Titre : Revue du Havre et de la Seine-Inférieure : marine, commerce, agriculture, horticulture, histoire, sciences, littérature, beaux-arts, voyages, mémoires, mœurs, romans, nouvelles, feuilletons, tribunaux, théâtres, modes
Éditeur : [s.n.] (Havre)
Date d'édition : 1847-01-17
Contributeur : Morlent, Joseph (1793-1861). Directeur de publication
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb32859149v
Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
Description : 17 janvier 1847 17 janvier 1847
Description : 1847/01/17. 1847/01/17.
Description : Collection numérique : BIPFPIG76 Collection numérique : BIPFPIG76
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Description : Collection numérique : Fonds régional :... Collection numérique : Fonds régional : Haute-Normandie
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Description : Collection numérique : Bibliographie de la presse... Collection numérique : Bibliographie de la presse française politique et d'information générale
Droits : Consultable en ligne
Identifiant : ark:/12148/bpt6k923484n
Source : Bibliothèque municipale du Havre, Y2-123
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 28/05/2014
veux, sur un mot do la bouche. Eh bien! frappe-moi donc, maître?
Don Ramon sentit ses cheveux se hérisser d’épouvante. Il regarda der
rière lui.
Le vieux Melchior essaya do se soulever dans la palanquin, mais il re
tombe en laissant échapper un gémissement. Emu, troublé par ce cri de
douleur, Joaquin leva la main sur fe commandeur.
—Oh! grâco pour lui 1 pas de violence ! s’écria doua Carmen en ten-
Cetto voix si douce paralysa la colère du jeune homme. 11 resta im-
mirbile-
Allons! lit brusquement le Léopard, dépêche-toi, car j’ai affaire
ailleurs. Juge ton maître. Le jugement sera exécuté sans appel, sur ma
parole. El toi , dit-il h dom Ramon, agenouille-toi devant Joaquim, et
attend.
Cette fois encore lo commandeur voulut résister.
— Le fronteau lui fera entendre raison, cria Vent-en-Panne.
' Sur l’ordre du Léopard, Gongora et un de ses compagnons ceignirent
d’une corde le front du commandeur et firent tourner tout autour deux
bâtons qui peu à peu devaient comprimer plus violemment la corde.
Au second tour, il tomba à genoux.
— Prononce maintenant l’arrêt, dit le boucanier.
— Bah 1 répliqua Joaquin en haussant les épaules, ne suis-je pas assez
vengé, puisque j’ai vu ce lâche trembler et s’humilier devant moi !
— Bien, mon fils! murmura Melchior.
— C’est uno noble action, lui dit le regard reconnaissant de dona Car
men.
Le commandeur respira.
— Tu as tort, mon garçon, répliqua lo Léopard. Il ne faut jamais écra
ser un serpent à moitié. Prends garde! tu peux maintenant te ve nger
Si tu quittes la partie, il prendra sa revanche. Mais enfin, ajouta-t-il avec
un soupir de regret, tu lo veux ainsi : il sera fait comme tu l’as voulu 1
Relève-toi, don Ramon Carrai !
Le commandeur so releva.
— Ecoute bien, lui dit alors lo boucanier, et sou viens-toi de mes pa
roles: cet enfant est un fou, et je lis dans tes yeux comment lu comptes
reconnaître sa générosité. Mais s’il lui arrive malheur par suite de notre
encontre, c’est à nous que tu auras affaire, don Ramon ; dussions-nous
faire passer la flamme sur les derniers débris de 1a. llancherie ; dussions-
nous te chercher jusque dans les entrailles de la terre, nous saurons t’at
teindre. Jure donc par le saint nom de Notre-Dame del Pilar que tu par
donnes à Joaquin Bequiem do t’avoir laissé la vie [
— Je le jure ! s’empressa dédire le commandeur avec un sourire
sardonique.
— Je te relève de ton serment, interrompit fray Eusebio, comme ar
raché par la contrainte.
— Mais moi je ne l’en relève pas! s'écria lo Léopard, irrité do cette
escobarderie fanatique. Maintenant, vous pouvez partir, l’orage a cesséà
Pendant que le commandeur, le moine et dona Carmen remontaient
cheval, le boucanier prit à part Joaquin et lui dit :
— Mon bravo tireur, si tu as à te repentir de ta générosité, compte
toujours sur le Léopard ; il ne te manquera pas au besoin.
Ils se serrèrent amicalement la main, et le pêcheur de perles se hâta
de rejoindre la troupe do don Ramon, qui s’éloignait dans un morne si-
ence.
Quand ils eurent disparu dans la profondeur du bois, le Léopard s’a-
bandonnna à un franc éclat de rire, qui trouva un joyeux écho sur l’arbre
où gitait le terrible Vent-en-Panne.
— Les niais ot les poltrons! dit-il enfin quand son rire homérique fu
un peu apaisé; nous l’avons échappé belle! A nous deux, mon pauvre
Engagé, nous les avons joliment gouaillés! J’en rirai longtemps. C’est il
coup sûr lo meilleur tour que jaie joué aux Espagnols.
— Votre: A moi! à moi 1 a été d’un excellent effet, repartit Vent-en-
Panne.
— Oui, ils ont cru voir un boucanier caché sous choque feuille de la
forêt. Mais je me rappellerai toute ma vie l’effroyable grimace quo ta fi
gure a inspirée au vaillant don Ramon.
— N’importe I dit Vent-en-Panno en dégringolant do son arbre comme
un écureuil, cola ne vaut pas notre dos à dos en face dos deux cinquan
taines de lanceras, uno fameuse danse celle-là!
— L’audace est la mère de la sûreté , garçon ! Quand ces Espagnols à
cheval, avec leurs lances, nous eurent enfermés dans ce grand cercle
qu’ils formaient autour do nous, ils se crurent bien assures do nous faire
prisonniers.
— Mais, nous, répandant notre poudre et nos balles dans notre bon
net, nous nous mîmes dos à dos, les attendant ; et ils eurent beau nous
promettre, de loin,bon quartier,sans avancor nous nous leur répondîmes
toujours qu’il on coûterait cher aux premiers qui approcheraient.
— Si bien que pas un ne voulut so risquer à passer le premier et à
payer pour les autres ! sans quoi nous ne serions pas ici en ce moment.
Mais il est temps do regagner notro barque, Vent-en-Panne, car je
compte rôder autour de la llancheria. Je me méfie do ce commandeur
et de son hypocrite de frère, et jo serais désolé qu’il arrivât mal à ce
brave jeune homme, Joaquin Requiem. S’il court quoique péril, je tâche
rai do le sauver et de l’enrôler parmi nous. Ce serait là une bonne ac
quisition !
Les deux aventuriers chargèrent sur leurs épaules cent livres do san
glier chacun, et gagnèrent la baie do la Hache en continuant de causer
do leurs hauts faits contro les Espagnols.
II.
le HnUo et TAjoupa.
Pendant la route, lo commandeur n’adressa la parolo à personne, pas
même à son frère ; mais quand les chasseurs furent arrivés devant le
halto, il leur fit signe do se disperser , puis il dit froidement au jeune
pêcheur :
— Penses-tu que je tiendrai la parole que j’ai donnée à ce brigand ?
Joaquim Requiem?
— Je le crois, répondit ce dernier.
— Et crois-tu aussi que j’oublierai quo tu as menacé de ton fusil la
poitrine de ton maître ?
— On n’oublie jamais quo l’on a eu pour, senor don Ramon !
— Et pourtant tu espères que jo ne me vengerai pas do toi !
— J’attends , maître. Le Léopard attend aussi.
— Insensé ! dit on ricanant le commandeur ; pauvro fou , qui ignores
qu’on peut faire' saignor lo cœur d’un homme sans le frapper d’un coup
de poignard.
— N’avez-vous rien do plus à me dire? senor. Lo vieux Melchior
m’attend. /
— Oui, ton père est mourant, n’est-ce pas mon garçon ? Pour panser
convenablement ses blessures, pour calmer sa fièvre brûlante , pour le
disputer à la mort, pour lo guérirenfin, les soins d’un médecin seraient
nécessaire ! tu les paierais de ton sang !
~~ La science de fray Eusebio no fera pas defaut à un chrétien qui
souffre, s’écria vivement Joaquin.
j Sans doute il est encore temps de lo sauver. Si mon frère entre
s’omh° n a i 0,1 P a i 1® v *° P cut y entrer avec lui ; mais fray Eusebio va
échant» ri P 10t ' à l’instant pour ie port de la Paix, où il doit traiter d’un
P,? de prisonniers.
_ V. 11 ‘ serpent maudit ! murmura le pauvre Joaquin.
florin mm 1 ’ ro P ril h> commandeur, le vieux Melchior n’aura d’autre mé-
i, ° Son ‘Us. A toi l’honneur de sa guérison , commo tantôt l’hon
neur ue son salut!
r I ? n ‘ ra à pas lents dans l’intérieur du halto. Joaquin n’avait rien
îTmüiii, 1 , 0 Voi| laii pas implorer la pitié do cet homme dont il jugeait
, ! IOtîblp , car elle était réfléchie; mais il jura de se venger
celle lois sans bcrupuj G
Aidé de Gongora, q transporta Melchior dans son ajoupa et veilla près
de lut jii-qu an soir. Vers onze heures, quand il vit son père endormi ou
plutôt atlaissé dans sa souffrance, il se leva et glissa à sa ceinture sa rnan-
chcla, petit sabre de chasse en usage dans le pays ; il so disposa à sortir
a pas légers, neanmoins le moribond fut tiré de son assoupissoment par
ce faible bruit, et murmura :
— A boire, Joaquin !
Le pêcheur de perles revint vers le grabat et versa quelques gouttes
d’eau de copal sur les lèvres pâles et sèches de son père. Melchior fit un
nouvel effort pour soulever sa tête appesantie, et dit d’une voix inquiète :
— Ne me quitte pas, mon fils !
— Je reste là, mon père, répondit Joaquin.
Mais quand la respiration saccadée du vieillard eut annoncé qu’il re
tombait dans une sorte de demi-sommeil, le jeune homme jeta un regard
attendri sur cette tête véuérable, puis, sortant de Tajoupa, il se dirigea
vers la maison du commandeur. Les portes étaient fermées; partout ré
gnait un profond silence.
Deux fois Joaquin fit lo tour du hatto. Puis il revint en face du balcon
moresque, à peu près résolu à -l’escalader et à s’assurer si quelque fenê
tre entre ouverte ne lui offrirait pas l’occasion de pénétrer jusqu’à la
chambre de don Ramon Carrai. Il allait mettre co projet à exécution lors
qu’il entendit comme un gémissement soudain, un cri do mort qui sem
blait provenir de l’appartement de dona Carmen, où brillait encore une
faible clarté.
Surpris, épouvanté, il prêta attentivement l’oreille, mais le silence ne
fut plus interrompu.
Or, voici ce qui s’était passé au hatto pendant ce temps. Au retour
do la chasse, dona Carmen, après avoir fait annoncer qu’elle no recevrait
personne de la soirée, s’était retirée dans sa chambre.
Cette chambre était meublée avec ce luxe seigneurial qui, aux Indes
commo en Espagne, contrastait si étrangement avec les huttes miséra
bles des esclaves et des paysans. Elle était tendue d’une tapisserie do ve
lours cramoisi à fond d’or. Des nattes d’une merveilleuse finesse cou
vraient lo plancher. Au milieu était placé un petit brasero d’argent plein
de noyaux d’olives.
Des glaces de Venise étaient incrustées dans le mur avec leurs cadres
d’argent bruni, admirablement sculptés, ainsi que les bordures des por
tes et les plinthes de chêne. Sous lo ciseau de l’artiste s’étaient déroulés
tous les incidens fantastiques de la tentation do Saint-Antoine, entouré
par un cercle mouvant et tourbillonnant de chimères aux yeux louches,
de sphinx à cheval sur des trompettes, do diablotins déguisés en syrènes
à queues de poissons et en chauve-souris aux ailes velues. Une portière
de velours cachait au fond de la chambre une cloison mobile de bois de
senteur, seule entrée do Ycscaparale, grande alcôve qui renfermait un
prie-dieu, un lit de damas blanc, doublé de brocart d’argent avec du
point d'Espagne, et deux petites tables de bois d’acajou chargées de bran
ches do corail, de nacre do perles, de filigrane d’or, de pierres de bezoard
et autres curiosités en vogue à cette époque.
C’est enfermée dans cette chambre , où dona Carmen était habituée à
rêver et à vivre depuis son enfance, qu’elle avait essayé de renouer dans
son esprit les souvenirs confus de cette triste journée et do juger le maî
tre et le serviteure. Le résultat de ses réflexions ne fut pas favorable à
don Ramon, et elle se promit de nouveau de ne jamais donner sa main
à un homme pour lequel elle ne trouvait au fond do son cœur que mé
pris et que haine.
La soirée s’était passée ainsi. Tous les bruits du halto s’étaient éteints
peu à peu, et la jeune fille ne s’en était pas aperçue. Le belon, ou lampe
a colonne d’argent suspendue aux corniches du plafond, ne jetait plus
qu’uno terne lueur. Tout à coup la porle do sa chambre s’ouvrit brus
quement et le commandeur parut devant elle.
Dona Carmen, absorbée dans ses douloureuses méditations, ne lo re
garda d’abord qu’avec surprise.
Don Ramon s’inclina en souriant et referma la porto derrière lui.
La jeune fille secoua alors la torpeur qui semblait enchaîner sa vo
lonté 1 et reprenant toute sa dignité habituelle, elle se leva et lui dit
sèchement :
— Vous ici, senor, à cette henre et lorsque j’ai déclaré que jo ne re
cevrais personne.
Don Ramon semblait s’attendre à cet accueil, et loin d’en paraître dé
concerté, il répondit doucereusement :
— Entre parens, est-il besoin do tarit de cérémonies? D’ailleurs, il
s’agit d’une affaire sérieuse qu’il n’est plus temps de remotlro au lende
main.
— Expliquez-vous plus clairement, commandeur, répliqna Carmen.
— Je veux parler de notre mariage, senorila 1
— Vous avez bien choisi l’heure et le lieu pour faire entendre do sem
blables paroles à une orpheline qui porto encore le deuil do son père, cou
sin Ramon.
— Co mariago a été le dernier vœu do celui que vous regrettez, Car
men ; et les circonstances veulent impérieusement que vous me fassiez
connaîiro votre décision. Il le faut, vous dis-je!
— Vous êtes hardi, senor, quand vous pariez à des femmes! Vous sa
vez alors vous faire craindre.
— J’attends votre réponse, belle cousine, répliqua froidement don Ra
mon en s’asseyant dans un fauteuil.
— Vous devez la deviner, s’écria dona Carmen, qui resta debout de
vant lui en le regardant avec dédain.
— J’ai donc un rival préféré ? demanda d’une voix douce et tranquille
lo commandeur.
— Un rival! répéta dona Carmen. Vous savez bien quo jo vis ici com
me une recluse entre des esclaves et un tyran 1
— Mille grâces, senorita, inlcraompit don Ramon en s’inclinant avec
une politesse ironique ; mais alors pourquoi rejetez-vous ma demande
avec tant d’empressement et de hauieurl Je no suis pas un vieillard dont
le front soit clairsemé de cheveux blancs et le visage sillonné de rides.
Je ne vous apporlo en dot ni le déshonneur ni la misère. De plus, jo
vous aime au point d’être jaloux de vous! Qu’exigez-vous de plus?
Dona Carmen hésita un instant, puis elle répondit :
— Ce que j’exige, don Ramon ? Ah ! vraiment, vous allez me trouver
bien difficile et bien romanesque, mais je veux Un mari qui sache me
faire respecter.
Le commandeur ne put s’empêcher do tressaillir. Il reprit bientôt d’une
voix altérée :
— Qui donc oserait ici manquer de courtoisie envers la femme do don
Ramot) Carrai ! Le châtiment ne se ferait pas attendre.
— Oh ! je sais, continua la jeune fille, que vous êtes un maître colère
et impitoyable ; mais, je vous lo répète, jo ne choisirai pour époux ni un
hypocrite ni un lâche I Vous m’avez entendu, senor?
Et, d’un gesto irrité, elle lui montra la porte de la chambre, sembla
ble par sa pose hautaine et frémissante à la Diane antique.
Don Ramon ne bougea pas.
— Chère cousine, reprit-il d’une voix polie mais railleuse, puisque
nous sommes en train do nous expliquer en toute franchise sur cette af
faire délicate, et que, la première, vous avez rejeté tous lee ménageuiens,
je vous poserai nettement la question. H faut choisir entre l’obéissance
aux dernières volontés de votre pèreet’le couvent, qui vous offrira uno
cellule, une robe de bure et un cilice en échange de vos richesses.
— Parlez-vous sérieusement ainsi à la fille do votre cousin don Juan
de Zarates? demanda Carmen.
— Très sérieusement, senorila, répondit le commandeur.
— Et vous avez pu croire que j’hésiterais un instant entre vous et
Dieu 1 répliqua Carmen.
— Vous me haïssez donc bien I s’écria don Ramon, dont les lèvres
tremblèrent d’émotion et dont le visage se couvrit d’une pâleur livide à
ces derniers mots. Mais, pauvre entant, reprit-il en cherchant à maîtri
ser sa colère, vous ne comprenez donc pas que vous n’êtes point do for
ce à luiter coutre moi, et que ce quo j’ai résolu doit être exécuté à tout
prix. J'ai besoin d’être maître absolu de la Ranchéria, et la résistance
opiniâtre d’une femme ne fera pas plier ma volonté ni échouer mes pro
jets.
—Ali ! voilà donc votre amour, dit la jeune fille. Jo savais bien quo lo
masque finirait par peser à votre visage? Oui, co mariage est un mar
ché où le cœur n’est compté pour rien. Vous m’aimez parce que jo suis
maîtresse de colto pêcherie do perles ; vous m’aimez parce que deux
cents esclaves sont marqués à mon chiffre ; vous m’aimez parce que ojj
porte uri nom plus noble et plus vénéré quo lo vôtre. Mais je préfère la
haine à un pareil amour, senor don Ramon, et nous verrons quel pou
voir me contraindra à subir chez moi une telle persécution !
En même temps elle étendit la main vers un cordon do sonnette pour
faire venir sa négresse :
—■ - ■ ■ 1 — Vous prenez une peine inutile, senorita! personne ne viendra. di l
tranquillement le commandeur.
Dona Carmen poussa un cri d’effroi. Le cordon était coupé.
— Quel piège, infâme, s’écria-t-elle éperdue, mais non, vous n’auriez
pas osé 1
- — No vous ai-je pas dit tout à l’heure, répondit don Ramon en sou
riant que ce que j’ai résolu doit s’exécuter à tout prix ? Croyez-vous
donc que je parle ainsi au hasard et sans prendre mes mesures?
— C’est un rêve! dit Carmen. Un tel sang-froid me confond! Oh!
mais prenez garde! ma voix parviendra jusqu’à mes serviteurs. Retirez-
vous ! il en est temps encore ! sinon, je vous ferai honteusement chasser.
— Qu’ils viennent ! je les attends. Ils serviront de témoins pour lo con
trat de mariage, ma chère Carmen, dit le commandeur en se levant et en
essayant do saisir sa main pour la porter à ses lèvres.
— Misérable ! s’écria la jeune fille d’une voix étoufféo en reculant jus
qu’au fond de la chambre et s’appuyant à la cloison de l’escaparate. Ne
m’approchez pas !
— Comme vous voudrez, senorila!
Et don Ramon, la regardant d’un œil froid et insolent, so laissa retom
ber nonchalamment dans son fauteuil.
— Maintenant, causons raison , farouche fiancée, reprit-il pendant
qu’elle demeurait interdite et tremblante. Voici mon dernier mot : il
s’agit de choisir, non pas entre moi et lo cloître, mais entre lo mariage
ou le déshonneur.
— Le déshonneur ! interrompit Carmen avec exaltation.
— Oui, continua don Ramon, car je ne sortirai de cette chambre quo
devant témoin. Vous aurez pour vous votre conscience , soit ! mais le
jugement des hommes sc fonde toujours sur les apparences.
— O mon Dieu! mon Dieu! murmura la jeune fille en joignant les
mains et fondant en larmes.
— Vous aurez beau affirmer, ajouta le commandeur, que je ne me
suis introduit dans cette chambre quo par surprise, par violence, contre
votre volonté, on ne vous croira pas. On vous croirait môme quo vous
n’en seriez pas moins perdue et trop heureuso quo je veuille bien vous
rendre l’honneur en vous donnant mon nom !
— Est-ce assez d’outrages, juslo ciel 1 s’écria alors dona Carmen. Et
vous avez espéré, reprit-elle avec plus de calmo, que parce que je suis
seule, sans protection, abandonnée à votre merci, j’implorerais de vous
mon salut comme une suppliante I
— J’en suis sûr, dit don Ramon, car dona Carmen do Zarates ne peut
faire cesser notre entrevue sans hâter elle-même le scandale qui doit en
résulter, tandis que la femme du commandeur sortira de celte chambre
le front haut et le regard levé. Je suis généreux, cousine !
— Eh bien, vous vous êtes trompé, noblo commandeur, répliqua
aussitôt la courrgeuse enfant, qui appela a son aide toute l’énergie de
son cœur. A force de ne voir devant vous que des genoux pliés, des dos
tendus sous le fouet, les paupières bais-és et les bouches muettes; à
force de remuer à votre fantaisie cetto race dégradée d’osclaves, vous
avez cru pouvoir dompter de même toutes lésâmes. Eli bien! sechez-le,
jo n’hésiterai pas dans le choix ignoninieux que vous m’offrez. Jo pré
fère le déshonneur même à la honte do porter un nom qui serait pour
moi comme un stigmate d’infamie!
Cette fois don ltuinon Carrai se leva en laissant éclater sur son visage
toute la fureur qui l’agitait. 11 s’avança brusquement vers dona Carmen:
— N’abusez pas de ma patience, senorila. Votre consentement, vous
dis-je! N’oubliez pas que je vous aime! Signez, signez!
— N’approchez pas, au nom do Dieu ! s’écria dona Carmen, tremblante
comme une feuille.
Le commandeur n’était plus qu’à deux pas do la cloison.
— Au nom de mon père, qui a été votre ami, continua-t-elle d’un ac
cent déchirant tandis que son cœur battait avec violence.
— C’est à votre père lui-même que vous résistez, répliqua don Ramon
d’une voix .sombre. Pourquoi donc implorer son nom! Signez, signez,
vous dis-je !
Elle, pâle comme une morte, la respiration haletante, à demi-folle da
terreur, pousse la cloison do Ycscaparale pour se réfugier dans celte an-
ceinte sacrée, mais au même instant elle sentit la main du commandeur
effleurer son bras. Il allait l’atteindre. Alors elle se baissa, glissa derrière
lui avec la souplesse d’une couleuvre, et,'quand don Ramon se retourna,
il la vit frémissanto, les joues empourprées d’indignation, les narines
gonflées, et la main armée d’un de ces périls stylets à manches d’argent
que portaient alors les femmes créoles et dont la pointe était ordinaire
ment trempée dans ces sucs vénéneux qui servaient à empoisonner les
flèches des sauvages.
Lo commandeur hésita un moment sur le parti qu’il devait prendre ;
mais rougissant presque aussitôt de se laisser intimider par une femme,
il voulut essayer de lui arracher son arme.
— Il no faut pas, dit-il, laisser jouer les enfans avec de pareilles ai
guilles 1
Mais lo poignard semblait scellé à la main do dona Carmen, tant elle
le serrait convulsivement; ot, au geste brutal du commandeur, sentant
sa voix mourir dans son gosier, elle tendit ses bras en avant avec hor
reur pour le repousser.
Au môme moment un cri de douleur frappa ses oreilles.
C’était le même cri que Joaquin avait entendu. Don Ramon Carrai ve
nait de tomber à ses pieds mortellement frappé. Comment cela s’était
fait, elle no le savait pas.
La jeune fille resta sans mouvement, sans vie, sans pensée devant ce
cadavre. Elle promena autour d’elle un regard épouvanté. I.a chambre,
à peine éclaiiée, lui parut un tombeau ; il lui semblait qu’elle so resser
rait autour d’elle insensiblement comme pour l’étouffer, sensation qu’é
prouvent souvent les prisonniers dans leurs rêves. L’air manquait à sa
poitrine; ses yeux eurent dss hallucinations; elle croyait voir les dra
gons dos sculptures s’agiter et la menacer, les Chimères aboyer contre
elle par leurs triples gueules, le Christ suspendu au dessus du lit dé
tourner d’elle son regard miséricordieux ; puis elle so sentait ramenée,
comme par uno fa cination étrange, à contempler le cadavre étendu sur
le tapis de Ycscaparale.
Enfin, pour échapper à celle vue sanglante, elle poussa d’une main
convulsive la cloison, tira lo rideau de velours et se traîna en chancelant
jusqu’au balcon, sans oser regarder en arrière, et croyant à chaque pas
semir la main glacéo de don Ramon Carrai so poser sur son épaute. Sur
le balcon, elle respira. La nuit était magnifique. Les étoiles veillaient
comme des yeux d’or sur la nature calme et silencieuse. Des parfums
pénétrons embaumaient l’air. La transition était si brusque que dona
Carmen se demanda pi elle no venait pas de faire un songe sinistre.
Plus elle tressaillit en apercevant uno ombre immobile sous le balcon.
LVsparance que son esprit troublé venait do concevoir s’évanouit aussi
tôt. Sans doute ce témoin terrible avait entendu le dernier ci i du com
mandeur et accuserait devant tous la meurtrière. La jeune fille se dit qu’elle
était perdue; mais cette frayeur no fut pas de longue durée. Dona Car
men était douée d’un caractère résolu autant que fièro. Au lieu dose
laisser abattre par cet incident, qui compliquait le danger do sa situation,
elle résolut d’en profiter. Sa tête, un peu romanesque, pouvait bien avoir
peur des ombres et être dupe un instant do sa propre imagination ; niais
son cœur noblo et hardi, en face de la réalité, retrouva facilement cotte
énergie qu’elle avait déployée dans sa lutte avec don Ramon.
Emu et troublé, Joaquin était resté immobile comme une statue , car
il avait reconnu dona Carmen dans l’apparition du balcon, et il craignait
que lo moindre mouvement ne lit disparaître la charmante vision. Quelle
lut donc sa surprise quand il vil la jeune créole se pencher sur la balus
trade de fer'ciselée , et d’un geste impérieux , sans prononcer uno seule
parole, lui faire signe do monter.
— M’aurait-ello reconnu? pcnsa-l-il - Ali ! jo suis fout c’est impossible.
Se douio-t—clic de mon dessein, et veut-elle me faire renoncer à ma ven
geance’
Puis il obéit, sans conscience de ce qu'il faisait, se cramponnant àl’an-
vnnt do la porte d’entrée, au treillage, aux saillies de la pierre. Quand il
ut parvenu au niveau du balcon, dona Carmen lui tendit sa main blan
che ot froide pour l’aider, et lui dit :
EMMAXlJEïi GOXK.&IJBS.
/ [La suite au prochain numéro.)
Don Ramon sentit ses cheveux se hérisser d’épouvante. Il regarda der
rière lui.
Le vieux Melchior essaya do se soulever dans la palanquin, mais il re
tombe en laissant échapper un gémissement. Emu, troublé par ce cri de
douleur, Joaquin leva la main sur fe commandeur.
—Oh! grâco pour lui 1 pas de violence ! s’écria doua Carmen en ten-
Cetto voix si douce paralysa la colère du jeune homme. 11 resta im-
mirbile-
Allons! lit brusquement le Léopard, dépêche-toi, car j’ai affaire
ailleurs. Juge ton maître. Le jugement sera exécuté sans appel, sur ma
parole. El toi , dit-il h dom Ramon, agenouille-toi devant Joaquim, et
attend.
Cette fois encore lo commandeur voulut résister.
— Le fronteau lui fera entendre raison, cria Vent-en-Panne.
' Sur l’ordre du Léopard, Gongora et un de ses compagnons ceignirent
d’une corde le front du commandeur et firent tourner tout autour deux
bâtons qui peu à peu devaient comprimer plus violemment la corde.
Au second tour, il tomba à genoux.
— Prononce maintenant l’arrêt, dit le boucanier.
— Bah 1 répliqua Joaquin en haussant les épaules, ne suis-je pas assez
vengé, puisque j’ai vu ce lâche trembler et s’humilier devant moi !
— Bien, mon fils! murmura Melchior.
— C’est uno noble action, lui dit le regard reconnaissant de dona Car
men.
Le commandeur respira.
— Tu as tort, mon garçon, répliqua lo Léopard. Il ne faut jamais écra
ser un serpent à moitié. Prends garde! tu peux maintenant te ve nger
Si tu quittes la partie, il prendra sa revanche. Mais enfin, ajouta-t-il avec
un soupir de regret, tu lo veux ainsi : il sera fait comme tu l’as voulu 1
Relève-toi, don Ramon Carrai !
Le commandeur so releva.
— Ecoute bien, lui dit alors lo boucanier, et sou viens-toi de mes pa
roles: cet enfant est un fou, et je lis dans tes yeux comment lu comptes
reconnaître sa générosité. Mais s’il lui arrive malheur par suite de notre
encontre, c’est à nous que tu auras affaire, don Ramon ; dussions-nous
faire passer la flamme sur les derniers débris de 1a. llancherie ; dussions-
nous te chercher jusque dans les entrailles de la terre, nous saurons t’at
teindre. Jure donc par le saint nom de Notre-Dame del Pilar que tu par
donnes à Joaquin Bequiem do t’avoir laissé la vie [
— Je le jure ! s’empressa dédire le commandeur avec un sourire
sardonique.
— Je te relève de ton serment, interrompit fray Eusebio, comme ar
raché par la contrainte.
— Mais moi je ne l’en relève pas! s'écria lo Léopard, irrité do cette
escobarderie fanatique. Maintenant, vous pouvez partir, l’orage a cesséà
Pendant que le commandeur, le moine et dona Carmen remontaient
cheval, le boucanier prit à part Joaquin et lui dit :
— Mon bravo tireur, si tu as à te repentir de ta générosité, compte
toujours sur le Léopard ; il ne te manquera pas au besoin.
Ils se serrèrent amicalement la main, et le pêcheur de perles se hâta
de rejoindre la troupe do don Ramon, qui s’éloignait dans un morne si-
ence.
Quand ils eurent disparu dans la profondeur du bois, le Léopard s’a-
bandonnna à un franc éclat de rire, qui trouva un joyeux écho sur l’arbre
où gitait le terrible Vent-en-Panne.
— Les niais ot les poltrons! dit-il enfin quand son rire homérique fu
un peu apaisé; nous l’avons échappé belle! A nous deux, mon pauvre
Engagé, nous les avons joliment gouaillés! J’en rirai longtemps. C’est il
coup sûr lo meilleur tour que jaie joué aux Espagnols.
— Votre: A moi! à moi 1 a été d’un excellent effet, repartit Vent-en-
Panne.
— Oui, ils ont cru voir un boucanier caché sous choque feuille de la
forêt. Mais je me rappellerai toute ma vie l’effroyable grimace quo ta fi
gure a inspirée au vaillant don Ramon.
— N’importe I dit Vent-en-Panno en dégringolant do son arbre comme
un écureuil, cola ne vaut pas notre dos à dos en face dos deux cinquan
taines de lanceras, uno fameuse danse celle-là!
— L’audace est la mère de la sûreté , garçon ! Quand ces Espagnols à
cheval, avec leurs lances, nous eurent enfermés dans ce grand cercle
qu’ils formaient autour do nous, ils se crurent bien assures do nous faire
prisonniers.
— Mais, nous, répandant notre poudre et nos balles dans notre bon
net, nous nous mîmes dos à dos, les attendant ; et ils eurent beau nous
promettre, de loin,bon quartier,sans avancor nous nous leur répondîmes
toujours qu’il on coûterait cher aux premiers qui approcheraient.
— Si bien que pas un ne voulut so risquer à passer le premier et à
payer pour les autres ! sans quoi nous ne serions pas ici en ce moment.
Mais il est temps do regagner notro barque, Vent-en-Panne, car je
compte rôder autour de la llancheria. Je me méfie do ce commandeur
et de son hypocrite de frère, et jo serais désolé qu’il arrivât mal à ce
brave jeune homme, Joaquin Requiem. S’il court quoique péril, je tâche
rai do le sauver et de l’enrôler parmi nous. Ce serait là une bonne ac
quisition !
Les deux aventuriers chargèrent sur leurs épaules cent livres do san
glier chacun, et gagnèrent la baie do la Hache en continuant de causer
do leurs hauts faits contro les Espagnols.
II.
le HnUo et TAjoupa.
Pendant la route, lo commandeur n’adressa la parolo à personne, pas
même à son frère ; mais quand les chasseurs furent arrivés devant le
halto, il leur fit signe do se disperser , puis il dit froidement au jeune
pêcheur :
— Penses-tu que je tiendrai la parole que j’ai donnée à ce brigand ?
Joaquim Requiem?
— Je le crois, répondit ce dernier.
— Et crois-tu aussi que j’oublierai quo tu as menacé de ton fusil la
poitrine de ton maître ?
— On n’oublie jamais quo l’on a eu pour, senor don Ramon !
— Et pourtant tu espères que jo ne me vengerai pas do toi !
— J’attends , maître. Le Léopard attend aussi.
— Insensé ! dit on ricanant le commandeur ; pauvro fou , qui ignores
qu’on peut faire' saignor lo cœur d’un homme sans le frapper d’un coup
de poignard.
— N’avez-vous rien do plus à me dire? senor. Lo vieux Melchior
m’attend. /
— Oui, ton père est mourant, n’est-ce pas mon garçon ? Pour panser
convenablement ses blessures, pour calmer sa fièvre brûlante , pour le
disputer à la mort, pour lo guérirenfin, les soins d’un médecin seraient
nécessaire ! tu les paierais de ton sang !
~~ La science de fray Eusebio no fera pas defaut à un chrétien qui
souffre, s’écria vivement Joaquin.
j Sans doute il est encore temps de lo sauver. Si mon frère entre
s’omh° n a i 0,1 P a i 1® v *° P cut y entrer avec lui ; mais fray Eusebio va
échant» ri P 10t ' à l’instant pour ie port de la Paix, où il doit traiter d’un
P,? de prisonniers.
_ V. 11 ‘ serpent maudit ! murmura le pauvre Joaquin.
florin mm 1 ’ ro P ril h> commandeur, le vieux Melchior n’aura d’autre mé-
i, ° Son ‘Us. A toi l’honneur de sa guérison , commo tantôt l’hon
neur ue son salut!
r I ? n ‘ ra à pas lents dans l’intérieur du halto. Joaquin n’avait rien
îTmüiii, 1 , 0 Voi| laii pas implorer la pitié do cet homme dont il jugeait
, ! IOtîblp , car elle était réfléchie; mais il jura de se venger
celle lois sans bcrupuj G
Aidé de Gongora, q transporta Melchior dans son ajoupa et veilla près
de lut jii-qu an soir. Vers onze heures, quand il vit son père endormi ou
plutôt atlaissé dans sa souffrance, il se leva et glissa à sa ceinture sa rnan-
chcla, petit sabre de chasse en usage dans le pays ; il so disposa à sortir
a pas légers, neanmoins le moribond fut tiré de son assoupissoment par
ce faible bruit, et murmura :
— A boire, Joaquin !
Le pêcheur de perles revint vers le grabat et versa quelques gouttes
d’eau de copal sur les lèvres pâles et sèches de son père. Melchior fit un
nouvel effort pour soulever sa tête appesantie, et dit d’une voix inquiète :
— Ne me quitte pas, mon fils !
— Je reste là, mon père, répondit Joaquin.
Mais quand la respiration saccadée du vieillard eut annoncé qu’il re
tombait dans une sorte de demi-sommeil, le jeune homme jeta un regard
attendri sur cette tête véuérable, puis, sortant de Tajoupa, il se dirigea
vers la maison du commandeur. Les portes étaient fermées; partout ré
gnait un profond silence.
Deux fois Joaquin fit lo tour du hatto. Puis il revint en face du balcon
moresque, à peu près résolu à -l’escalader et à s’assurer si quelque fenê
tre entre ouverte ne lui offrirait pas l’occasion de pénétrer jusqu’à la
chambre de don Ramon Carrai. Il allait mettre co projet à exécution lors
qu’il entendit comme un gémissement soudain, un cri do mort qui sem
blait provenir de l’appartement de dona Carmen, où brillait encore une
faible clarté.
Surpris, épouvanté, il prêta attentivement l’oreille, mais le silence ne
fut plus interrompu.
Or, voici ce qui s’était passé au hatto pendant ce temps. Au retour
do la chasse, dona Carmen, après avoir fait annoncer qu’elle no recevrait
personne de la soirée, s’était retirée dans sa chambre.
Cette chambre était meublée avec ce luxe seigneurial qui, aux Indes
commo en Espagne, contrastait si étrangement avec les huttes miséra
bles des esclaves et des paysans. Elle était tendue d’une tapisserie do ve
lours cramoisi à fond d’or. Des nattes d’une merveilleuse finesse cou
vraient lo plancher. Au milieu était placé un petit brasero d’argent plein
de noyaux d’olives.
Des glaces de Venise étaient incrustées dans le mur avec leurs cadres
d’argent bruni, admirablement sculptés, ainsi que les bordures des por
tes et les plinthes de chêne. Sous lo ciseau de l’artiste s’étaient déroulés
tous les incidens fantastiques de la tentation do Saint-Antoine, entouré
par un cercle mouvant et tourbillonnant de chimères aux yeux louches,
de sphinx à cheval sur des trompettes, do diablotins déguisés en syrènes
à queues de poissons et en chauve-souris aux ailes velues. Une portière
de velours cachait au fond de la chambre une cloison mobile de bois de
senteur, seule entrée do Ycscaparale, grande alcôve qui renfermait un
prie-dieu, un lit de damas blanc, doublé de brocart d’argent avec du
point d'Espagne, et deux petites tables de bois d’acajou chargées de bran
ches do corail, de nacre do perles, de filigrane d’or, de pierres de bezoard
et autres curiosités en vogue à cette époque.
C’est enfermée dans cette chambre , où dona Carmen était habituée à
rêver et à vivre depuis son enfance, qu’elle avait essayé de renouer dans
son esprit les souvenirs confus de cette triste journée et do juger le maî
tre et le serviteure. Le résultat de ses réflexions ne fut pas favorable à
don Ramon, et elle se promit de nouveau de ne jamais donner sa main
à un homme pour lequel elle ne trouvait au fond do son cœur que mé
pris et que haine.
La soirée s’était passée ainsi. Tous les bruits du halto s’étaient éteints
peu à peu, et la jeune fille ne s’en était pas aperçue. Le belon, ou lampe
a colonne d’argent suspendue aux corniches du plafond, ne jetait plus
qu’uno terne lueur. Tout à coup la porle do sa chambre s’ouvrit brus
quement et le commandeur parut devant elle.
Dona Carmen, absorbée dans ses douloureuses méditations, ne lo re
garda d’abord qu’avec surprise.
Don Ramon s’inclina en souriant et referma la porto derrière lui.
La jeune fille secoua alors la torpeur qui semblait enchaîner sa vo
lonté 1 et reprenant toute sa dignité habituelle, elle se leva et lui dit
sèchement :
— Vous ici, senor, à cette henre et lorsque j’ai déclaré que jo ne re
cevrais personne.
Don Ramon semblait s’attendre à cet accueil, et loin d’en paraître dé
concerté, il répondit doucereusement :
— Entre parens, est-il besoin do tarit de cérémonies? D’ailleurs, il
s’agit d’une affaire sérieuse qu’il n’est plus temps de remotlro au lende
main.
— Expliquez-vous plus clairement, commandeur, répliqna Carmen.
— Je veux parler de notre mariage, senorila 1
— Vous avez bien choisi l’heure et le lieu pour faire entendre do sem
blables paroles à une orpheline qui porto encore le deuil do son père, cou
sin Ramon.
— Co mariago a été le dernier vœu do celui que vous regrettez, Car
men ; et les circonstances veulent impérieusement que vous me fassiez
connaîiro votre décision. Il le faut, vous dis-je!
— Vous êtes hardi, senor, quand vous pariez à des femmes! Vous sa
vez alors vous faire craindre.
— J’attends votre réponse, belle cousine, répliqua froidement don Ra
mon en s’asseyant dans un fauteuil.
— Vous devez la deviner, s’écria dona Carmen, qui resta debout de
vant lui en le regardant avec dédain.
— J’ai donc un rival préféré ? demanda d’une voix douce et tranquille
lo commandeur.
— Un rival! répéta dona Carmen. Vous savez bien quo jo vis ici com
me une recluse entre des esclaves et un tyran 1
— Mille grâces, senorita, inlcraompit don Ramon en s’inclinant avec
une politesse ironique ; mais alors pourquoi rejetez-vous ma demande
avec tant d’empressement et de hauieurl Je no suis pas un vieillard dont
le front soit clairsemé de cheveux blancs et le visage sillonné de rides.
Je ne vous apporlo en dot ni le déshonneur ni la misère. De plus, jo
vous aime au point d’être jaloux de vous! Qu’exigez-vous de plus?
Dona Carmen hésita un instant, puis elle répondit :
— Ce que j’exige, don Ramon ? Ah ! vraiment, vous allez me trouver
bien difficile et bien romanesque, mais je veux Un mari qui sache me
faire respecter.
Le commandeur ne put s’empêcher do tressaillir. Il reprit bientôt d’une
voix altérée :
— Qui donc oserait ici manquer de courtoisie envers la femme do don
Ramot) Carrai ! Le châtiment ne se ferait pas attendre.
— Oh ! je sais, continua la jeune fille, que vous êtes un maître colère
et impitoyable ; mais, je vous lo répète, jo ne choisirai pour époux ni un
hypocrite ni un lâche I Vous m’avez entendu, senor?
Et, d’un gesto irrité, elle lui montra la porte de la chambre, sembla
ble par sa pose hautaine et frémissante à la Diane antique.
Don Ramon ne bougea pas.
— Chère cousine, reprit-il d’une voix polie mais railleuse, puisque
nous sommes en train do nous expliquer en toute franchise sur cette af
faire délicate, et que, la première, vous avez rejeté tous lee ménageuiens,
je vous poserai nettement la question. H faut choisir entre l’obéissance
aux dernières volontés de votre pèreet’le couvent, qui vous offrira uno
cellule, une robe de bure et un cilice en échange de vos richesses.
— Parlez-vous sérieusement ainsi à la fille do votre cousin don Juan
de Zarates? demanda Carmen.
— Très sérieusement, senorila, répondit le commandeur.
— Et vous avez pu croire que j’hésiterais un instant entre vous et
Dieu 1 répliqua Carmen.
— Vous me haïssez donc bien I s’écria don Ramon, dont les lèvres
tremblèrent d’émotion et dont le visage se couvrit d’une pâleur livide à
ces derniers mots. Mais, pauvre entant, reprit-il en cherchant à maîtri
ser sa colère, vous ne comprenez donc pas que vous n’êtes point do for
ce à luiter coutre moi, et que ce quo j’ai résolu doit être exécuté à tout
prix. J'ai besoin d’être maître absolu de la Ranchéria, et la résistance
opiniâtre d’une femme ne fera pas plier ma volonté ni échouer mes pro
jets.
—Ali ! voilà donc votre amour, dit la jeune fille. Jo savais bien quo lo
masque finirait par peser à votre visage? Oui, co mariage est un mar
ché où le cœur n’est compté pour rien. Vous m’aimez parce que jo suis
maîtresse de colto pêcherie do perles ; vous m’aimez parce que deux
cents esclaves sont marqués à mon chiffre ; vous m’aimez parce que ojj
porte uri nom plus noble et plus vénéré quo lo vôtre. Mais je préfère la
haine à un pareil amour, senor don Ramon, et nous verrons quel pou
voir me contraindra à subir chez moi une telle persécution !
En même temps elle étendit la main vers un cordon do sonnette pour
faire venir sa négresse :
—■ - ■ ■
tranquillement le commandeur.
Dona Carmen poussa un cri d’effroi. Le cordon était coupé.
— Quel piège, infâme, s’écria-t-elle éperdue, mais non, vous n’auriez
pas osé 1
- — No vous ai-je pas dit tout à l’heure, répondit don Ramon en sou
riant que ce que j’ai résolu doit s’exécuter à tout prix ? Croyez-vous
donc que je parle ainsi au hasard et sans prendre mes mesures?
— C’est un rêve! dit Carmen. Un tel sang-froid me confond! Oh!
mais prenez garde! ma voix parviendra jusqu’à mes serviteurs. Retirez-
vous ! il en est temps encore ! sinon, je vous ferai honteusement chasser.
— Qu’ils viennent ! je les attends. Ils serviront de témoins pour lo con
trat de mariage, ma chère Carmen, dit le commandeur en se levant et en
essayant do saisir sa main pour la porter à ses lèvres.
— Misérable ! s’écria la jeune fille d’une voix étoufféo en reculant jus
qu’au fond de la chambre et s’appuyant à la cloison de l’escaparate. Ne
m’approchez pas !
— Comme vous voudrez, senorila!
Et don Ramon, la regardant d’un œil froid et insolent, so laissa retom
ber nonchalamment dans son fauteuil.
— Maintenant, causons raison , farouche fiancée, reprit-il pendant
qu’elle demeurait interdite et tremblante. Voici mon dernier mot : il
s’agit de choisir, non pas entre moi et lo cloître, mais entre lo mariage
ou le déshonneur.
— Le déshonneur ! interrompit Carmen avec exaltation.
— Oui, continua don Ramon, car je ne sortirai de cette chambre quo
devant témoin. Vous aurez pour vous votre conscience , soit ! mais le
jugement des hommes sc fonde toujours sur les apparences.
— O mon Dieu! mon Dieu! murmura la jeune fille en joignant les
mains et fondant en larmes.
— Vous aurez beau affirmer, ajouta le commandeur, que je ne me
suis introduit dans cette chambre quo par surprise, par violence, contre
votre volonté, on ne vous croira pas. On vous croirait môme quo vous
n’en seriez pas moins perdue et trop heureuso quo je veuille bien vous
rendre l’honneur en vous donnant mon nom !
— Est-ce assez d’outrages, juslo ciel 1 s’écria alors dona Carmen. Et
vous avez espéré, reprit-elle avec plus de calmo, que parce que je suis
seule, sans protection, abandonnée à votre merci, j’implorerais de vous
mon salut comme une suppliante I
— J’en suis sûr, dit don Ramon, car dona Carmen do Zarates ne peut
faire cesser notre entrevue sans hâter elle-même le scandale qui doit en
résulter, tandis que la femme du commandeur sortira de celte chambre
le front haut et le regard levé. Je suis généreux, cousine !
— Eh bien, vous vous êtes trompé, noblo commandeur, répliqua
aussitôt la courrgeuse enfant, qui appela a son aide toute l’énergie de
son cœur. A force de ne voir devant vous que des genoux pliés, des dos
tendus sous le fouet, les paupières bais-és et les bouches muettes; à
force de remuer à votre fantaisie cetto race dégradée d’osclaves, vous
avez cru pouvoir dompter de même toutes lésâmes. Eli bien! sechez-le,
jo n’hésiterai pas dans le choix ignoninieux que vous m’offrez. Jo pré
fère le déshonneur même à la honte do porter un nom qui serait pour
moi comme un stigmate d’infamie!
Cette fois don ltuinon Carrai se leva en laissant éclater sur son visage
toute la fureur qui l’agitait. 11 s’avança brusquement vers dona Carmen:
— N’abusez pas de ma patience, senorila. Votre consentement, vous
dis-je! N’oubliez pas que je vous aime! Signez, signez!
— N’approchez pas, au nom do Dieu ! s’écria dona Carmen, tremblante
comme une feuille.
Le commandeur n’était plus qu’à deux pas do la cloison.
— Au nom de mon père, qui a été votre ami, continua-t-elle d’un ac
cent déchirant tandis que son cœur battait avec violence.
— C’est à votre père lui-même que vous résistez, répliqua don Ramon
d’une voix .sombre. Pourquoi donc implorer son nom! Signez, signez,
vous dis-je !
Elle, pâle comme une morte, la respiration haletante, à demi-folle da
terreur, pousse la cloison do Ycscaparale pour se réfugier dans celte an-
ceinte sacrée, mais au même instant elle sentit la main du commandeur
effleurer son bras. Il allait l’atteindre. Alors elle se baissa, glissa derrière
lui avec la souplesse d’une couleuvre, et,'quand don Ramon se retourna,
il la vit frémissanto, les joues empourprées d’indignation, les narines
gonflées, et la main armée d’un de ces périls stylets à manches d’argent
que portaient alors les femmes créoles et dont la pointe était ordinaire
ment trempée dans ces sucs vénéneux qui servaient à empoisonner les
flèches des sauvages.
Lo commandeur hésita un moment sur le parti qu’il devait prendre ;
mais rougissant presque aussitôt de se laisser intimider par une femme,
il voulut essayer de lui arracher son arme.
— Il no faut pas, dit-il, laisser jouer les enfans avec de pareilles ai
guilles 1
Mais lo poignard semblait scellé à la main do dona Carmen, tant elle
le serrait convulsivement; ot, au geste brutal du commandeur, sentant
sa voix mourir dans son gosier, elle tendit ses bras en avant avec hor
reur pour le repousser.
Au môme moment un cri de douleur frappa ses oreilles.
C’était le même cri que Joaquin avait entendu. Don Ramon Carrai ve
nait de tomber à ses pieds mortellement frappé. Comment cela s’était
fait, elle no le savait pas.
La jeune fille resta sans mouvement, sans vie, sans pensée devant ce
cadavre. Elle promena autour d’elle un regard épouvanté. I.a chambre,
à peine éclaiiée, lui parut un tombeau ; il lui semblait qu’elle so resser
rait autour d’elle insensiblement comme pour l’étouffer, sensation qu’é
prouvent souvent les prisonniers dans leurs rêves. L’air manquait à sa
poitrine; ses yeux eurent dss hallucinations; elle croyait voir les dra
gons dos sculptures s’agiter et la menacer, les Chimères aboyer contre
elle par leurs triples gueules, le Christ suspendu au dessus du lit dé
tourner d’elle son regard miséricordieux ; puis elle so sentait ramenée,
comme par uno fa cination étrange, à contempler le cadavre étendu sur
le tapis de Ycscaparale.
Enfin, pour échapper à celle vue sanglante, elle poussa d’une main
convulsive la cloison, tira lo rideau de velours et se traîna en chancelant
jusqu’au balcon, sans oser regarder en arrière, et croyant à chaque pas
semir la main glacéo de don Ramon Carrai so poser sur son épaute. Sur
le balcon, elle respira. La nuit était magnifique. Les étoiles veillaient
comme des yeux d’or sur la nature calme et silencieuse. Des parfums
pénétrons embaumaient l’air. La transition était si brusque que dona
Carmen se demanda pi elle no venait pas de faire un songe sinistre.
Plus elle tressaillit en apercevant uno ombre immobile sous le balcon.
LVsparance que son esprit troublé venait do concevoir s’évanouit aussi
tôt. Sans doute ce témoin terrible avait entendu le dernier ci i du com
mandeur et accuserait devant tous la meurtrière. La jeune fille se dit qu’elle
était perdue; mais cette frayeur no fut pas de longue durée. Dona Car
men était douée d’un caractère résolu autant que fièro. Au lieu dose
laisser abattre par cet incident, qui compliquait le danger do sa situation,
elle résolut d’en profiter. Sa tête, un peu romanesque, pouvait bien avoir
peur des ombres et être dupe un instant do sa propre imagination ; niais
son cœur noblo et hardi, en face de la réalité, retrouva facilement cotte
énergie qu’elle avait déployée dans sa lutte avec don Ramon.
Emu et troublé, Joaquin était resté immobile comme une statue , car
il avait reconnu dona Carmen dans l’apparition du balcon, et il craignait
que lo moindre mouvement ne lit disparaître la charmante vision. Quelle
lut donc sa surprise quand il vil la jeune créole se pencher sur la balus
trade de fer'ciselée , et d’un geste impérieux , sans prononcer uno seule
parole, lui faire signe do monter.
— M’aurait-ello reconnu? pcnsa-l-il - Ali ! jo suis fout c’est impossible.
Se douio-t—clic de mon dessein, et veut-elle me faire renoncer à ma ven
geance’
Puis il obéit, sans conscience de ce qu'il faisait, se cramponnant àl’an-
vnnt do la porte d’entrée, au treillage, aux saillies de la pierre. Quand il
ut parvenu au niveau du balcon, dona Carmen lui tendit sa main blan
che ot froide pour l’aider, et lui dit :
EMMAXlJEïi GOXK.&IJBS.
/ [La suite au prochain numéro.)
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