Titre : Revue du Havre et de la Seine-Inférieure : marine, commerce, agriculture, horticulture, histoire, sciences, littérature, beaux-arts, voyages, mémoires, mœurs, romans, nouvelles, feuilletons, tribunaux, théâtres, modes
Éditeur : [s.n.] (Havre)
Date d'édition : 1846-12-27
Contributeur : Morlent, Joseph (1793-1861). Directeur de publication
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb32859149v
Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
Description : 27 décembre 1846 27 décembre 1846
Description : 1846/12/27. 1846/12/27.
Description : Collection numérique : BIPFPIG76 Collection numérique : BIPFPIG76
Description : Collection numérique : BIPFPIG76 Collection numérique : BIPFPIG76
Description : Collection numérique : Fonds régional :... Collection numérique : Fonds régional : Haute-Normandie
Description : Collection numérique : Nutrisco, bibliothèque... Collection numérique : Nutrisco, bibliothèque numérique du Havre
Description : Collection numérique : Bibliographie de la presse... Collection numérique : Bibliographie de la presse française politique et d'information générale
Droits : Consultable en ligne
Identifiant : ark:/12148/bpt6k923482w
Source : Bibliothèque municipale du Havre, Y2-123
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 28/05/2014
I
— 5 —
*
—Oh I que vous n’y entendez rien, reprit à son|tour le dessinateur. Re
gardez ces marchands attablés : ils sont tous gros et rouges, avec des ha
bits aussi sales qu’un portrait de famille dans un grenier. Ils sont gros
siers et mal embouchés, vos marchands, et cet original a de fort bonnes
manières, malgré son habit noir qu’on dirait tissé par une araignée.
— Eh bien ! profond observateur, dis-nuus la profession, l’âge et la
demeure de cet homme? .
— Si j’étais Mme Clément, l’auteur du Corbeau sanglant, dit le pein
tre, et que j’eusse eu l’honneur du succéder à Mlle Lenormand, je pour
rais vous faire croire à ma science ; mais j'avoue que cet homme me
déroute. 11 a un œil vairon qui exerce une grande influence sur la phy
sionomie.
_ El le nez, une vrille 1 Ce noz-là percerait une planche.
Avez-vous remarqué, dit le dessinateur, les chairs du cou, qui sem
blent un paquet de cordes naturelles pour le pendre. Et ces cheveux plats
et gris qu’on dirait appartenir à un général de l’armée d’Italie.
—11 a des mains, dit un autre, d’avaro-ponctif ou do violoniste éreinté.
— Voyez-vous le dandinement du corps , une manie particulière aux
bêtes enfermées et aux idiots, répliqua le dessinateur. Cet homme là , je
le connais, je me le rappelle maintenant...
Bah ! s’écrièrent les artistes curieux de vérifier leurs observations.
Le peintre enferma dans un cation son croquis terminé , et dit à ses
amis :
— J’ai rencontré cet original dans un roman d’Hoffmann.
II.
lie dessous îles ventes aux encBières.
Non loin des artistes causaient doux hommes, dont l’un ventru et
joyeux répondait par un signe do tête protecteur a toutes les salutations
qui lui étaient adressées. Il s’appelle Pigoreau , et les colhctionneurs les
plus riches, quoique lui disant père PUjoreau, ne lui en témoignent pas
moins de respect.
Père Pigoreau est le doyen dos marchands de tableaux do Pans. Co fut
lui rpii acheta une partie de la galerie Lebrun, formée par le citoyen Le
brun, le même qui occupa tout le publie artiste sous la révolution, sous
le directoire, en épousant Mme Vigée-Lebrun, peintre, dont lo mariage
n’eut pas d’heureuses suites.
Avec la moitié do la collection Lebrun,—assez célébré pour obtenir les
honneurs de la gravure,—pèie Pigoreau, jeune alors, n’eut pas de peino
se faire une réputation. U voyagea à l’étranger , et il acheta à peu do
frais des toiles précieuses dont les événetnens politiques, les guerres, les
révolutions avaient annihilé la valeur.
Père Pigoreau n’élail rien moins qu'érudit, rien moins que savant
en beaux-arts; mais la manipulation des toiles avait développé chez lui
un certain sens qui fait que le marchand le plus épais en apparence sur
passe souvent en connaissances réelles des artistes distingués. Au fond,
c’est de l’inslinct animal qui se rapproche du flaire des chiens. La meil
leure preuve de ceci, c’est que ses confrères, jaloux, disaient de lui :
« C’est un homme qui a un lier nez. »
Pigoreau eut donc le nez d’acheter en province, vers l’année 1834,
tout ce que le dix-huitième siècle avait laissé do panneaux de trumeaux,
do peintures, de pastels et de dessins, li écoula ses maîtres italiens, ses
flamands; et un beau jour son premier étage, — car il n’eut jamais de
boutique, — se trouva garni do Coypel, do Wanloo, de Boucher, do
Walteau, de Fragonard. do Lancret, de Pater, du Grouzo, enfin, de tou te
la charmante pléiade des peintres de LL. MM. Louis XV et Lcuis XVI.
En un an, Paris s’éprit d’uue violente passion pour ces œuvres légè
res qui convenaient si bien aux mœurs et aux habitudes des habitans du
quartier Notre-Dame-de-Lorette. Quelques littérateurs se laissèrent pren
dre à se renouveau et chantèrent sur tous les Ions lo génie de Boucher
et des antres peintres d’opéra. Au bout do quatre ans, Pigoreau avait
réalisé d’énormes bénéfices; il continua à brocanter comme par le passé;
seulement, un soir en se couchant, il dit à sa femme, après avoir inspec
té ses livres :
— Madame Pigoreau, nous avons 25,000 livres de rente.
Mme Pigoreau, bravo femme, mais d’une intelligence douteuse et qui
n’avait jamais eu vent des affaires de son mari, poussa un cri de terreur.
Elle crut un moment que Pigoreau faisait partie d’une bande de voleurs.
— Eh non ! bobonne, dit en riant le marchand, c’est tout simple. Los
Parisiens ont coupé dans le Louis A F.
Mine Pigoreau, quoiqu’elle ne comprît pas cet ergot, fut rassurée.
Quelques jours après, le marchand lui présentait un jeune homme à qui
il venait de vendre son fonds. Ce jeune homme devait rester un an sous
la tutelle du marchand.
C’était avec lui que se trouvait Pigoreau à la salle de la rue des Jeû
neurs. Il pilotait ainsi son successeur dans toutes les ventes, le présen
tait aux amateurs et lui enseignait toutes les roueries des commissaires
priseurs.
— Tu vois foule cetlo foule, Antoine, lui dit-il, ch bien ! co sera uno
triste vente. C’est presque tous artistes, ils regardent ; ils voudraient]
peut-être bien acheter, mais ils n’achètent pas. Nous autres marchands, j
nous no voulons pas d’Espagnols; c’est trop noir. Ah ! dans un temps, ,
le tableau espagnol aurait pu être poussé, quand on s’occupait de meu- j
blés gothiques. Un ameublement sombre avec des assassinats, des mar
tyrs enfin, ca allait bien ensemble. Mais aujourd’hui quo lo gothique ne
vaut pas quatre sous, — il n’y a plus que les peintres qui en ont, et ils
voudraient bien le vendre la moitié de ce qu’il leur a coûté. — Qu’esl-ce
que tu veux qu’on fasse de ces grands diables de tableaux, peints avec
du sang et des fonds de suie pour repoussoir? — Alors, dit le jeuno
homme, pourquoi sommes-nous venus ici perdre notre temps?
— Oh ! Antoine, dît le père Pigoreau, tu blasphèmes. On ne perd ja
mais son temps aux ventes , même quand on n’achèle pas... 11 faut sa
voir où vont los tableaux, le prix de chacun do ces tableaux ; vous n’en
achetez pas , ça ne fuit rien. J’ai chez moi près de quinze mille catalo
gues annotés ; si lu les savais par cœur , Antoine, tu serais plus savant
que moi. Les tableaux haussent et baissent comme le pain. Aujourd’hui
la vente ne sera pas intéressante. Ils vont commencer par leurs drogues
en porcelaine.
Pigoreau, en sa qualité do marchand do tableaux, avait horreur dus
curiosités et les dénigrait perpétuellement.
— Les commissaires-priseurs en ont pour deux jours de bêtises à ven
dre. Tu as vu le catalogue?
— Oui, dit Antoine.
—Eh bien 1 taus ces brics-à-bracs misen vente n’ont jamais appartenu
à ce pauvre M. Bigot. Les vrais propriétaires sont là, assis autour de la
table. C’est indigne, vois-tu, les ventes do tableaux. Il meurt un ama
teur: on annonce sa galerie, on fait des affiches; tu crois qu’on va ven
dre ses toiles. Pas du tout, on vend les breloques des marchands.
— Pourquoi les commissaires-priseurs ne s’opposent-ils pas à cela? de
manda Antoine.
— Eh! voilà le malheur; ils tiennent les marchands et les marchands
les tiennent. Les marchands leur disent : « Vendez nos fonds do maga
sins, ot nous aihètorons vos tableaux. » Tiens, regarde là-bas ces deux
bustes en marbre?
— Sur la console en bois do rose? demanda Antoine.
— Précisément. Eli bien, ces deux bustes font depuis six mois le che
min de l’hôtel Bullion à la rue des Jeûneurs, et do la rue des Jeûneurs à
l’hôtel Bullion. Ils resteront dans toutes les ventes jusqu’à ce qu’un ba
daud ait mis une enchère convenable. Ali! si le malheureux Bigot pou
vait voir ta galerie entourée do ces rocaillos !
— Vous no savez pas encore pourquoi il s’est suicidé?
— llélas 1 on ne sait pas. Ou l’a trouvé baigné dans son sang devant
une croûie. Voyons, où est-elle?
Pigoreau mil la main devant ses yeux, comme un garde-vue.
"’ — Tiens, dit-il, c’est don Géronias qui me la cachait. Ah ! il faut que
je lui parle.
Tous deux se dirigèrent vers le vieillard qui avait servi do point de
utiro aux plaisanteries des artistes; Pigoreau l’aborda polimmt :
U — Bonjour, monsieur don Géronias, lui di —il.
III.
Histoire il’un suicide.
L’étranger répondit d’une voix aigre comme du vinaigre :
— Hé I c’est vous, monsieur Pigoreau ..Adieu.
Et il tourna les talons, mécontent sans doute d’avoir été troublé dans
son observation du tableau.
—Vous partez, dit Pigoreau sans se déconcerter do cet accueil, je vais
justement de votre côté. Nous allons, dit-il à Antoine, nous faire racon
ter la mort de M. Bigot.
Géronias se laissa prendre le bras par Pigoreau.
— Ce pauvre M. Bigot, dit le marchand do tableaux en manière d’o
raison funèbre, pourquoi ne s’est-il pas laissé mourir tout doucement : il
avait donc des chagrins?
— Qu’en savez-vous? demanda l’Espagnol.
Puis il changea brusquement la conversation.
— Croyez vous que cette galerie se vendra cher ?
— Tout ça dépend, répondit le marchand ; est-ce que vous seriez ama
teur?
— Oh ! non, j’ai laissé à Madrid une galerie de beaucoup supérieure à
celle-ci.
— Cependant, continua Pigoreau , vous regardiez un certain tableau
depuis tantôt une heure.
— Hein? dil l’Espagnol en tressaillant.
— Là, avouez que cette toile de Fuenzès vous tente?
— Fuenzès... vous connaissez donc ? demanda don Géronias tout trou
blé.
— Est-ce que je ne connais pas toutl... Fuenzès, parbleu, je ne con
nais que ça, répondit Pigoreau en poussant le bras d’Antoine, signe qui
indiquait qu’il rusait dans ce moment l’Espagnol.
— C’est cependant un peintre très médiocre.
— Eh ! dit le marchand, pas si médiocre que vous voulez bien le dire...
Fuenzès est très eslimé en France.
— Vraiment ! reprit d’un ton inquiet Géronias...
— Et le tableau que vous regardiez ne manquera pas de chalands.
— Non. . non... ce n’est pas possible, s’écria l’Espagnol ; n’est-ce pas
qu’il n’y aura pas d’amateurs?... Ce n’est pas vrai... Fuenzès n’a pas do
talent.
— Que si! que si ! continua Pigoreau pour troubler son interlocuteur,
et moi-même îe premier.
— Oh I no l’achetez pas, je vous en prie, dit en suppliant l’Espagnol.
— Ah ! vous y tenez donc, rusé ?
— Eh bien! oui, je vous l’avoue, ce tableau, c’est ma vie... Aidez-moi
à l’achelor, et je vous lo paierai le doublo s’il le faut.
— C’est convenu, dit Pigoreau, vous l’aurez, mais à une condition :
vous qui étiez si lié avec le défunt, racontez-moi ce qui l’a porté au sui
cide.
— Ah ! monsieur Pigoreau, dit Géronias en lui serrant les mains,
j’aurai le tableau, merci ; mais vous me le promettez sûrement...
— C’est convenu. Ainsi, entendons-nous bien : n’importe à quel prix
ira lo tableau, j’aurai cent pour cent de commission.
— Oui, oui, oui ! s’écria l’Espagnol.
Maintenant, je vais vous dire comment je fis la connaissance de M. Bi
got. J’étais chanoine à Madrid, lorsqu’un étranger m’écrivit pour me de- I
mander la permission do visiter ma galerie. Je le reçus : il était très '
aimable, et il passa quelques jours chez moi. M. Bigot venait pour ache
ter des tableaux espagnols; jo lui donnai tous les renseignemens possi
bles pour aller dans quelques villes qui ont été fort maltraitées par les
révolutions do notre malheureux pays. Comme l’argent est rare, il était
facile de l’échanger contre des toiles.
[La suite au rochain numéro
■OBBansasaaxfr'.'iVi:
LE COMTE DE HOM.
(1*90.)
Ils étaient dans une pièce carrée dont le pavé, le plafond et les mu-
raillos présentaient lo IllCrnO aspect, ot étaient corsatrnitoa aroo Zoa JliôlJJUS
matériaux; de grosses pierres, enchâssées les unes dans les autres,
montaient en s’amincissant jusqu’au cintre, ou une clé de voûte les
liait et les retenait toutes. La fenêtre qui éclairait cetlo demeure,
longue et étroite comme les meurtrières d’une citadelle, était garnie
de barreaux de fer rouillés, et qui auraient cédé facilement à l'adresse
et aux efforts d’un prisonnier ; mais il n’était pas possible de songer à
co moyen d’évasion : celte fonêtro donnait sur le préau môtfie, et, en
supposant qu’on eût eu les moyens nécessaires pour descendre jusqu’au
pied de la lotir, on n’aurait fait quo changer de prison. Uno table mas
sive, quelques chaises ot deux grabats, voilà tous les meubles qu’on li
vrait aux deux prisonniers M. le capitaine de la Conciergerie, charge oc
cupée par un homme noble, s’était vu dans la nécessité de leur enlever
tout ce qui aurait pu servir à un suicide, tout fer, tout couteau, et il
avait été obligé d’accomplir cctle partie de son devoir avec une surveil
lance d’autant plus sévère que Dubois, dont l’active surveillance s’éten
dait, depuis le traité de Mardick, jusqu’aux détails d'une prison, en avait
donné l’ordre.
M. do llorn était assis auprès do la table, cl paraissait plongé dans ses
réflexions, tandis qu’à quelques pas do lui, un homme âgé, la tête dé
couverte, se tenait debout, et, de temps en temps, séchait ses larmes
avec le dos de sa main : c’était Robert, qui avait obtenu d’entrer à la
Conciergerie, pour servir quelques jours encore sou malheureux maître.
De Mille se promenait do long en large dans la prison,et tantôt considé
rait les murailles, tantôt déchiffrait les dates et les devises gravées sur
la pierre.
— Voici un cœur et une croix, ce doit être M. de Ravaillac qui a tracé
cette image : je reconnais la main des'jésuites ; cependant, je me sou
viens qu’étant enfant à Milan , j’ai ouï diro à mon grand-père que les
jésuites n’ont pas fait lo coup 'tout seuls : M. d’Epernon y était pour
quelque chose.
Ensuite, regardant une date qui le frappa, il se mit à diro :
— 27 mai 15741 qu’est-ce que cela signifie? Attendez... oui.... Mont
gomery! voilà un gentilhomme qui a fini comme nous finirons... Croyez-
vous, monsieur le comte , quo co soit lui-même qui ait tracé cette date?
j’en doute fort : M. de Montgomery a été , en effet, exécuté le 27 mai;
mais, en sortant d’ici, il pouvait n’être pas certain du lieu où on le con
duisait; il pouvait penser qu’il arriverait un événement qui lo sauverait
enfin avoir do l’espérance.... C’est sans doute son successeur qui a écrt
cela.
— Ainsi, vous espérez? demanda Robert sans quitter dos yeux son
maître.
— Oui, répondit de Mille.
Et il continua sa promenade sur les dalles de la prison.
— Monsieur, dit Robert au comte de Horn, il y a en Allemagne des
esprits familiers qui s’attachent à certaines familles, prennent soin de
leur fortune et les conseillent : M. voire grand-père en avait un ; ces
esprits sont quelquefois médians, et quand on no sait pas leur
résister, on tombe dans de grands crimes et de grands malheurs. Mon-
rieur le comte s’est senti poussé par un de cos esprits, n’ost-il pas vrai?
En cherchant ainsi à excuser sou maître, même en appelant à sou se
cours dos croyances superstitieuses auxquelles il n’avait pas foi, Robert
jelaUgun coup d’œil sur do Mille, ce qui n’échappa pas à M. de Horn.
De Mille s’était arrêté.
— Non. Robert, répondit M. do Horn : il n’y a point d’esprits malfai
sans qui nous obsèdent ; nos crimes, comme nos bonnes actions, vien
nent de nous ; pour M. do Mille, je n’ai point à me plaindre de lui, il
m’a laissé toute la liberté possible : je suis un crimininel.
Alors Robert se mit à sangloter et à s’accuser lui-même : il se maudis
sait. Si aussitôt son arrivée à Paris, il eût couru à l’auberge des Trois
Soleils, rien de tout cela n’aurait eu lieu: le comte serait innocent, et
l’honneur de la maison do Horn intact.
— C’était uno partie d’hombre, dit froidement de Mille, nous l’avon*
perdue, tout est dit : il s’agit seulement de savoir si nous avons bien
fait do la jouer : dans la position où nous nous trouvions, je le crois.
Cependant, d’après ce que vous dites, Robert, il paraît que M. le comte
s’est un peu pressé.
— Monsieur de Mille, dit de Horn en se levant, point de discours pa
reils ; nous n’avons qu’à courber la tète.
— Oui, monsieur, répondit do Mille, ne parlons pas du passé ; mais
vous me permettrez de vous dire que M. le chevalier d’Etampes a été
plus heureux que nous. Il a échappé, et à l’heure qu’il est, je suis per
suadé que, pour une fortune pareille à celle de ce... de ce Mtssissipiep,
il ne mettrait pas les pieds dans Paris : oh! M. le chevalier est prudent.
Et comme il vit qu’en rappelant le souvenir de Lacroix, il avait fait
tressaillir M. de Horn, il se hâta d’ajouter :
— Que donneriez-vous, monsieur le comte, pour vous trouver main
tenant libre et à cinq cents lieues-de cette vilaine tour ? pour moi, je
donnerais bien un de mes bras, un de mes yeux, une de mes jambes ;
enfin (ont co dont on peut absolument se passer.
— Je no donnerais rien de tout cela, monsieur, répondit de Horn ; je
ne ferais pas même un pas, à moins que le même pouvoir que vous in
voquez n’effaçât aussi mon crime.
— Allons, se dit de Mille , le voilà qui parle comme un père de la
Merci, ou comme un Minime.
Et il alla s’étendre sur son grabat ; mais le criminel qui connaît sa
condamnation et ignore le montent de son supplice, voit sans dormir
s’écouler les heures les unes après les autres.
Il était à peu près alors neuf heures du soir, et ce jour qui finissait
avait été le lundi saint, 25 mars 1720. Paris était livré à un de ces ma
laises qui s’emparent quelquefois des grandes aglomérations d’hommes,
symptômes momentanés, maladies morales qui frappent les populations
aussi bien que lo les individus. Le système avait étonné tous les esprits,
bouleversé toutes les fortunes, et, comme il n’avait été favorable qu’à
quelques unes, on commençait à revenir au sens commun, à sortir de ce
rêve doré qui depuis quatre mois berçait Paris ; on voyait arriver la
ruine avec le désenchantement, et los imaginations ainsi disposés, s’ou
vraient à toutes les craintes, acceptaient les prévisions les plus funestes.
La peste désolait la Provence, Marseille mourait tout entière , ses habi
tans étaient terrassés parle fléau, comme ces colonnes de braves soldats
que le canon prend par le flanc et dont les lignes tombent pour ne plus
se relever. En vain lo régent prodiguait-il des secours, en vain JM. Law
envoyait-il de l’argent, en vain un pape chargeait-il scs vaisseaux do
grains pour la ville affamée et malade , plus la pitié de l’Europe était
vive , plus Paris irembla quand il se réveilla du désenchantement
du système, quand son propre malheur le fit songor à celui de
ses concitoyens. On craignait la peste, on en voyait les symptô
mes dans les yeux égarés de tous, on se disait quo l’époque de désor
dre et de dissolution où l’on vivait méritait cette, punition. Dieu, pensait-
on aussi, punit quelquefois les peuples des fautes do leurs princes; alors
on citait les amours adultères du régent, celte intimité scandaleuse avec
sa fille qui avait étonné Paris ; on rappelait les vices de M. lo duc, on
disait toutes les amours scandaleuses de cette famille royale dont chaque
individu avait sa tache, los honteuses infamies des roues, les flétrissures
de Dubois, toute cette cour pourrio qui vivait de vices sinon de crimes,
et on se demandait pouiquoi les fléaux du ciel épargnaient la France?
Commo à Paris tout se résout en épigrammes, elles pleuvaient sur le
eégent et la cour : aux sarcasmes se joignait la haine, à l’ironie s’accou
plait le mépris.
Que la peste soit en Provence,
Ce n’est pas notre plus grand mal ;
Ce serait un bien pour lu France,
Qu’elle fût au Palais-Royal.
Voilà les vers qu’on crayonnait sur les murs du palais, voilà les vœux
qu’on faisait contre lo régent. La peste ne devait être, heureusement, un
fléau que pour la Provence, et la Durance lui opposa une barrière infran
chissable; mais la crainto du mal, ajoutée aux malheurs de l’agiotage et
aux idées tristes et religieuses qu’amene la semaine sainte, rendaient Pa
ris morne et lugubre. Ces préoccupations pénibles qui agitaient le peu
ple avaient pénétré jusque dans la Conciergerie. Si le bonheur entre dif
ficilement dans une prison, lo mal et la douleur en assiègent continuel
lement lo seuil : dans ce lieu où l’on ignore la joie, on remarquait une
nstesse plus intense; quelquo chose de lourd ot de fatal semblait circu-
or avec l’air et inspirait aux prisonniers uno crainto nouvelle. De Mille
s’agilait sur son grabat, et commo M. de llorn se promenait à son tour
et passait et repassait devant son complice :
— Mon Dieu ! monsieur do Horn, lui dit-il en marchant ainsi au mi
lieu de l’obscurité, vous me faites l’effet d’une ombro : on voyant vo
tre figure pâle, il me semble quo je reconnais... les traits... cependant il
n’y a aucune ressemblance... c’est une faiblesse, n’est-il pas pas vrai?
De Mille se retourna du côté do la muraille, et M. de Horn s’assit.
Tout d’un coup le corridor qui précédait la prison s’éclaira faiblement,
puis la clarté augmenta, et Un bruit de pas se fit entendre.
— Qu’est-ce, monsieur ? demanda de Mille avec inquiétude. Voyez-
vous cette lumière ? qu’est-ce que cela peut-être? 1 J
— Vous perdez l’espérance? lui dit do Horn.
Uno grosse clé fut placée dans la porte, les verroux furent lires, et qua
tre personnes s’introduisirent dans la prison. La première était le capi
taine de la Conciergerie, homme d’une figure rude, et dont les rides mar
quaient autant l’âge que la mauvaise santé : on pouvait liro dans ses
traits pâles et heurtés l’ennui causé par sa charge, et sans doute
aussi par la société fâcheuse au milieu de laquelle il se trouvait for
cément : c’était un gentilhomme qui avait passé st jeunesses à la guer
re, un de ceux, communs alors, qui pouvaient dire qu’ils s’étaient rui
nés au service du roi. Vieux ot sans nuis moyens d’existence, il avait
ccepté la place do capitaine de la Conciergerie, comme une retraite, et
arce que n’ayant jamais reçu de blessures sérieuses, il n’avait nul droit
entrer dons cet asile nouveau quo Louis XIV venait d’ouvrir, lœso sed
nvicto milili, ait soldat blessé, mais non vaincu. Ses fonctions lui pe
saient, et depuis l’emprisonnement du comte de Horn, olles lui étaient
devenues insupportables. Personne n’ignorait la peine que méritait le
crime de M. le comte do llorn, et la noblesse entière se soulevait contre
la flétrissure de ce châtiment. Le vieux capitaine partageait l’opinion de
ceux de son ordre ; mais Dubois lui avait fait parvenir les instructions les
plus sévères, le munaçant de dégradation si le prisonnier s’évadait. D’un
autre côté, les plus grands seigneurs de France, tous alliés de la lamille
de llorn, l’accablaient de sollicitations, do promesses d’impunité et d’ar
gent, et depuis trois jours il se trouvait mal à l’aise entre son honneur,
ses préjugés nobiliaires et son amour-propre.
Il entra donc procédé d’un geôlier qui portait un flambeau, et condui
sant parla main M. de Jarnac, auquel il dit :
— Tenez, monsieur, voilà tout ce que je puis faite pour vous : je vais
même plus loin que je ne dois; parlez à M. de Horn, je ne quitterai pas
cette pièce que vous n’en soyez sorti.
Derrière lo capitaine venait un individu dont le visage était caché
par un chapeau rabattu sur les yeux, et qui était enveloppé d’un large
manteau; ensuite on voyait un homme vêtu d’un habit noir, mi parti
séculier, mi-parli église, jeune encore, et dont la marche ferme au mi
lieu des ténèbres mal dissipées par le flambeau du geôlier, prouvait que
cette triste demeure lui était familière : c’était l’abbé Guéret, curé de
Saint-Paul, et qui plus lard accompagna Damiens jusqu’au fieu do son
supplice. L’œil perçant de de Mille démêle d’abord le | rétro au milieu du
groupe des visiteurs.
— Ah ! dit-il, c’est Uni.
Dans ce moment, l’homme caché par un manteau s'approcha de de
Htïrn, et soit .qu’il fût favorisé par le capitaine, soit par un effet du ha
sard et de l’obscurité, il lui ternit un papier sans être aperçu ; il se retira
ensuite vers la porte, et sortit de la prison avant qu’on ne t’eût refer-
méjt.
L'abbé Guéret s’assit sur ntte chaise, et cacha sa tête dans sa ntain.
11 y eut un moment do silence; le capitaine se couvrit et affecta de
s’approcher de l’abbé. De Mille était toujours sur son grabat. M. do Jar
nac s’approcha de de Ilorjp -
— 5 —
*
—Oh I que vous n’y entendez rien, reprit à son|tour le dessinateur. Re
gardez ces marchands attablés : ils sont tous gros et rouges, avec des ha
bits aussi sales qu’un portrait de famille dans un grenier. Ils sont gros
siers et mal embouchés, vos marchands, et cet original a de fort bonnes
manières, malgré son habit noir qu’on dirait tissé par une araignée.
— Eh bien ! profond observateur, dis-nuus la profession, l’âge et la
demeure de cet homme? .
— Si j’étais Mme Clément, l’auteur du Corbeau sanglant, dit le pein
tre, et que j’eusse eu l’honneur du succéder à Mlle Lenormand, je pour
rais vous faire croire à ma science ; mais j'avoue que cet homme me
déroute. 11 a un œil vairon qui exerce une grande influence sur la phy
sionomie.
_ El le nez, une vrille 1 Ce noz-là percerait une planche.
Avez-vous remarqué, dit le dessinateur, les chairs du cou, qui sem
blent un paquet de cordes naturelles pour le pendre. Et ces cheveux plats
et gris qu’on dirait appartenir à un général de l’armée d’Italie.
—11 a des mains, dit un autre, d’avaro-ponctif ou do violoniste éreinté.
— Voyez-vous le dandinement du corps , une manie particulière aux
bêtes enfermées et aux idiots, répliqua le dessinateur. Cet homme là , je
le connais, je me le rappelle maintenant...
Bah ! s’écrièrent les artistes curieux de vérifier leurs observations.
Le peintre enferma dans un cation son croquis terminé , et dit à ses
amis :
— J’ai rencontré cet original dans un roman d’Hoffmann.
II.
lie dessous îles ventes aux encBières.
Non loin des artistes causaient doux hommes, dont l’un ventru et
joyeux répondait par un signe do tête protecteur a toutes les salutations
qui lui étaient adressées. Il s’appelle Pigoreau , et les colhctionneurs les
plus riches, quoique lui disant père PUjoreau, ne lui en témoignent pas
moins de respect.
Père Pigoreau est le doyen dos marchands de tableaux do Pans. Co fut
lui rpii acheta une partie de la galerie Lebrun, formée par le citoyen Le
brun, le même qui occupa tout le publie artiste sous la révolution, sous
le directoire, en épousant Mme Vigée-Lebrun, peintre, dont lo mariage
n’eut pas d’heureuses suites.
Avec la moitié do la collection Lebrun,—assez célébré pour obtenir les
honneurs de la gravure,—pèie Pigoreau, jeune alors, n’eut pas de peino
se faire une réputation. U voyagea à l’étranger , et il acheta à peu do
frais des toiles précieuses dont les événetnens politiques, les guerres, les
révolutions avaient annihilé la valeur.
Père Pigoreau n’élail rien moins qu'érudit, rien moins que savant
en beaux-arts; mais la manipulation des toiles avait développé chez lui
un certain sens qui fait que le marchand le plus épais en apparence sur
passe souvent en connaissances réelles des artistes distingués. Au fond,
c’est de l’inslinct animal qui se rapproche du flaire des chiens. La meil
leure preuve de ceci, c’est que ses confrères, jaloux, disaient de lui :
« C’est un homme qui a un lier nez. »
Pigoreau eut donc le nez d’acheter en province, vers l’année 1834,
tout ce que le dix-huitième siècle avait laissé do panneaux de trumeaux,
do peintures, de pastels et de dessins, li écoula ses maîtres italiens, ses
flamands; et un beau jour son premier étage, — car il n’eut jamais de
boutique, — se trouva garni do Coypel, do Wanloo, de Boucher, do
Walteau, de Fragonard. do Lancret, de Pater, du Grouzo, enfin, de tou te
la charmante pléiade des peintres de LL. MM. Louis XV et Lcuis XVI.
En un an, Paris s’éprit d’uue violente passion pour ces œuvres légè
res qui convenaient si bien aux mœurs et aux habitudes des habitans du
quartier Notre-Dame-de-Lorette. Quelques littérateurs se laissèrent pren
dre à se renouveau et chantèrent sur tous les Ions lo génie de Boucher
et des antres peintres d’opéra. Au bout do quatre ans, Pigoreau avait
réalisé d’énormes bénéfices; il continua à brocanter comme par le passé;
seulement, un soir en se couchant, il dit à sa femme, après avoir inspec
té ses livres :
— Madame Pigoreau, nous avons 25,000 livres de rente.
Mme Pigoreau, bravo femme, mais d’une intelligence douteuse et qui
n’avait jamais eu vent des affaires de son mari, poussa un cri de terreur.
Elle crut un moment que Pigoreau faisait partie d’une bande de voleurs.
— Eh non ! bobonne, dit en riant le marchand, c’est tout simple. Los
Parisiens ont coupé dans le Louis A F.
Mine Pigoreau, quoiqu’elle ne comprît pas cet ergot, fut rassurée.
Quelques jours après, le marchand lui présentait un jeune homme à qui
il venait de vendre son fonds. Ce jeune homme devait rester un an sous
la tutelle du marchand.
C’était avec lui que se trouvait Pigoreau à la salle de la rue des Jeû
neurs. Il pilotait ainsi son successeur dans toutes les ventes, le présen
tait aux amateurs et lui enseignait toutes les roueries des commissaires
priseurs.
— Tu vois foule cetlo foule, Antoine, lui dit-il, ch bien ! co sera uno
triste vente. C’est presque tous artistes, ils regardent ; ils voudraient]
peut-être bien acheter, mais ils n’achètent pas. Nous autres marchands, j
nous no voulons pas d’Espagnols; c’est trop noir. Ah ! dans un temps, ,
le tableau espagnol aurait pu être poussé, quand on s’occupait de meu- j
blés gothiques. Un ameublement sombre avec des assassinats, des mar
tyrs enfin, ca allait bien ensemble. Mais aujourd’hui quo lo gothique ne
vaut pas quatre sous, — il n’y a plus que les peintres qui en ont, et ils
voudraient bien le vendre la moitié de ce qu’il leur a coûté. — Qu’esl-ce
que tu veux qu’on fasse de ces grands diables de tableaux, peints avec
du sang et des fonds de suie pour repoussoir? — Alors, dit le jeuno
homme, pourquoi sommes-nous venus ici perdre notre temps?
— Oh ! Antoine, dît le père Pigoreau, tu blasphèmes. On ne perd ja
mais son temps aux ventes , même quand on n’achèle pas... 11 faut sa
voir où vont los tableaux, le prix de chacun do ces tableaux ; vous n’en
achetez pas , ça ne fuit rien. J’ai chez moi près de quinze mille catalo
gues annotés ; si lu les savais par cœur , Antoine, tu serais plus savant
que moi. Les tableaux haussent et baissent comme le pain. Aujourd’hui
la vente ne sera pas intéressante. Ils vont commencer par leurs drogues
en porcelaine.
Pigoreau, en sa qualité do marchand do tableaux, avait horreur dus
curiosités et les dénigrait perpétuellement.
— Les commissaires-priseurs en ont pour deux jours de bêtises à ven
dre. Tu as vu le catalogue?
— Oui, dit Antoine.
—Eh bien 1 taus ces brics-à-bracs misen vente n’ont jamais appartenu
à ce pauvre M. Bigot. Les vrais propriétaires sont là, assis autour de la
table. C’est indigne, vois-tu, les ventes do tableaux. Il meurt un ama
teur: on annonce sa galerie, on fait des affiches; tu crois qu’on va ven
dre ses toiles. Pas du tout, on vend les breloques des marchands.
— Pourquoi les commissaires-priseurs ne s’opposent-ils pas à cela? de
manda Antoine.
— Eh! voilà le malheur; ils tiennent les marchands et les marchands
les tiennent. Les marchands leur disent : « Vendez nos fonds do maga
sins, ot nous aihètorons vos tableaux. » Tiens, regarde là-bas ces deux
bustes en marbre?
— Sur la console en bois do rose? demanda Antoine.
— Précisément. Eli bien, ces deux bustes font depuis six mois le che
min de l’hôtel Bullion à la rue des Jeûneurs, et do la rue des Jeûneurs à
l’hôtel Bullion. Ils resteront dans toutes les ventes jusqu’à ce qu’un ba
daud ait mis une enchère convenable. Ali! si le malheureux Bigot pou
vait voir ta galerie entourée do ces rocaillos !
— Vous no savez pas encore pourquoi il s’est suicidé?
— llélas 1 on ne sait pas. Ou l’a trouvé baigné dans son sang devant
une croûie. Voyons, où est-elle?
Pigoreau mil la main devant ses yeux, comme un garde-vue.
"’ — Tiens, dit-il, c’est don Géronias qui me la cachait. Ah ! il faut que
je lui parle.
Tous deux se dirigèrent vers le vieillard qui avait servi do point de
utiro aux plaisanteries des artistes; Pigoreau l’aborda polimmt :
U — Bonjour, monsieur don Géronias, lui di —il.
III.
Histoire il’un suicide.
L’étranger répondit d’une voix aigre comme du vinaigre :
— Hé I c’est vous, monsieur Pigoreau ..Adieu.
Et il tourna les talons, mécontent sans doute d’avoir été troublé dans
son observation du tableau.
—Vous partez, dit Pigoreau sans se déconcerter do cet accueil, je vais
justement de votre côté. Nous allons, dit-il à Antoine, nous faire racon
ter la mort de M. Bigot.
Géronias se laissa prendre le bras par Pigoreau.
— Ce pauvre M. Bigot, dit le marchand do tableaux en manière d’o
raison funèbre, pourquoi ne s’est-il pas laissé mourir tout doucement : il
avait donc des chagrins?
— Qu’en savez-vous? demanda l’Espagnol.
Puis il changea brusquement la conversation.
— Croyez vous que cette galerie se vendra cher ?
— Tout ça dépend, répondit le marchand ; est-ce que vous seriez ama
teur?
— Oh ! non, j’ai laissé à Madrid une galerie de beaucoup supérieure à
celle-ci.
— Cependant, continua Pigoreau , vous regardiez un certain tableau
depuis tantôt une heure.
— Hein? dil l’Espagnol en tressaillant.
— Là, avouez que cette toile de Fuenzès vous tente?
— Fuenzès... vous connaissez donc ? demanda don Géronias tout trou
blé.
— Est-ce que je ne connais pas toutl... Fuenzès, parbleu, je ne con
nais que ça, répondit Pigoreau en poussant le bras d’Antoine, signe qui
indiquait qu’il rusait dans ce moment l’Espagnol.
— C’est cependant un peintre très médiocre.
— Eh ! dit le marchand, pas si médiocre que vous voulez bien le dire...
Fuenzès est très eslimé en France.
— Vraiment ! reprit d’un ton inquiet Géronias...
— Et le tableau que vous regardiez ne manquera pas de chalands.
— Non. . non... ce n’est pas possible, s’écria l’Espagnol ; n’est-ce pas
qu’il n’y aura pas d’amateurs?... Ce n’est pas vrai... Fuenzès n’a pas do
talent.
— Que si! que si ! continua Pigoreau pour troubler son interlocuteur,
et moi-même îe premier.
— Oh I no l’achetez pas, je vous en prie, dit en suppliant l’Espagnol.
— Ah ! vous y tenez donc, rusé ?
— Eh bien! oui, je vous l’avoue, ce tableau, c’est ma vie... Aidez-moi
à l’achelor, et je vous lo paierai le doublo s’il le faut.
— C’est convenu, dit Pigoreau, vous l’aurez, mais à une condition :
vous qui étiez si lié avec le défunt, racontez-moi ce qui l’a porté au sui
cide.
— Ah ! monsieur Pigoreau, dit Géronias en lui serrant les mains,
j’aurai le tableau, merci ; mais vous me le promettez sûrement...
— C’est convenu. Ainsi, entendons-nous bien : n’importe à quel prix
ira lo tableau, j’aurai cent pour cent de commission.
— Oui, oui, oui ! s’écria l’Espagnol.
Maintenant, je vais vous dire comment je fis la connaissance de M. Bi
got. J’étais chanoine à Madrid, lorsqu’un étranger m’écrivit pour me de- I
mander la permission do visiter ma galerie. Je le reçus : il était très '
aimable, et il passa quelques jours chez moi. M. Bigot venait pour ache
ter des tableaux espagnols; jo lui donnai tous les renseignemens possi
bles pour aller dans quelques villes qui ont été fort maltraitées par les
révolutions do notre malheureux pays. Comme l’argent est rare, il était
facile de l’échanger contre des toiles.
[La suite au rochain numéro
■OBBansasaaxfr'.'iVi:
LE COMTE DE HOM.
(1*90.)
Ils étaient dans une pièce carrée dont le pavé, le plafond et les mu-
raillos présentaient lo IllCrnO aspect, ot étaient corsatrnitoa aroo Zoa JliôlJJUS
matériaux; de grosses pierres, enchâssées les unes dans les autres,
montaient en s’amincissant jusqu’au cintre, ou une clé de voûte les
liait et les retenait toutes. La fenêtre qui éclairait cetlo demeure,
longue et étroite comme les meurtrières d’une citadelle, était garnie
de barreaux de fer rouillés, et qui auraient cédé facilement à l'adresse
et aux efforts d’un prisonnier ; mais il n’était pas possible de songer à
co moyen d’évasion : celte fonêtro donnait sur le préau môtfie, et, en
supposant qu’on eût eu les moyens nécessaires pour descendre jusqu’au
pied de la lotir, on n’aurait fait quo changer de prison. Uno table mas
sive, quelques chaises ot deux grabats, voilà tous les meubles qu’on li
vrait aux deux prisonniers M. le capitaine de la Conciergerie, charge oc
cupée par un homme noble, s’était vu dans la nécessité de leur enlever
tout ce qui aurait pu servir à un suicide, tout fer, tout couteau, et il
avait été obligé d’accomplir cctle partie de son devoir avec une surveil
lance d’autant plus sévère que Dubois, dont l’active surveillance s’éten
dait, depuis le traité de Mardick, jusqu’aux détails d'une prison, en avait
donné l’ordre.
M. do llorn était assis auprès do la table, cl paraissait plongé dans ses
réflexions, tandis qu’à quelques pas do lui, un homme âgé, la tête dé
couverte, se tenait debout, et, de temps en temps, séchait ses larmes
avec le dos de sa main : c’était Robert, qui avait obtenu d’entrer à la
Conciergerie, pour servir quelques jours encore sou malheureux maître.
De Mille se promenait do long en large dans la prison,et tantôt considé
rait les murailles, tantôt déchiffrait les dates et les devises gravées sur
la pierre.
— Voici un cœur et une croix, ce doit être M. de Ravaillac qui a tracé
cette image : je reconnais la main des'jésuites ; cependant, je me sou
viens qu’étant enfant à Milan , j’ai ouï diro à mon grand-père que les
jésuites n’ont pas fait lo coup 'tout seuls : M. d’Epernon y était pour
quelque chose.
Ensuite, regardant une date qui le frappa, il se mit à diro :
— 27 mai 15741 qu’est-ce que cela signifie? Attendez... oui.... Mont
gomery! voilà un gentilhomme qui a fini comme nous finirons... Croyez-
vous, monsieur le comte , quo co soit lui-même qui ait tracé cette date?
j’en doute fort : M. de Montgomery a été , en effet, exécuté le 27 mai;
mais, en sortant d’ici, il pouvait n’être pas certain du lieu où on le con
duisait; il pouvait penser qu’il arriverait un événement qui lo sauverait
enfin avoir do l’espérance.... C’est sans doute son successeur qui a écrt
cela.
— Ainsi, vous espérez? demanda Robert sans quitter dos yeux son
maître.
— Oui, répondit de Mille.
Et il continua sa promenade sur les dalles de la prison.
— Monsieur, dit Robert au comte de Horn, il y a en Allemagne des
esprits familiers qui s’attachent à certaines familles, prennent soin de
leur fortune et les conseillent : M. voire grand-père en avait un ; ces
esprits sont quelquefois médians, et quand on no sait pas leur
résister, on tombe dans de grands crimes et de grands malheurs. Mon-
rieur le comte s’est senti poussé par un de cos esprits, n’ost-il pas vrai?
En cherchant ainsi à excuser sou maître, même en appelant à sou se
cours dos croyances superstitieuses auxquelles il n’avait pas foi, Robert
jelaUgun coup d’œil sur do Mille, ce qui n’échappa pas à M. de Horn.
De Mille s’était arrêté.
— Non. Robert, répondit M. do Horn : il n’y a point d’esprits malfai
sans qui nous obsèdent ; nos crimes, comme nos bonnes actions, vien
nent de nous ; pour M. do Mille, je n’ai point à me plaindre de lui, il
m’a laissé toute la liberté possible : je suis un crimininel.
Alors Robert se mit à sangloter et à s’accuser lui-même : il se maudis
sait. Si aussitôt son arrivée à Paris, il eût couru à l’auberge des Trois
Soleils, rien de tout cela n’aurait eu lieu: le comte serait innocent, et
l’honneur de la maison do Horn intact.
— C’était uno partie d’hombre, dit froidement de Mille, nous l’avon*
perdue, tout est dit : il s’agit seulement de savoir si nous avons bien
fait do la jouer : dans la position où nous nous trouvions, je le crois.
Cependant, d’après ce que vous dites, Robert, il paraît que M. le comte
s’est un peu pressé.
— Monsieur de Mille, dit de Horn en se levant, point de discours pa
reils ; nous n’avons qu’à courber la tète.
— Oui, monsieur, répondit do Mille, ne parlons pas du passé ; mais
vous me permettrez de vous dire que M. le chevalier d’Etampes a été
plus heureux que nous. Il a échappé, et à l’heure qu’il est, je suis per
suadé que, pour une fortune pareille à celle de ce... de ce Mtssissipiep,
il ne mettrait pas les pieds dans Paris : oh! M. le chevalier est prudent.
Et comme il vit qu’en rappelant le souvenir de Lacroix, il avait fait
tressaillir M. de Horn, il se hâta d’ajouter :
— Que donneriez-vous, monsieur le comte, pour vous trouver main
tenant libre et à cinq cents lieues-de cette vilaine tour ? pour moi, je
donnerais bien un de mes bras, un de mes yeux, une de mes jambes ;
enfin (ont co dont on peut absolument se passer.
— Je no donnerais rien de tout cela, monsieur, répondit de Horn ; je
ne ferais pas même un pas, à moins que le même pouvoir que vous in
voquez n’effaçât aussi mon crime.
— Allons, se dit de Mille , le voilà qui parle comme un père de la
Merci, ou comme un Minime.
Et il alla s’étendre sur son grabat ; mais le criminel qui connaît sa
condamnation et ignore le montent de son supplice, voit sans dormir
s’écouler les heures les unes après les autres.
Il était à peu près alors neuf heures du soir, et ce jour qui finissait
avait été le lundi saint, 25 mars 1720. Paris était livré à un de ces ma
laises qui s’emparent quelquefois des grandes aglomérations d’hommes,
symptômes momentanés, maladies morales qui frappent les populations
aussi bien que lo les individus. Le système avait étonné tous les esprits,
bouleversé toutes les fortunes, et, comme il n’avait été favorable qu’à
quelques unes, on commençait à revenir au sens commun, à sortir de ce
rêve doré qui depuis quatre mois berçait Paris ; on voyait arriver la
ruine avec le désenchantement, et los imaginations ainsi disposés, s’ou
vraient à toutes les craintes, acceptaient les prévisions les plus funestes.
La peste désolait la Provence, Marseille mourait tout entière , ses habi
tans étaient terrassés parle fléau, comme ces colonnes de braves soldats
que le canon prend par le flanc et dont les lignes tombent pour ne plus
se relever. En vain lo régent prodiguait-il des secours, en vain JM. Law
envoyait-il de l’argent, en vain un pape chargeait-il scs vaisseaux do
grains pour la ville affamée et malade , plus la pitié de l’Europe était
vive , plus Paris irembla quand il se réveilla du désenchantement
du système, quand son propre malheur le fit songor à celui de
ses concitoyens. On craignait la peste, on en voyait les symptô
mes dans les yeux égarés de tous, on se disait quo l’époque de désor
dre et de dissolution où l’on vivait méritait cette, punition. Dieu, pensait-
on aussi, punit quelquefois les peuples des fautes do leurs princes; alors
on citait les amours adultères du régent, celte intimité scandaleuse avec
sa fille qui avait étonné Paris ; on rappelait les vices de M. lo duc, on
disait toutes les amours scandaleuses de cette famille royale dont chaque
individu avait sa tache, los honteuses infamies des roues, les flétrissures
de Dubois, toute cette cour pourrio qui vivait de vices sinon de crimes,
et on se demandait pouiquoi les fléaux du ciel épargnaient la France?
Commo à Paris tout se résout en épigrammes, elles pleuvaient sur le
eégent et la cour : aux sarcasmes se joignait la haine, à l’ironie s’accou
plait le mépris.
Que la peste soit en Provence,
Ce n’est pas notre plus grand mal ;
Ce serait un bien pour lu France,
Qu’elle fût au Palais-Royal.
Voilà les vers qu’on crayonnait sur les murs du palais, voilà les vœux
qu’on faisait contre lo régent. La peste ne devait être, heureusement, un
fléau que pour la Provence, et la Durance lui opposa une barrière infran
chissable; mais la crainto du mal, ajoutée aux malheurs de l’agiotage et
aux idées tristes et religieuses qu’amene la semaine sainte, rendaient Pa
ris morne et lugubre. Ces préoccupations pénibles qui agitaient le peu
ple avaient pénétré jusque dans la Conciergerie. Si le bonheur entre dif
ficilement dans une prison, lo mal et la douleur en assiègent continuel
lement lo seuil : dans ce lieu où l’on ignore la joie, on remarquait une
nstesse plus intense; quelquo chose de lourd ot de fatal semblait circu-
or avec l’air et inspirait aux prisonniers uno crainto nouvelle. De Mille
s’agilait sur son grabat, et commo M. de llorn se promenait à son tour
et passait et repassait devant son complice :
— Mon Dieu ! monsieur do Horn, lui dit-il en marchant ainsi au mi
lieu de l’obscurité, vous me faites l’effet d’une ombro : on voyant vo
tre figure pâle, il me semble quo je reconnais... les traits... cependant il
n’y a aucune ressemblance... c’est une faiblesse, n’est-il pas pas vrai?
De Mille se retourna du côté do la muraille, et M. de Horn s’assit.
Tout d’un coup le corridor qui précédait la prison s’éclaira faiblement,
puis la clarté augmenta, et Un bruit de pas se fit entendre.
— Qu’est-ce, monsieur ? demanda de Mille avec inquiétude. Voyez-
vous cette lumière ? qu’est-ce que cela peut-être? 1 J
— Vous perdez l’espérance? lui dit do Horn.
Uno grosse clé fut placée dans la porte, les verroux furent lires, et qua
tre personnes s’introduisirent dans la prison. La première était le capi
taine de la Conciergerie, homme d’une figure rude, et dont les rides mar
quaient autant l’âge que la mauvaise santé : on pouvait liro dans ses
traits pâles et heurtés l’ennui causé par sa charge, et sans doute
aussi par la société fâcheuse au milieu de laquelle il se trouvait for
cément : c’était un gentilhomme qui avait passé st jeunesses à la guer
re, un de ceux, communs alors, qui pouvaient dire qu’ils s’étaient rui
nés au service du roi. Vieux ot sans nuis moyens d’existence, il avait
ccepté la place do capitaine de la Conciergerie, comme une retraite, et
arce que n’ayant jamais reçu de blessures sérieuses, il n’avait nul droit
entrer dons cet asile nouveau quo Louis XIV venait d’ouvrir, lœso sed
nvicto milili, ait soldat blessé, mais non vaincu. Ses fonctions lui pe
saient, et depuis l’emprisonnement du comte de Horn, olles lui étaient
devenues insupportables. Personne n’ignorait la peine que méritait le
crime de M. le comte do llorn, et la noblesse entière se soulevait contre
la flétrissure de ce châtiment. Le vieux capitaine partageait l’opinion de
ceux de son ordre ; mais Dubois lui avait fait parvenir les instructions les
plus sévères, le munaçant de dégradation si le prisonnier s’évadait. D’un
autre côté, les plus grands seigneurs de France, tous alliés de la lamille
de llorn, l’accablaient de sollicitations, do promesses d’impunité et d’ar
gent, et depuis trois jours il se trouvait mal à l’aise entre son honneur,
ses préjugés nobiliaires et son amour-propre.
Il entra donc procédé d’un geôlier qui portait un flambeau, et condui
sant parla main M. de Jarnac, auquel il dit :
— Tenez, monsieur, voilà tout ce que je puis faite pour vous : je vais
même plus loin que je ne dois; parlez à M. de Horn, je ne quitterai pas
cette pièce que vous n’en soyez sorti.
Derrière lo capitaine venait un individu dont le visage était caché
par un chapeau rabattu sur les yeux, et qui était enveloppé d’un large
manteau; ensuite on voyait un homme vêtu d’un habit noir, mi parti
séculier, mi-parli église, jeune encore, et dont la marche ferme au mi
lieu des ténèbres mal dissipées par le flambeau du geôlier, prouvait que
cette triste demeure lui était familière : c’était l’abbé Guéret, curé de
Saint-Paul, et qui plus lard accompagna Damiens jusqu’au fieu do son
supplice. L’œil perçant de de Mille démêle d’abord le | rétro au milieu du
groupe des visiteurs.
— Ah ! dit-il, c’est Uni.
Dans ce moment, l’homme caché par un manteau s'approcha de de
Htïrn, et soit .qu’il fût favorisé par le capitaine, soit par un effet du ha
sard et de l’obscurité, il lui ternit un papier sans être aperçu ; il se retira
ensuite vers la porte, et sortit de la prison avant qu’on ne t’eût refer-
méjt.
L'abbé Guéret s’assit sur ntte chaise, et cacha sa tête dans sa ntain.
11 y eut un moment do silence; le capitaine se couvrit et affecta de
s’approcher de l’abbé. De Mille était toujours sur son grabat. M. do Jar
nac s’approcha de de Ilorjp -
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