiance en vous.
« Votio amie bien tendre, Fanny de Veaucelles. »
« P. S. Je vous envoie un baiser de votre fils. »
— Comment! s'écria Ferdinand étonné, en rendant la lettre à son
ami, comment ! vous étiez l’amant do Mme de Veaucelles?
— Oui.
— Du celte femme en apparence si froide, si timide !... elle qu’on pré
sentait comme lo type do ces épouses vertueuses autant par simplicité quo
par tempérament ! Je vous avoue, commandant, quo Mme de Veaucelles
ult clé la dernière que j’eusse supposée capable d’une faiblesse ; vous
avez clé un habile séducteur, ou elle a fait preuvo d’une fausseté et d’une
rouerie bien complète. Laquelle de ces deux hypothèses est la vraie !
— Ni l’une ni l’autre. Vous calomniez Mme deVeaucelles cruellement,
Ferdinand; mais je ne puis vous en vouloir. Lo monde , pas plus quo
vous, n’a apprécié et compris Fanny. Aussi, puisque j’ai confié à voire
amitié le secret important que cette lettre renferme , vous dois-jo l'his
toire entière du mes relations avec elle et dudénoûment qu’eurent forcé
ment nos amours. Accordez-moi seulement quelques instans pour me re
cueillir et revenir sur ce passé qui semble m’imposer un devoir rigou
reux, dont l’accomplissement me briserait le cœur.
Le commandant laissa tomber sa tête dans ses deux mains et demeura
dans cette pose plusieurs minutes. Ferdinand , qui avait rencontré Mme
de Veaucelles dans la société à Saumur, no pouvait revenir de sou éton
nement ; Fanny la maîtresse d’Amaury! c’est ce qu’il n’eût pu se résou
dre à croire, s’il n’eût pas eu sous les yeux un témoignage devant lequel
tout doute devait nécessairement s’évanouir.
Enfin Amaury se redressa brusquement, et après avoir essayé de maî
triser son trouble, il reprit d’une voix lento et'triste :
« J’étais depuis fort peu de temps â Saumur quand jo fus invité d’un
bal où devait se réunir toute la noblesse des environs. J’étais jeune ,
très avide déplaisirs, très avide surtout de voir de jolies femmes ; je
me gardai bien de manquer à cette réunion , qu’on annonçait de
voir étro des plus-brillantes; jo no fus même point le demie
m’y rendre. Si le mérite d’une fêle consiste à étouffer dans la fou
le , à ne pouvoir se remuer ni changer de place, à se sentir coudoyer
de droito et de gauche , marcher sur les pieds , chiffonner, éreinter, il
faut convenir quo co bal était enchanteur. L’atmosphère était accablante,
et , parmi ce grand nombre d’appelés, peu d’élus réussissaient à parve
nir jusqu’aux rafraîchisscmens. Les danseurs n’étaient pas le moins à
plaindre; la foule , à chaque instant, leur tombait sur le dos et empié
tait insensiblement sur le terrain nécessaire au développement des figu
res. Je vous avouerai que, pour mon compte , je fus bien vite las de
colle cohue et ne tardai pus à prendre lo parti de la retraite. Cette déci
sion une l'ois arrêtée, il ne restait plus qu’à l’exécuter ; la chose était
difficile, mais qui veut bien peut beaucoup, et j’avais grande envie d’ê
tre dehors. J’usais donc du seul moyen à employer en pareil cas-, c’est-
à—diro des coudes et des épaules, lorsque jo me sentis saisi tout-à-coup
par mon habit. Je mo retournai aussitôt pour voir qui me retenait ainsi,
et j’aperçus un gros petit homme au teint violet et aux yeux de lynx,
qui sauta sur ma main en s’écriant :
— Parbleu ! jo no me trompe pas, c’est bien ce cher Amaury de
Beau fort !
— Vous avez raison , monsieur, mais je n’ai pas l’honneur....
— Comment, tu ne me reconnais pas?
— Non, vraiment, répondis-je en souriant.
— Il est de fait que j’ai un peu changé depuis que nous ne nous som
mes vus ; mais avec de la bonne volonté . il n’est pas possible quo tu no
me reconnaisses point... Eh bienl y es-tu?
— Pas du tout.
— Comment, tu ne te souviens plus du gros Etienne de Veaucelles ,
auquel, soit dit sans amertume, tu as joué plus d’un mauvais tour?
Voilà qui est humiliant 1
— Humiliant ? non , mon cher Elienno, car, depuis cette époque, loin
de dépérir, lu n’as fait que croître et...
— Et embellir, n’cst-ce pas, farceur?... me dit-il mo frappant sur lo
ventre, avec ces manières communes que l’éducation et le monde n’a
vaient pu réussir 'a polir. Mais depuis notre séparation bien des jours so
sont écoulés ; toi, avantureux et brave, tu as tenté la carrière des ar
mes, la plus belle do louios, mon cher; moi, dont la vocation était
tournée vers une façon de vivre moins turbulente et plus pacifique, j’ai
pris lo parti de manger doucement mes rentes dans une noble oisiveté ,
partageant mes loisirs entre Saumur et ma terro. Enfin, par une néces
sité de ma position , j’ai dû me marier pour apporter quelque variété
dans mon intérieur et doubler mon revenu. Mais tu souhaites peut-être
voir ma femme ? Suis-moi, et je vais te présenter à elle. Diable ! on
étouffe ici ; avec cela, n’étant pas de première hauteur , je me trouve
encaissé et englouti dans cette foule. Veux-tu passer le premier ? tu me
fraieras la route, cela vaudra mieux. Boni de ce côté , et quand nous
serons arrivés , je te lo dirai.
Je fis ce qu’il me demandait; il s’attela aux basques de mon habit, et
je le traînai ainsi au milieu de cetlo masse compacte, que je heurtais
sans pitié et qui nous rendait nos coudoiomens en nous accablant de
malédictions. Après avoir marché quelques instans, Etienne s’arrêta.
— Halte! Nous avons atteint le but, mais ce n’a pas été sans inal.
Maintenant viens près de cettejenêtre, ma femme s’y trouve.
— Volontiers, répondis-je, pressé de mettre fin à cette présentation
quo je souhaitais médiocrement, dans la persuasion qu’Elierine n’avait
pas mis plus du discernement et de goût dans lo choix d’une femme que
dans l’accomplissement de la plupart des actes do pa vie.
— Ma bonne amie, dit-il en s’adressant, à une jeune femme assise tout
aupiès do nous, jo to présente M. Amaury de Boaufort, un ancien ami
de collège quo le hasard vient de me faire retrouver. Je le laisse avec toi
ébaucher les préliminaires d’une connaissance que son séjour à Saumur
finira par rendre plus intime. Pour moi, il y a là-bas.une table do bouil
lotte qui m’attend, cl il serait imprudent de faire attendre trop longtemps
la fortune. A tantôt donc; sans adieu, Amaury.
Et il se perdit à l’instant même dans la foule, aprè3 avoir crié ce peu
do mots aux oreilles de sa femme.
Mon premier soin fut d’examiner attentivement Mme de Veau-
celles. Elle me parut d’autant plus jolie que fêtais très persuadé
de rencontrer une femme de la nature d’Etienne, c’est-à-dire
grosso, réjouie, commune, comme la province en offre à chaque
pas. Vous la connaissez , Ferdinand, ot cependant je vous en ferai
le portrait, car lo charme qu’elle opéra sur moi lut moins dû à
la beauté de ses traits qu’à l’impression indéfinissable qui résul
tait de sa pose. Quand je l’abordai, elle était isolée des autres
femmes ; son corps appuyé contre l’encadrement do la fenêtre, avait une
courbe pleine do noblesse et d’autant plus onduleuse que ledideau rou
ge faisait ressortir les gracieuses bizarreries des plis de sa robe blanche.
Ses bras nus étaient croisés et semblaient supporter sa poitrine légère
ment penchée en avant ; son regard distrait et presque triste errait sans
but et sans éclair sur tous les groupes. Evidemment, tout en portant ses
yeux çà et là , elle ne voyait rien. Celte espèce d’absorptiomavait-elle
une cause? Peut-être non. Il n’est pus rare, ait milieu d’un bal, dans
cette atmosphère de parfums et d’harmonie , de céder à une atonie qui
vous isole complètement. Cette situation est pleine do charme chez j;la
femme, dont le visage alangui revêt une douce ot langoureuse mélanco
lie, tous les symptômes enfin de la rêverie, lorsque ce n’est le plus sou
vent, au contraire, quo le résultat do l’absence do toute pensée. Sa pa
rure était des plus simples ; quelques fleurs dans ses cheveux noirs. Sa
seule coquetterie consistait en un assez beau diamant qu’elle portait au
milieu d;t front et qui brillait sur cette peau si transparente comme une
étoile au milieu du ciel.
Ma présence parut l’embarrasser, elle rougit extrêmement... Je m’assis
auprès d’elle et je commençai une conversation banale , ainsi que vous
pouvez vous le figurer. Cependant l’envie de conquérir une espèce d’inti
mité me donna presque de la verve; je m’échauffai, j’usai de tous mes
moyens; enfin, vanité à part, j’eus de l’esprit. L’attention qu’on semblait
me prêter me stimulait; d’ailleurs je crus qu’on prenait à mon entretien
quelque plaisir. Mais quelle déception ! aussitôt que je cessai de pérorer
pour questionner, à toutes mes demandes on ne répondait qu’en balbu
tiant et d’une manière très vague, pour ne pas dire très peu à propos.
Etait-co la timidité qui causait celte hésitation incompréhensible dans
les répliques en apparence les plus simples? Je ne savais vraiment à qu i
m’en tenir.
En ce moment, deux jeunes officiers passaient près de nous.
— La jolie tôle! dit l’un d'eux.
— Mais de cervollc, point, répondit imprudemment l'autre, assez liait
pour être entendu.
— Comment?
— C’est une belle statue, mais elle est sotte.
Le malheureux étourdi n’avait pas certes l’envie d’outrager celte femme
en lui lançant à brûle-pourpoint une brutalité qui eût été d’une lâcheté
indigne, si telle eût été son intention. Mais habitué à crier le commande
ment aux soldats, il n’avait pas calculé l’étendue de sa voix et avait jeté
cette phrase au vent, comme si le vent no devait pas la reporter à cotte
pauvre femme. Mme de Veaucelles ne perdit pas un mot. do cette conver
sation ; jo la vis pâlir, et elle me dit en jouant une indifférence qui mo
fit mal :
— Il fait bien chaud ici.
Elle se leva aussitôt et so dirigea vivement vers la fenêtre ; je l’y sui
vis. La lumière donnait en plein sur cdlo; jo surpris deux grosses larmes
poindre à ses paupières et rouler lentement sur ses joues. Cola m’émut
au delà do toute croyance, mais me donna aussi à penser.
Mm ' de Veaucelles no pouvait douter que je n’eusse pas aussi bien
ontendu qu’elle. Cette conviction la mit horriblement mal à l’aise; je
crus deviner quo ma présence l’embarrassait terriblement et lui devenait
presque un supplice. Cette supposition n’était p is sans fondement, car
elle se servit aussitôt d’un prétexte pour m’éloigner.
— Monsieur de Beaufort, seriez-vous assez bon, me dit-elle, si vous
rencontrez mon mari, pour lui faire savoir mon désir do diro adieu à
cette fête, où l’air est si écrasant ?
— Je vous l'enverrai, madame, dès que jo pourrai le rejoindre ; je
vous le promets.
Je la saluai donc et j’allai à la recherche d’Etienne, qui était resté
fidèle à sa partie de bouillotte.
Il parut visiblement contrarié de la requête de sa femme, et quitta la
table de jeu avec humeur. Il me serra néanmoins la main avec une fran
che cordialité et m’engagea à aller le voir lu plus tôt possible, ce que jo
lui promis.
Je no tardai pas moi-même à déserter lo bàl. L’impression assez pro
fonde que je venais d’éprouver ne faisait que rendre pour moi davantage
cette cohue assourdissante et pleine d’ennui. Je me sauvai donc; et,
quoique la nuit lût peu avancée, je regagnai directement, mon apparte
ment et je me couchai aussitôt. Il ne faut pas croire que j’en agis ainsi par
lassitude et par besoin do sommeil; mais pour penser, pour divaguer dans
do folles rêveries, il n’est que l’oreille?' : c’est là que l’imagination dres
se son trône et se plaît à vous transporter dans des mondes inconnus et
étranges comme les contes arabes. Mme de Veaucelles m’occupa toute la
nuit. Je ne saurais vous diro précisément ce que sa pensée éveillait en
moi. Tantôt en me rappelant sa beauté, lo charme de douceur et do
tristesse répandu sur ses traits, son regard languissant et méditatif,
j’enviais lo bonheur d'Etienne ot je me demandais coit*mentdeux natures
aussi antipathiques avaient pu songer à s’allier ; tantôt la terrible sen
tence de l’officier me revenait à la mémoire : c’est une belle slatuo,
mais elle est sotte ! et tout attrait disparaissait, Cetlo phrase m’avait, d’au
tant plus frappé qu’elle était venue en réponse a la demande que je mo
faisais do la cause probable do cette médiocrité, pour ne pas dire plus,
que Mme de Veaucelles montrait dans les quelques mots quo la conver
sation la forçait d’échanger. Scrait-ce vrai que cette figure, ce regard si
expressifs ressembleraient à ces enseignes menteuses qui promettent
tantôt no tiennent rien de leurs promesses? Bien que tout mo portât à
le croire, je répugnais do m’arrêter à une telle idée. On est prêt à nier
jusqu’à l’évidence même, lorsqu’elle nous enlèvo nos illusions les plus
douces. Pour moi, je voulus douter encore ; seulement je formai le pro
jet d’approfondir ce mystère ot de m’assurcr s’il y avait une âme cachée
sous ces formes harmonieuses et séduisantes.
Deux jours après, j’allai faire ma visite; mais Etienne était sorti, Mme
de Veaucelles n’était pas visible. Je revins chez moi, sans avoir pu ac
quérir de certitude sur l’opinion qui devait me fixer à son égard.
Il eût été peu convenable do précipiter une seconde visite sans mettre
entre ello et la première l’intervalle de quelques jours. Une semaine
après jo me présentai de nouveau chez M. do Veaucelles.
Elienno cctto fois était chez lui ; je lo trouvai en chemise et les bras
nus, comme un homme de journée.
— Mon cher Amaury, me dit-il en venant à moi, tu me pardonneras
de te recevoir ainsi débraillé; mais figure-toi que nous faisons dos pré
paratifs de départ, et, pour avancer les choses, jo n’ai pas dédaigné do
mettre les mains à la pâte.
— Et où vas-tu donc?
— Parbleu! à ma terre. Les beaux jours sont venus, la campagne
commence à être belle et Saumur m’ennuie.
En effet nous étions entrés dans le mois do mai, chose que vous n’a
viez sans doute pas devinée, Ferdinand, car on donne peu de bals à cette
époque. Mais vous saurez que la fôto où je fis rencontre de Mme do Veau
celles avait été donnée à l'occasion du mariage d’un des officiers supé
rieurs de l’école.
— Madame de Veaucelles se porte bien? demandai-je, espérant qu’E-
tienne la ferait appeler.
Mais mon espoir fût déçu :
— Tu voudras bien l’excuser, n’est-ce pas? me répondit-il ; elle s’oc
cupe également de ses malles, de ses cartons, que sais-je moi? et.tu
conçois qu’elle ne peut te recevoir avec le sans-gêne qui me caractérise
en ce moment.
— Tu lui exprimeras alors tout mon regret de n’avoir pu lui présenter
mes respects.
— Sans doute, sans doute. Mais il ne sera pas dit que j’aurai, par un
heureux hasard, rencontré un ancien camarade, pour le perdre aussitôt
de vue. il faut que tu me promettes de me rendre do fréquentes visites.
— Très volontiers. Ta campagne est-elle loin d’ici ?
— Un peu : à dix lieues.
— Diable ! il faudrait coucher.
— Que cola ne t’inquiète pas.
— Les permissions s’obtiennent difficilement.
— Bah ! tu ne dois pas être moins fin que dans ton enfance, et au col
lège lu faisais do tes maîtres et de tes condisciples tout ce que tu voulais.
— Oui, mais ici c’est autre chose.
— Comment ! tu no pourrais pas obtenir un conge de quelques jours.
— Ce ne serait pas aisé... mais dans six semaines...
— Eh bien ?...
— Je serai en congé de semestre.
— Bravo ! bravo 1 ut tu no lo disais P as 1 alors tu passeras ton congé
avec nous.
— Y penses-tu ?
— C’est une chose arrêtée.
— Mais, mon cher...
— Je n’accepte pas d’excuse. Tu es orphelin depuis ton jeune âge, ce
n’est donc pas ta famille qui le réclame. Que va-t-il arriver? c’est que
tu iras perdre ton temps à Paris, je te demande la préférenco. Je n’in
sisterais pas si nous étions en hiver ; mais Paris, mon cher, n’est plus
habitable, qu’irais-tu y faire? Tes connaissances vont émigrer, les Ita
liens sont à Londres ; il est vrai, qu'en revanche, tu aurais les théâtres
du boulevart... Allons 1 sérieusement, tu nous restçs ; jo t’attends dans
six semaines.
— Mon cher Etienne ton offre est très séduisante, mais il serait indis
cret d’accepter...
Jamais réponse ne fût plus jésuitique que celle-là. Maintenant quo la
possibilité existait de me trouver en rapport intime avec madame do
Veaucelles, j’eusse renoncé avec un regret infini à la réalisation do mes
observations projetées. Seulement je sentais que pour aller ainsi m’ins
taller six mois durant chez un homme dont la femme était jeuno et jo-
É
Deux cavaliers, par une fraîche matinée d’octobre,laissaient aller à leur
gré leurs montures fatiguées et couvertes d'écume, occupés l’un ot l’au
tre à flâner des youx et à critiquer chaque équipage qui travers tir, l’es
pace immense jeté entre la place do la Concorde et l’Arc-dc-Triomphe
de l’Etoile. Ces deux hommes étaient dans la force de l'âge et décorés ;
leur démarche, leur air martial sous le frac bourgeois accusaient suffi
samment dos officiers do cavalerie. Iis gardaient depuis quelques instans
le silence, lorsque le plus jeune, s’adressant h son compagnon, lui dit en
lâchant une bouffée de tabac :
— Eh bienl commandant, que regardez-vous donc?
Il n’obtint point de réponse, mais il vit presque aussitôt le comman
dant ôter sou chapeau et faire un salut respectueux à un jeune dame
voluptueu-ement étendue dans un équipage d’une élégance exquise ,
qui le lui rendit avecsa petite main gantée comme vous savez que
se gantent lies femmes h la mode. La voituro était entraînée avec
rapidité ; toutefois il eut le temps d'embrasser à la hâte l’ensemble har
monieux de cette jeune femme, qui, encadrée dans des nuages de gaze
et de dentelles, offrait une apparence presque aérienne. Quant à l’au
tre cavalier, il regardait s’éloigner avec une contemplation voisine de
l’extase cette créature merveilleuse qui lui avait souri et s’enfuyait com
me ces rôvps délicieux dont le charme dure trop peu.
— La jolie femme ! s’écria celui-ci.
— N’est-ce pas qu’elle est jolie? répliqua le commandant avec en
thousiasme.
— Vraiment, j’envie votre bonheur, commandant, ajouta le jeune of
ficier ; je donnerais de grand cœur Ketty, bien qu’elle n’ait pas sa pa
reille, pour obtenir un sourire, un geste do familiarité de lu part de cotte
femme. Qu’elle est belle ! Comment l'appelez-vous donc, commandant ?
— Vous avez toujours été indiscret, Ferdinand ; quand vous corrige
rez-vous de ce défaut?
— Me corriger? Vous conviendrez que l’instant serait mal choisi. Se
riez-vous jaloux, par hasard, commandant?
— Fou que vous ôtes! il faudrait être amoureux.
— Osez nier que vous no Fûtes point.
— Quand cela serait, Ferdinand, poursuivit-il d’une voix rêveuse et
lente, convenez quo je serais excusable.
— Oh ! sans doute. Cette femme doit être aimée de tous ceux qui l’ap
prochent. <
— Raison de plus pour ne pas vous dire son nom.
— Commandant vous vous moquez; vous faites le modeste et vous
savez bien que vous n’avez rien à craindre ; c’est pourquoi aussi vous
m’apprendrez qui elle est. Je neveux quo cela maintenant, plus tard
exigerai-je peut-être de votre amitié de me présenter à elle. Voyons son
nom ?
— La baronne d’Arteny.
— Son mari n’est pas dans l’armée?
— La baronne est veuve.
— Tant pis, tant pis.
— Que voulez-vous diro ?
— Je veux dire, parbleu, que les femmes à mari no cherchent que des
amans et que les veuves cherchent des époux.
— Et vous trouveriez le fardeau trop lourd que d'ôtre le mari de
Mme d’Arleny ?
— Je ne dis pas cela; mais une chaîne, toute belle , toute brillante
qu’elle peut être, est et sera toujours une chaîne.
•—Vous raisonnez, Ferdinand, d’une façon pitoyable; vous parlez de
chaînes, comme si tout n’étail pas chaînes dans la vie. Mais los conve
nances sociales, mais les relations du monde, mais l’état militaire que
vous professez, ne sont-co pas là autant do chaînes? et qui, vous l’avoue
rez, tout étant aussi pesantes que le mariage, n’eu ont pas les douceurs,
les jouissances délicieuses.
— La baronne, commandant, vous a ensorcelé.
— Ajlez au diable! s’écria la chef d'escadron impatienté.
— Mon pauvre commandant, que je vous plains 1 continua lo mali
cieux jeune homme d’un ton de pitié railleuse.
Celui-ci, vexé de ce per.-ifflage, se préparait à lui répondre de ma
nière à mettre fin h son hilarité moqueuse, lorqu’un groom de la livrée
du commandant vint à lui et lui remit une lettre. 11 en regarda quelque
temps l’enveloppe en hommé’qui cherche à reconnaître une main jadis
bien connue, mais maintenant oubliée.
— C’est une écriture de femme 1 s’écria Ferdinand; mèneriez-vous
deux amours do front, M. de Boaufort?
— Cela vient de Saumur. Uhl il ne peut y avoir qu’elle. D’ailleurs ,
c’est bien lit son écriture. Plus do doute, c’est d’elle! murmura le com
mandant fort agité et hésitant à ouvrir la lettre , dans l’appréhension
vague qu'elle ne lui annonçât quelque malheur.
— Vous en convenez donc , c’est d’une femme 1... Mais lisez , com
mandant. Dieu me damne, on dirait que vous tremblez 1
Le chef d’escadron brisa du doigt lo cachet do la lettre et la déplia avec
une émotion croissante. Ferdinand , qui le remarqua , comprit à mer
veille qu’il serait du plus mauvais goût de continuer davantage ses plai
santeries goguenardes ; d’ailleurs, le trouble du commandant l’intri
guait et l’alarmait tout à la fois; il éprouvait pour lui une vraie affec
tion , et , quoique plus jeune de quelques années , il le regardait et lo
chérissait comme un frère. Cependant celui-ci prenait lecture de la let
tre , et h chaque ligne son agitation devenait de plus en plus apparente.
Ferdinand , inquiet ajuste titre de l’impression do mauvais augure quo
produisait cette missive, rompit le silence et, s'adressant à son chef avec
ttn intérêt marqué :
— Qu'avez-vous , commandant? c3tto lettre vous apporterait-elle de
mauvaises nouvelles?
— Oh ! cetlo lettre, Ferdinand , c’est peut-être l’arrêt de mort de mes
affections los plus chères ! balbutia-t-il d’une voix altérée.
— Vous m’effrayez 1 qui peut à cc point ?...
— Venez chez moi, mon ami ; je sais votre vieille et bonne amitié
pour moi. Lorsqu’on souffre, l’on a besoin surtout d’un être qui écoute
vos plaintes et partage votre peino ; je n’ai que vous qui me soyez vé
ritablement attaché ; venez à la maison, je vous conterai tout.
Cela dit, le commandant donna de l’éperon à son cheval qui partit
aussitôt au galop ; lo jeune officier l’imita, et ils eurent bientôt laisse der
rière eux l’Arc-de-Triompho et les Champs-Elysées. Les denx amis s’ar
rêtèrent devant un riche hôtel de la rue de Varennes et montèrent au
premier, dans un petit salon qui servait au commandant de cabinet de
travail.
— Je n’y suis pour personne, fit-il au domestique qui vint ranimer le
feu de la cheminée.
Lorsqu’ils furent seuls, le commandant passa la main sur son front et
lira de sa poche avec une pénible émotion sa lettre, la cause mystérieuse
des soucis qui obscurcissaientses traits habituellement gais et insoucians.
Il la présenta à Ferdinand.
— Lisez d’abord ceci.
Le jeune homme prit le billet et parcourut avec étonnement les lignes
qui suivent :
« Amaury, la mort est venue me rendre ma liberté ; depuis une annéo
» M. de Veauccllcs n’est plus, mon deuil est fini, je puis donc vous
» rappeler vos paroles d’il y a sept ans : Fanny, me disiez-vous, pour-
» quoi do faials nœuds nous séparent-ils à jamais? Que jo serais fier
» et heureux de vous donner mon nom!...» Sept années sont bien
» longues, et l’absence aide beaucoup à l’oubli; Amaury, serait-il possi-
» blo qu'il ne restât plus rien en vous de cet amour qui nous rendit si
» coupables?... Oh! non; cela ne se peut pas! D'ailleurs, un devoir ri-
» goureux vous lie à moi, mon ami ; il faut rendre son véritable père h
■» notre petit Adrien... Si vous saviez comme il vous ressemble ! au point
» de m’avoir mille fois lait craindre que M. de Veaucelles ne devinât
\
2 —
» l’affreuse vérité !... J’ai bien souffert et bien expié mon crime, mon
» ami, il est temps que lo calme succède à l’orage, la félicité aux larmes
» et aux remords. Répondez-moi promptement, Arnoury, et songez,un
» peu, en m’écrivant, à notre Adrien... Ne me croyez pas cependant trop
» inquiète de votre réponse; je sais que vous ôtes un noble cœur et j’ai
» confiance en vous.
« Votio amie bien tendre, Fanny de Veaucelles. »
« P. S. Je vous envoie un baiser de votre fils. »
— Comment! s'écria Ferdinand étonné, en rendant la lettre à son
ami, comment ! vous étiez l’amant do Mme de Veaucelles?
— Oui.
— Du celte femme en apparence si froide, si timide !... elle qu’on pré
sentait comme lo type do ces épouses vertueuses autant par simplicité quo
par tempérament ! Je vous avoue, commandant, quo Mme de Veaucelles
ult clé la dernière que j’eusse supposée capable d’une faiblesse ; vous
avez clé un habile séducteur, ou elle a fait preuvo d’une fausseté et d’une
rouerie bien complète. Laquelle de ces deux hypothèses est la vraie !
— Ni l’une ni l’autre. Vous calomniez Mme deVeaucelles cruellement,
Ferdinand; mais je ne puis vous en vouloir. Lo monde , pas plus quo
vous, n’a apprécié et compris Fanny. Aussi, puisque j’ai confié à voire
amitié le secret important que cette lettre renferme , vous dois-jo l'his
toire entière du mes relations avec elle et dudénoûment qu’eurent forcé
ment nos amours. Accordez-moi seulement quelques instans pour me re
cueillir et revenir sur ce passé qui semble m’imposer un devoir rigou
reux, dont l’accomplissement me briserait le cœur.
Le commandant laissa tomber sa tête dans ses deux mains et demeura
dans cette pose plusieurs minutes. Ferdinand , qui avait rencontré Mme
de Veaucelles dans la société à Saumur, no pouvait revenir de sou éton
nement ; Fanny la maîtresse d’Amaury! c’est ce qu’il n’eût pu se résou
dre à croire, s’il n’eût pas eu sous les yeux un témoignage devant lequel
tout doute devait nécessairement s’évanouir.
Enfin Amaury se redressa brusquement, et après avoir essayé de maî
triser son trouble, il reprit d’une voix lento et'triste :
« J’étais depuis fort peu de temps â Saumur quand jo fus invité d’un
bal où devait se réunir toute la noblesse des environs. J’étais jeune ,
très avide déplaisirs, très avide surtout de voir de jolies femmes ; je
me gardai bien de manquer à cette réunion , qu’on annonçait de
voir étro des plus-brillantes; jo no fus même point le demie
m’y rendre. Si le mérite d’une fêle consiste à étouffer dans la fou
le , à ne pouvoir se remuer ni changer de place, à se sentir coudoyer
de droito et de gauche , marcher sur les pieds , chiffonner, éreinter, il
faut convenir quo co bal était enchanteur. L’atmosphère était accablante,
et , parmi ce grand nombre d’appelés, peu d’élus réussissaient à parve
nir jusqu’aux rafraîchisscmens. Les danseurs n’étaient pas le moins à
plaindre; la foule , à chaque instant, leur tombait sur le dos et empié
tait insensiblement sur le terrain nécessaire au développement des figu
res. Je vous avouerai que, pour mon compte , je fus bien vite las de
colle cohue et ne tardai pus à prendre lo parti de la retraite. Cette déci
sion une l'ois arrêtée, il ne restait plus qu’à l’exécuter ; la chose était
difficile, mais qui veut bien peut beaucoup, et j’avais grande envie d’ê
tre dehors. J’usais donc du seul moyen à employer en pareil cas-, c’est-
à—diro des coudes et des épaules, lorsque jo me sentis saisi tout-à-coup
par mon habit. Je mo retournai aussitôt pour voir qui me retenait ainsi,
et j’aperçus un gros petit homme au teint violet et aux yeux de lynx,
qui sauta sur ma main en s’écriant :
— Parbleu ! jo no me trompe pas, c’est bien ce cher Amaury de
Beau fort !
— Vous avez raison , monsieur, mais je n’ai pas l’honneur....
— Comment, tu ne me reconnais pas?
— Non, vraiment, répondis-je en souriant.
— Il est de fait que j’ai un peu changé depuis que nous ne nous som
mes vus ; mais avec de la bonne volonté . il n’est pas possible quo tu no
me reconnaisses point... Eh bienl y es-tu?
— Pas du tout.
— Comment, tu ne te souviens plus du gros Etienne de Veaucelles ,
auquel, soit dit sans amertume, tu as joué plus d’un mauvais tour?
Voilà qui est humiliant 1
— Humiliant ? non , mon cher Elienno, car, depuis cette époque, loin
de dépérir, lu n’as fait que croître et...
— Et embellir, n’cst-ce pas, farceur?... me dit-il mo frappant sur lo
ventre, avec ces manières communes que l’éducation et le monde n’a
vaient pu réussir 'a polir. Mais depuis notre séparation bien des jours so
sont écoulés ; toi, avantureux et brave, tu as tenté la carrière des ar
mes, la plus belle do louios, mon cher; moi, dont la vocation était
tournée vers une façon de vivre moins turbulente et plus pacifique, j’ai
pris lo parti de manger doucement mes rentes dans une noble oisiveté ,
partageant mes loisirs entre Saumur et ma terro. Enfin, par une néces
sité de ma position , j’ai dû me marier pour apporter quelque variété
dans mon intérieur et doubler mon revenu. Mais tu souhaites peut-être
voir ma femme ? Suis-moi, et je vais te présenter à elle. Diable ! on
étouffe ici ; avec cela, n’étant pas de première hauteur , je me trouve
encaissé et englouti dans cette foule. Veux-tu passer le premier ? tu me
fraieras la route, cela vaudra mieux. Boni de ce côté , et quand nous
serons arrivés , je te lo dirai.
Je fis ce qu’il me demandait; il s’attela aux basques de mon habit, et
je le traînai ainsi au milieu de cetlo masse compacte, que je heurtais
sans pitié et qui nous rendait nos coudoiomens en nous accablant de
malédictions. Après avoir marché quelques instans, Etienne s’arrêta.
— Halte! Nous avons atteint le but, mais ce n’a pas été sans inal.
Maintenant viens près de cettejenêtre, ma femme s’y trouve.
— Volontiers, répondis-je, pressé de mettre fin à cette présentation
quo je souhaitais médiocrement, dans la persuasion qu’Elierine n’avait
pas mis plus du discernement et de goût dans lo choix d’une femme que
dans l’accomplissement de la plupart des actes do pa vie.
— Ma bonne amie, dit-il en s’adressant, à une jeune femme assise tout
aupiès do nous, jo to présente M. Amaury de Boaufort, un ancien ami
de collège quo le hasard vient de me faire retrouver. Je le laisse avec toi
ébaucher les préliminaires d’une connaissance que son séjour à Saumur
finira par rendre plus intime. Pour moi, il y a là-bas.une table do bouil
lotte qui m’attend, cl il serait imprudent de faire attendre trop longtemps
la fortune. A tantôt donc; sans adieu, Amaury.
Et il se perdit à l’instant même dans la foule, aprè3 avoir crié ce peu
do mots aux oreilles de sa femme.
Mon premier soin fut d’examiner attentivement Mme de Veau-
celles. Elle me parut d’autant plus jolie que fêtais très persuadé
de rencontrer une femme de la nature d’Etienne, c’est-à-dire
grosso, réjouie, commune, comme la province en offre à chaque
pas. Vous la connaissez , Ferdinand, ot cependant je vous en ferai
le portrait, car lo charme qu’elle opéra sur moi lut moins dû à
la beauté de ses traits qu’à l’impression indéfinissable qui résul
tait de sa pose. Quand je l’abordai, elle était isolée des autres
femmes ; son corps appuyé contre l’encadrement do la fenêtre, avait une
courbe pleine do noblesse et d’autant plus onduleuse que ledideau rou
ge faisait ressortir les gracieuses bizarreries des plis de sa robe blanche.
Ses bras nus étaient croisés et semblaient supporter sa poitrine légère
ment penchée en avant ; son regard distrait et presque triste errait sans
but et sans éclair sur tous les groupes. Evidemment, tout en portant ses
yeux çà et là , elle ne voyait rien. Celte espèce d’absorptiomavait-elle
une cause? Peut-être non. Il n’est pus rare, ait milieu d’un bal, dans
cette atmosphère de parfums et d’harmonie , de céder à une atonie qui
vous isole complètement. Cette situation est pleine do charme chez j;la
femme, dont le visage alangui revêt une douce ot langoureuse mélanco
lie, tous les symptômes enfin de la rêverie, lorsque ce n’est le plus sou
vent, au contraire, quo le résultat do l’absence do toute pensée. Sa pa
rure était des plus simples ; quelques fleurs dans ses cheveux noirs. Sa
seule coquetterie consistait en un assez beau diamant qu’elle portait au
milieu d;t front et qui brillait sur cette peau si transparente comme une
étoile au milieu du ciel.
Ma présence parut l’embarrasser, elle rougit extrêmement... Je m’assis
auprès d’elle et je commençai une conversation banale , ainsi que vous
pouvez vous le figurer. Cependant l’envie de conquérir une espèce d’inti
mité me donna presque de la verve; je m’échauffai, j’usai de tous mes
moyens; enfin, vanité à part, j’eus de l’esprit. L’attention qu’on semblait
me prêter me stimulait; d’ailleurs je crus qu’on prenait à mon entretien
quelque plaisir. Mais quelle déception ! aussitôt que je cessai de pérorer
pour questionner, à toutes mes demandes on ne répondait qu’en balbu
tiant et d’une manière très vague, pour ne pas dire très peu à propos.
Etait-co la timidité qui causait celte hésitation incompréhensible dans
les répliques en apparence les plus simples? Je ne savais vraiment à qu i
m’en tenir.
En ce moment, deux jeunes officiers passaient près de nous.
— La jolie tôle! dit l’un d'eux.
— Mais de cervollc, point, répondit imprudemment l'autre, assez liait
pour être entendu.
— Comment?
— C’est une belle statue, mais elle est sotte.
Le malheureux étourdi n’avait pas certes l’envie d’outrager celte femme
en lui lançant à brûle-pourpoint une brutalité qui eût été d’une lâcheté
indigne, si telle eût été son intention. Mais habitué à crier le commande
ment aux soldats, il n’avait pas calculé l’étendue de sa voix et avait jeté
cette phrase au vent, comme si le vent no devait pas la reporter à cotte
pauvre femme. Mme de Veaucelles ne perdit pas un mot. do cette conver
sation ; jo la vis pâlir, et elle me dit en jouant une indifférence qui mo
fit mal :
— Il fait bien chaud ici.
Elle se leva aussitôt et so dirigea vivement vers la fenêtre ; je l’y sui
vis. La lumière donnait en plein sur cdlo; jo surpris deux grosses larmes
poindre à ses paupières et rouler lentement sur ses joues. Cola m’émut
au delà do toute croyance, mais me donna aussi à penser.
Mm ' de Veaucelles no pouvait douter que je n’eusse pas aussi bien
ontendu qu’elle. Cette conviction la mit horriblement mal à l’aise; je
crus deviner quo ma présence l’embarrassait terriblement et lui devenait
presque un supplice. Cette supposition n’était p is sans fondement, car
elle se servit aussitôt d’un prétexte pour m’éloigner.
— Monsieur de Beaufort, seriez-vous assez bon, me dit-elle, si vous
rencontrez mon mari, pour lui faire savoir mon désir do diro adieu à
cette fête, où l’air est si écrasant ?
— Je vous l'enverrai, madame, dès que jo pourrai le rejoindre ; je
vous le promets.
Je la saluai donc et j’allai à la recherche d’Etienne, qui était resté
fidèle à sa partie de bouillotte.
Il parut visiblement contrarié de la requête de sa femme, et quitta la
table de jeu avec humeur. Il me serra néanmoins la main avec une fran
che cordialité et m’engagea à aller le voir lu plus tôt possible, ce que jo
lui promis.
Je no tardai pas moi-même à déserter lo bàl. L’impression assez pro
fonde que je venais d’éprouver ne faisait que rendre pour moi davantage
cette cohue assourdissante et pleine d’ennui. Je me sauvai donc; et,
quoique la nuit lût peu avancée, je regagnai directement, mon apparte
ment et je me couchai aussitôt. Il ne faut pas croire que j’en agis ainsi par
lassitude et par besoin do sommeil; mais pour penser, pour divaguer dans
do folles rêveries, il n’est que l’oreille?' : c’est là que l’imagination dres
se son trône et se plaît à vous transporter dans des mondes inconnus et
étranges comme les contes arabes. Mme de Veaucelles m’occupa toute la
nuit. Je ne saurais vous diro précisément ce que sa pensée éveillait en
moi. Tantôt en me rappelant sa beauté, lo charme de douceur et do
tristesse répandu sur ses traits, son regard languissant et méditatif,
j’enviais lo bonheur d'Etienne ot je me demandais coit*mentdeux natures
aussi antipathiques avaient pu songer à s’allier ; tantôt la terrible sen
tence de l’officier me revenait à la mémoire : c’est une belle slatuo,
mais elle est sotte ! et tout attrait disparaissait, Cetlo phrase m’avait, d’au
tant plus frappé qu’elle était venue en réponse a la demande que je mo
faisais do la cause probable do cette médiocrité, pour ne pas dire plus,
que Mme de Veaucelles montrait dans les quelques mots quo la conver
sation la forçait d’échanger. Scrait-ce vrai que cette figure, ce regard si
expressifs ressembleraient à ces enseignes menteuses qui promettent
tantôt no tiennent rien de leurs promesses? Bien que tout mo portât à
le croire, je répugnais do m’arrêter à une telle idée. On est prêt à nier
jusqu’à l’évidence même, lorsqu’elle nous enlèvo nos illusions les plus
douces. Pour moi, je voulus douter encore ; seulement je formai le pro
jet d’approfondir ce mystère ot de m’assurcr s’il y avait une âme cachée
sous ces formes harmonieuses et séduisantes.
Deux jours après, j’allai faire ma visite; mais Etienne était sorti, Mme
de Veaucelles n’était pas visible. Je revins chez moi, sans avoir pu ac
quérir de certitude sur l’opinion qui devait me fixer à son égard.
Il eût été peu convenable do précipiter une seconde visite sans mettre
entre ello et la première l’intervalle de quelques jours. Une semaine
après jo me présentai de nouveau chez M. do Veaucelles.
Elienno cctto fois était chez lui ; je lo trouvai en chemise et les bras
nus, comme un homme de journée.
— Mon cher Amaury, me dit-il en venant à moi, tu me pardonneras
de te recevoir ainsi débraillé; mais figure-toi que nous faisons dos pré
paratifs de départ, et, pour avancer les choses, jo n’ai pas dédaigné do
mettre les mains à la pâte.
— Et où vas-tu donc?
— Parbleu! à ma terre. Les beaux jours sont venus, la campagne
commence à être belle et Saumur m’ennuie.
En effet nous étions entrés dans le mois do mai, chose que vous n’a
viez sans doute pas devinée, Ferdinand, car on donne peu de bals à cette
époque. Mais vous saurez que la fôto où je fis rencontre de Mme do Veau
celles avait été donnée à l'occasion du mariage d’un des officiers supé
rieurs de l’école.
— Madame de Veaucelles se porte bien? demandai-je, espérant qu’E-
tienne la ferait appeler.
Mais mon espoir fût déçu :
— Tu voudras bien l’excuser, n’est-ce pas? me répondit-il ; elle s’oc
cupe également de ses malles, de ses cartons, que sais-je moi? et.tu
conçois qu’elle ne peut te recevoir avec le sans-gêne qui me caractérise
en ce moment.
— Tu lui exprimeras alors tout mon regret de n’avoir pu lui présenter
mes respects.
— Sans doute, sans doute. Mais il ne sera pas dit que j’aurai, par un
heureux hasard, rencontré un ancien camarade, pour le perdre aussitôt
de vue. il faut que tu me promettes de me rendre do fréquentes visites.
— Très volontiers. Ta campagne est-elle loin d’ici ?
— Un peu : à dix lieues.
— Diable ! il faudrait coucher.
— Que cola ne t’inquiète pas.
— Les permissions s’obtiennent difficilement.
— Bah ! tu ne dois pas être moins fin que dans ton enfance, et au col
lège lu faisais do tes maîtres et de tes condisciples tout ce que tu voulais.
— Oui, mais ici c’est autre chose.
— Comment ! tu no pourrais pas obtenir un conge de quelques jours.
— Ce ne serait pas aisé... mais dans six semaines...
— Eh bien ?...
— Je serai en congé de semestre.
— Bravo ! bravo 1 ut tu no lo disais P as 1 alors tu passeras ton congé
avec nous.
— Y penses-tu ?
— C’est une chose arrêtée.
— Mais, mon cher...
— Je n’accepte pas d’excuse. Tu es orphelin depuis ton jeune âge, ce
n’est donc pas ta famille qui le réclame. Que va-t-il arriver? c’est que
tu iras perdre ton temps à Paris, je te demande la préférenco. Je n’in
sisterais pas si nous étions en hiver ; mais Paris, mon cher, n’est plus
habitable, qu’irais-tu y faire? Tes connaissances vont émigrer, les Ita
liens sont à Londres ; il est vrai, qu'en revanche, tu aurais les théâtres
du boulevart... Allons 1 sérieusement, tu nous restçs ; jo t’attends dans
six semaines.
— Mon cher Etienne ton offre est très séduisante, mais il serait indis
cret d’accepter...
Jamais réponse ne fût plus jésuitique que celle-là. Maintenant quo la
possibilité existait de me trouver en rapport intime avec madame do
Veaucelles, j’eusse renoncé avec un regret infini à la réalisation do mes
observations projetées. Seulement je sentais que pour aller ainsi m’ins
taller six mois durant chez un homme dont la femme était jeuno et jo-
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