Titre : Revue du Havre et de la Seine-Inférieure : marine, commerce, agriculture, horticulture, histoire, sciences, littérature, beaux-arts, voyages, mémoires, mœurs, romans, nouvelles, feuilletons, tribunaux, théâtres, modes
Éditeur : [s.n.] (Havre)
Date d'édition : 1846-11-29
Contributeur : Morlent, Joseph (1793-1861). Directeur de publication
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb32859149v
Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
Description : 29 novembre 1846 29 novembre 1846
Description : 1846/11/29. 1846/11/29.
Description : Collection numérique : BIPFPIG76 Collection numérique : BIPFPIG76
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Description : Collection numérique : Fonds régional :... Collection numérique : Fonds régional : Haute-Normandie
Description : Collection numérique : Nutrisco, bibliothèque... Collection numérique : Nutrisco, bibliothèque numérique du Havre
Description : Collection numérique : Bibliographie de la presse... Collection numérique : Bibliographie de la presse française politique et d'information générale
Droits : Consultable en ligne
Identifiant : ark:/12148/bpt6k923478t
Source : Bibliothèque municipale du Havre, Y2-123
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 28/05/2014
« T
— 2
'■'Ei rnTfisscym.
DES MÉMOIRES D’UN HOMME HEUREUX.
28 février.
Par là corbleu ! de ce qu’on paie deux cenls francs d’impôt, suit-il do
là qu’on ne soit pas nuwire chez soi?...
Charbonnier est maître chez lui, dit un proverbe. Pourquoi donc un
électeur n’aurait-il pas le môme privilège qu’un charbonnier?
Depuis deux jours, mon appartement est envahi par une foule de gens
à moi inconnus, qui vont et viennent, entrent et sortent, s’installent et
se prélassent, mu réveillent dès l’aube, retardent mon déjeûner, font
brûler mon dîner, et, le soir, me font veiller jusqu’à des heures indues.
Ces messieurs sont tous électeurs, ou soi-disant tels. Les uns sont dé
voués à Vertige, les autres à Fabuleux, le reste à Gibraltar, ot chacun
me prêche pour son suint, à grands renforts do poumons.
— Monsieur Delanoue, me disent ceux-ci, êtes-vous un citoyen éclairé?
— Je m’en flatte, messieurs.
— Aimez-vous sincèrement votre patrie?
— En douter serait me faire injure.
— Etes-vous partisan des sages libertés?
— Sans doute, je le suis.
— Alors vous voterez peur M. Gibraltar, c’est le candidat de votre
choix.
— Monsieur Delanoue , me disent ceux-là , aimez-vous sincèrement
votre patrie?
— Parbleu 1
— Etes-vous partisan des sages libertés?
— Etes-vous un citoyen éclairé?
— Je m’en pique, messieurs !
— Alors vous voterez pour M. Fabuleux, c’est l’homme qu'il vous faut.
Mais soudain les autres de reprendre en chœur :
— Monsieur Delanoue, êtes-vous partisan des sages libertés?
— Certes !
— Etes-vous un citoyen éclairé?
— Je m’en vante.
— Aimez-vous la patrie?
— De toutes mes forces et do tout mon cœur.
— Alors vous voterez pour M. Vertigo, c’est le mandataire qui vous
convient à tous égards.
Je me rappelle avoir lu dans l’his'oire do M. Le Ragois,—un historien
bien agréable , — qu’un sieur Damien, atteint et convaincu d’avoir por
té un coup do canif au roi Louis XV, fut arrêté, jugé, condamné à mort
et tiré à quatre chevaux.
A ce récit, je me laissai aller à plaindre le sieur Damien, malgré l’é-
uormité dj son crime.
Hélas I en ce temps-là, j’ignorais ce que c’est que d’être tiré à vingt
électeurs 1
Enfin me voilà seul. Le dernier courtier électoral a disparu, et je vais
pouvoir goûter un repos qui m’est bien dû.
D’où vient que Germain arrive tout effaré.
— Germain , qu’y a-t-il ?
— Monsieur, je ne retrouve plus le panier à l’argenterie. Le coup aura
été fait par un deces prétendus électeurs qui nous ont envahis touto la
journée... Je parie que notre voleur est ce grand sec, do méchante mine,
qui faisaii sonner si fort les mots de conscience et de patriotisme. Oh! le
brigand ! si je le tenais, avec son patriotisme et sa conscience!
— J’aimerais mieux le tenir avec mon argenterie, ai-je reparti philo—
phiquement.
3 mars.
Quelle scène! bon Dieu, quelle scène !
Le hasard a fait arriver chez moi, à quelques minutes d’intervalle, les
trois candidats qui se disputent mon sutl'ruge. Ces messieurs so sont ren
contrés dans mon salon. J entends qu’ils s'y sont recontrés comme se ren
contraient sons l’empire l’armée française et les armées coalisées dans
les plaines d’Iéna, d'Austerlitz et do Marengo. S’il n’y a pas eu de sang
versé, assurément ce n’a pas été leur faute.
Dans celte course à l’élection, M. Gibraltar l’a emporté d’une longueur
de tôle ; il est arrivé le premier, et U a pu m'entretenir août îa seul pen
dant cinq minutes. C’est une chose merveilleuse que de voir à quel point
ce monsieur saisit l’occasion aux cheveux. Je n’aurais jamais supposé
qu’on pût, en si peu do temps, dire tant de mal des autres et tant de
bien de soi-même.
0—Monsieur Delanoue, s’est-il écrié, je ne vous dirai pas. cotnmo la
Ë jarl do mes collègues, \otez pour moi, je suis indispensable au bon-
r do la France... Non 1 je leur abandonne ces moyens vulgaires et ce
charlatanisme de bas étage. Je vous dis donc tout simplement : Votez
peur moi, je crois que jo serai utile à la prospérité de notre belle patrie.
Ulile, oui ; indispensable, non ! Pesez bien la valeur des mots, je vous
prie. J’en conviens avec une noble franchise, parce que rien no me sem
ble plus orgueilleux que la fausse modestie; j'apporterai à la chambre do
vastes lumières, joinies à une probité antique. Je me suis préparé de
longuo main, dans le silence du cabinet, à toutes les questions vitales qui
dominent notre époque. La loi sur le roulage, l’affranchissement de la
classe nègre, l’endiguement des fleuves et rivières, l'impôt des paten
tes, la rt fonte des monnaies, la question russe, la question belge,
la question espagnole, la question qng'aise, la question suisse, la
question italienne, la question d’Alger et la question de Monaco, la
loi sur les morues et la propriété littéraire trouveront en moi un inter
prète également éclairé, et j oserais presque dire également éloquent.
Ajoutez encore que jo ne suis point ambitieux, tandis que mes concur-
reus, les sieurs Vertigo et Fabuleux, sont hommes à trafiquer de leur
conscience en vue d’un bureau de tabac et d’un bureau de papier timbré.
Ce qui précède n’est qu’un résumé ou no peut plus succinct des in
nombrables périodes que M. Gibraltar a ^coulées dans mon tube auditif,
avec la prestesse et la régularité d’une’machine à parler de la force de
vingt langues.
Tout à coup la porte s’est ouverte, et Germain a annoncé M. Vertigo.
Les deux nobles rivaux ont échangé un regard où so peignait la haine
la plus violente.
— Ah ! ah! s’est écrié M. Vertigo sans prendre la peine do me saluer,
il paraîtrait que j’arrive un peu tard : monsieur était sans doute en train
do faire l’article ?
— Qu’appe ez-vous faire l’article? a riposté aigrement M. Gibraltar.
Me prenez-vous pour un commis-voyageur?
— Précisément.
— Insol ni !
— Et pour un commis-voyageur.do l’honorable maison lilaguo-l’uff et
compagnie, encore!
— Vos injures ne sauraient m’atteindre, monsieur l’avocat sans cau
ses !
— Cela vous va bien de parler ainsi,monsieur le docteur sans malades !
— Patience! les électeurs vous renverront à votre cabinet solitaire !
— Comme vous à votre clientèle fantastique !
— Un joli choix dont il faudrait faire ses complimensà la nation !
— Un digue représentant qui ferait honneur au pays !
— Heureusement, i! y a encore du bon sens en France !
— Parbleu ! votre insuccès en sera une prouve sans réplique.
— A peine aurez-vous trois suffrages?...
— Ce sera toujours mieux que vous, qui n’aurez qu’une voix en comp
tant la vôtre.
Vainement j’ai essayé d'interposer mon autorité, mes parole^ de con
ciliation se sont perdues au milieu du tumulte; les deux champions,
hérissés comme des coqs, semblaient tout prêts à fondre l’un sur l’autre.
En ce moment, ia porte s’est ouver'e de nouveau, et Germain a jeté le
nom de M. Fabuleux.
Cet fut alors une scène sans exemple, et comme je pensais qu’il ne s’en
jouait qu’au premier acte du llourgeois gentilhomme deMoliere, entre le
maître à danser, le maître d’e»crime et le maître de philosophie de cet
excellent M. Jourdain. Après s’être chargés d’injures, les trois concur-
rca en sont veuus aux gouruiades. Un coup do pied destiné à M. Faill
ie ix par M. Gibraltar, et adroitement esquivé, a renversé un guéridon
quia brisé dans sa chute un servico du vieux Saxe, auquel jo tenais
beaucoup.
Aidé de mon valet de chambre et de mon cocher, jo suis enfin parvenu
à me débarrasser de ces messieurs, que nous avons mis poliment dehors
par les épaules. Longtemps après, le silence de mon escalier était encore
troublé par leurs voix discordantes.
J’en ai assez des élections, des candidats et des électeurs ; la grande
lutte aura lieu dans quatre jours : je partirai demain pour la campagne,
et j’aurai som da no revenir que la semaine prochaine.
Fontenay-aux-Roses, 7 mars.
Les monstres ! ils m’ont relancé jusque dans mon obscure retraite! Je
me figurais à l’abri de leurs poursuites , et je m’étais endormi dans celte
joyeuse pensée. Si le rêve n’a pas été long , en revanche le réveil a été
terrible.
A dix heures, M. Vertigo , inquiet de mon absence ot comptant sur
mon suffrage , m’a envoyé une citadine conduite par l’un de ses plus
chauds partisans, avec la mission de m’amenor mort ou vif au collège
électoral et de me faire voter sous sa direction et sous ses yeux.
A onzo heures sont arrivés un cabriolet ot un électeur expédiés par
M. Gibraltar.
Le fiacre et l’électeur de M. Fabuleux sont arrivés à midi.
A une heure, ne sachant plus comment me délivrer de culte odieuse et
incessante tyrannie, j’ai pris la sage résolution du me faire poser dix
sangsues sur le creux de l’estomac.
Ce que voyant, le fiacre-Fabuleux s’on est enfin retourné, précédé du
cabriolet-Gibraltar et suivi do la citadine-Vertigo.
Mais comment se fait-il que Dominique ait pu une seule minute re
gretter d’être privé d’un droit si fécond en désagrémens de toute nature?
IC juillet 1839.
Quand on fuit tant que d’écrire ses mémoires, il faut avoir le rare cou
rage do dire toute la vérité et rien que la vérité, dut-elle être pénible à
confesser.
— C'est ce qu’a fait Jean-Jacques Rousseau , cet original citoyen do
Genève, qui s’abillait eri Arménien et qui marchait à quatre pattes , con
vaincu que l’hommo appartenait à l’orure des quadrupèdes et non à ce
lui des bimanes.
Je vais donc, abdiquant touto espèce de fausse honte, confesser com
ment, pur ma faute, ma propre faute, ma très grande faute, j’ai ébréché,
on un mois, mon capital d’une somme ronde do cent mille francs , —
cinq mille livres de rentes !
Un jour que, sans songer à mal, jo traversais la rue Vivienne, je ren
contrai mon ami l’omerel, le fleuriste, qui marchait avec tant de hôte.,
qu’il paraissait chaussé avec les fameuses boues de sept lieues.
— Où courez-vous si vite? lui demandai-je.
— A la Bourse, où l’on m’attend, répondit-il; Venez-vous avec nous J
— Au fait, pensai-je, rien ne s’oppose à ce que j’aille à la Bourse avec
lui. Je n’ai point fait faillite comme ce pauvre Dominique , et j’ai parfai
tement le droit de m’y produire en toute liberté.
Je suivis Pomeret.
Quatre heures sonnaient alors à l’horloge de la Bourse, dont lo cadran
éclairé , la nuit, par un réflecteur , brille au front du monument grec,
pareil à l’œil d’un cyclope.
J’ai été élevé dans une sainte horreur contre cet antre de l’agiolage ,
elles revers qu’y a subis Dominique étaient peu propres à nu guérir
do mon antipathie. Aussi, après avoir erré du çà et de là, et avoir suffi
samment lorgné les grisailles de M. Abel de Pujol, jo tirai vers la porte,
tout ahuri par l’incessant tapage qui règne en ce lieu, et ne comprenant
rien au langage baroque des familiers de l’endroit.
Ma visite à la Bourso avait duré une demi-heure à peine.
Comme jo m’en allais, j’avisai Pomeret en grande conférence avec un
personnage qui, tout en causant, traçait des signes hiéroglyphiques sur
un carnet d’ivoire.
— Vous partez déjà? me demanda le fleuriste, avez-vous fait quelque
chose?
— Je n’ai rien fait, répondis-je en dissimulant derrière ma main un
interminable bâillement qui faillit me décrocher la mâchoire.
— Tant pis ! reprit-il avec un sourire d’intime satisfaction; moi, j’ai
fait quelques asphallos-Seyssel et quelques bilumes-Polonceau... j’ai ga
gné environ trois mille francs.
— Trois mille francs en moins d’une demi-heure ! m’écriai je stupé
fait.
— Trois mille deux cent cinquante-sept francs qualre-vingt-cinq cen
times, dit le personnage au carnet; encore mou client n’a-t-il pas été
aussi heureux qu’il était en droit do le prétendre.
Ces paroles dorées produisirent sur mon cerveau un effet surprenant.
Elles me grisèrent net, de même que la mousse pétillante du vin d’Aï
enivre un buveur novice.
Et tout le long du chemin, depuis la Bourse jusque chez moi, je me
pris à répéter sur tous les tons imaginables :
— Trois mille deux cent cinquante-sept francs qualre-vingt-cinq centi
mes par la grâce toute—puissante du biiume-Polonceau et de i’asphate-
SeysselH! mais j’en veux de cet asphalte! qu’on m’en serve de ce bi
tume!
Je ne ressemblais pas mal à un fou lorsque je sonnai à ma porte, à ce
point que, m’étant mis à table, et Germain, qui m’avait servi du potage
au tupioka, m’ayant demandé si je le trouvais bon :
— Jo l’aurais piéfôré au bitume Polonceau, répondis-je sans songer à
ce que je disais. »
La nuit,* je rêvai que je m’appelais Law, et que je mettais le Mississipi
en actions. J’occupais dahs la rue Qiiiucampoix un vaste hôtel bâti en
or de taille. Mes habits étaient d'or; S. A. R. monseigneur le régent
m’ayant fait demander au palais, je m’y transportai dans carrosse d’or,
traîné par quatre chevaux d’or.
Lo lendemain, je franchis les portes de la Bourse aussitôt qu’elles fu
rent ouvertes. Quelle transformation étrange s’était opérée en moi de
puis la veille! Ce bourdonnement confus, mêlé de cris sauvages* qui,
vingt-quatre heures auparavant, m’avait si fort rompu la tôle, me ré
jouissais à présent autant qu’une musique délicieuse. Le démon du jeu
souillait à mes oreilles mille provocations charmantes, dont la tnoindr
eût fuit trébucher l’incorrruptible saint Antoine. Aussi, sans donner celte
fois un seul regard aux peintures de M. Abel de Pujol, je me vouai à la
recherche du personnage au carnet d’ivoire. Je ne tardai pas à lo dépis
ter ; il mo reconnut, vint à moi ot me demanda si je comptais faire
quelque chose celte fois ?
— Monsieur, lui dis-je, vous prévenez mes désirs, vous êtes, à ce que
jo'crois, l’agent de change de Pomeret?
— Précisément.
— Soyez aussi le mien, je me recommande à vos prière, faites-moi
gagner trois mille francs le [dus souvent que vous pourrez.
— Trois mille francs sont une bagatelle et ne valent pas la peine qu’on
en parle!... dit avec un dédain superbe mon agent do change, qui s’ap
pelait M. do Saint-Léger.
— Bagatelle, soit ! répliquai-je en clignant de l’œil d’un air lin ; mais
je vous préviens que je no hais pas la bagatelle.
M. de Saint-Léger, auquel, dans mon funeste engoûment, j’avais donné
carte blanche, usa et abusa de la permission. Grâce à son concours in
téressé, je peux dire que je me précipitai, lu bourse la première, dans un
océan de spéculations où je ne tardai pas à perdre pied et où je me se
rais infailliblement noyé, pour un peu plus.
Quel homme actif! quel homme précieux que ce Saint-Léger! comme
il mérite bien que je le recommande à mes amis et connaissances! Quand
je le revis le lendemain, il m’aborda en eus termes :
— Tout va bien, mon cher client, tout va bien ! 11 se fait en ce mo
ment à la Bourse une foule d’alfuires excellentes , et j’ai eu soin do vous
mettre dedans.
Jo saisis su main que je serrai dans les miennes.
— Vous mo remercierez plus lard, dit-il d’un Ion modeste. C’est à
l’œuvre qu’on connaît l’ouvrier. Tenez, continua-t-il en tirant de scs vas
tes poches une infinie qudnlilé do petits carrés du papier jaunes, verts,
rouges, blancs et bleus, voilà ee quoi vous faire riche comme les caves
do la Banque.
—'Qu’est-ce donc?
— Dus titres d'actions dans quelques-unes des entreprises industrielles
os mieux posées et qui ont le plus d’avenir.
— Ai-je de l'asphalte et du bitume.
— Sans doute ; j’y ai joint...
— Peu m’importe ce que vousavez joint, interrompis-je. Le principal
peur moi, c’est mon cher Polonceau et mon précieux Seyssel. Quand
connaîtrai-je le chiffre de mes bénéfices?
— Nous réglerons fin courant. En attendant, veuillez vous mettre en
mesure. J'ai fait, en vo're nom, ‘pour c> nt mille francs d’acquisidons.
— Cent mille francs! m’ocriai-jo. C’est une somme, savez-vous?
— Jo sais que c’est line somme qui, au train dont marchent les affaires,
vous aura peut-être rapporté un million fin courant.
Cette réponse dite avec un air inspiré mo ferma la bouche, et je fus
prendre chez mon banquier cent beaux billots de mille francs. Pauvres et
chers amis!... hélas! je ne vous verrai plus dans co monde... ni dans
l’autre pri bablemcnt.
On ne saurait imaginer avec quelle frémissante impatience j’attendis
fin courant. Quand on attend fin courant, que l’attente est cruelle ! Dix-
huit jours nous séparaient de la fin du mois, et je n’oxagère pas en af
firmant que ces dix-huit jours me parurent dix-huit siècles.
Parvenu à ce point do ma confession, jo sens ma main qui tremble et
et mon cœur qui défaille. Que vous dirai-je ? Mon agent do change de
vait régler avec moi le 31, à midi : le 29 au soir, il disparut avec mes
cent mille faancs. O trop léger Saint-Léger !
Le gouvernement fit voler le télégraphe, mais ce fut inutile; l’agent
de change en eut remontré au télégraphe loi-même sur l’article du vol.
Voilà ce que m’a rapporté le droit que je possédais d’entrer librement
à la Bourse. ,
O Dominique! penses-tu en con-cienue que la privation d’un tel droit
vaille les pleurs qu’elle l’a fait répandre ?
7 août 1840.
J'ai épousé, il y a six mois, mademoiselle llose Vermont, fille unique
du M. Pierre Vermont, l’un des plus riches commissionnaires de roulage
do la rue do Eondy.
Jusqu’à présenl j’ai élé le plus heureux des maris, et j’cspèro bien que
ma lune de miel aura encore une longue succession do quariiers sucrés,
quoi que, à vrai dire, je sois plus âgé que ma femme, ltoso a vingt ans,
tandis que moi je vais sur quarante-huit ; mais aussi, comme je m’étu
die à lui faire oublier mon âge à force do prévenances, du galanterie,
d’amabilités et de petits soins ! J’ai renoncé à mon cercle, afin de lui con
sacrer tout mon temps; je suis tout ensemblu respectueux commo un
mari et tondre comme un amant.
20 août.
Voici, depuis que je suis marié, lo premier chagrin réel que j’éprouve.
Pomeret vient de mourir. Il laisse un fils âgé de vingt ans, et il m’a
légué par testament le droit sacré do veiller sur lui jusqu à sa majorité.
A compter de demain, Edmond Pomeret, mon jeune pupille, vivra avec
nous, mangeant à ma table, couchant sous mon toit.
Outre que jo suis heureux d’accoujplir le vœu d’un ami mourant, je
Irouverai dans l’exercice do mes fonctions de luteur un lacile apprentis
sage de mes fonctiuns de père, fonctions quo j’espère bien remplir tôt
ou lard, en dépit do mes neuf lustres sonnés.
Rome, 16 mars 1841.
Il était temps!
11 y a quinze jours, j’étais à Paris, descendant le plus doucement pos
sible lu fleuve de la vie, et ne songeant guère à l’Italie que lorsqu’on me
servait à mon dîner une timbale du macaroni accommodé au fromage de
Parmesan.
Aujourd’hui je suis installé à Romo dans le plus confortable hôtel du
Corso. Hier, j’ai visité le Colysée; ce matin, j’ai admiré la basiliquo de
Saint-Pierre, et, co soir, j’entendrai la Semiramide au théâtre A poilu.
Je le répète... détail temps !
Lo l“r mars, — une date que je n’oublierai pas do si tôt ! — Germain
est entré dans mon cabinet d’un pas léger et d’un air mystérieux.
— Monsieur... a-t-il dit.
Et, s’arrêtant tout à coup, il s’est mis à pétrir gauchement dans ses
deux mains sa casquette galonnée d’or.
Après un court silence :
— Eli bien 1 ai-je demandé, qu’y a-t-il, mon garçon? je vous écoute,
— Monsieur, c’est une lettre...
— Qu’entre mes propres mains on t’a dit de remettre, ajoutai-je en
faisant le plaisant; donnez.
— Voilà où osl l’erreur, a repris Germain ; cette lettre n’est pas poua
monsieur.
— Alors poriez-laà son adresse.
— Edc est pour madame.
— Eh bien ! doimez-la à madame.
— C’est que...
— Quoi encore ?
Nouvel embarras de Germain, nouveau silence de sa part, nouvelle
interrogation de la mienne.
— Parlerez-vous ù lu fin, monsieur le drôle ?
Germain a fait un violent effort sur lui-même, ot il m’a dit brusque
ment :
— Celte lettre est do M. Edmond ; c’ost lui qui m’a chargé de la re
mettre à Madame ; il m’a donné vingt francs pour la commission.
— Ah! ah! ah! ai-je lait eu me dressant sur mes jarrets, plus alerte
qu’un cerf aux abois.
Celte triple exdamalion, comparable à un roulement do tonnerre, n’a
pas duré moins do deux minutes et demie.
J’ai pris la leltre et j’ai congédié G-irm lin.
Resté seul, j’ai longuement considéré i’épîlre de mon pupille; elle était
écrite sur du papier glacé et sentait son patchouli à pleines narines.
— D'où vient qu’Edinoud écrit à ma femme, alors qu’il peut lui parlor
à louto heure du jour? mo suis-je demandé en me grattant l’occiput.
— Sans doute, me suis-je répondu, il a fait quelque folie do jeune
homme... une maîtresse... des dettes... que sais-je ? et, craignant la sé-
véi iié de son luteur, il a eu recours à Bote, dont l’excessive bonté lui
est connue.
Pénétré de la justesse do cette idée, j’ai fail un pas vers la porte, j’ai
mis la main sur lo bouton de cristal, résolu à perler la lettre à ma femme.
— Mais s’il s’agissait d’autre chose? ai-je pense en m’arrêtant subito.
Ma fui, pour plus de sûreté, j’ai renouvelé les infamies du cabinet noir.
Jo me suis donc entériné à double leur ; j’ai allumé une bougio et j’ai
fait fondre la cire du cachet.
Puis, ouvrant te billet de mon cher pupille, j’ai lu co qui suit :
« Trop aimable Rose,
» Je no saurais accepter plus longtemps le triste rôle que votre rigide
vertu entend imposer à ma vive tendresse.Vous me permettez de vous ai
mer comme une sœur, sans songer qu’un frère aime sa sœur d'amitié,
tandis que je vous aime d’amour.
» Jo suis fataliste comme un mahométan, et jo pense que ce n’est pas
le hasard seul qui nous a réunis sons le même toit. Voyez, tout sourit à
notre amour. Votre mari, plein d’une sainte confiance, nous laisse seuls
durant dus heures entières. Pourquoi donc me fuyez-vous ainsi? et pour
quoi ne recommencerions-nous pas souvent celle douce soirée où nous
avons fiancé nos âmes dans un long baiser?
« Cruelle! no me repoussez pas! Quand jo gratterai la nuit à votre
porto, no soyez plus sourde à mon appui. Il est impossible que vous ai
miez l'homme auquel vous êtes rivée commo le forçai à son boulet.-Cet
hotnmo serait noire père à tous deux; ses cheveux blanchissent, et il
commence à avoir un petit ventre pointu.
» Permetlez-moi do vous souhaiter do doux rêves, ce soir, à onze
heures, sur le seuil du votre chambre. Votre mari sera au cercle, d’où il
ne reviendra pas avant minuit. »
Voilà do quul stylo cavalier écrivent de nos jours les Lovelaces de
] vingt ans.
I Celte leltre a eu du moins un avantage : elle m’a fait faire un sa'u-
\ taire retour sur moi-môme, et jo me suis aperçu en elfet que je néglige
singulièrement ma femme au profit du whist et de la bouillotte.
I
— 2
'■'Ei rnTfisscym.
DES MÉMOIRES D’UN HOMME HEUREUX.
28 février.
Par là corbleu ! de ce qu’on paie deux cenls francs d’impôt, suit-il do
là qu’on ne soit pas nuwire chez soi?...
Charbonnier est maître chez lui, dit un proverbe. Pourquoi donc un
électeur n’aurait-il pas le môme privilège qu’un charbonnier?
Depuis deux jours, mon appartement est envahi par une foule de gens
à moi inconnus, qui vont et viennent, entrent et sortent, s’installent et
se prélassent, mu réveillent dès l’aube, retardent mon déjeûner, font
brûler mon dîner, et, le soir, me font veiller jusqu’à des heures indues.
Ces messieurs sont tous électeurs, ou soi-disant tels. Les uns sont dé
voués à Vertige, les autres à Fabuleux, le reste à Gibraltar, ot chacun
me prêche pour son suint, à grands renforts do poumons.
— Monsieur Delanoue, me disent ceux-ci, êtes-vous un citoyen éclairé?
— Je m’en flatte, messieurs.
— Aimez-vous sincèrement votre patrie?
— En douter serait me faire injure.
— Etes-vous partisan des sages libertés?
— Sans doute, je le suis.
— Alors vous voterez peur M. Gibraltar, c’est le candidat de votre
choix.
— Monsieur Delanoue , me disent ceux-là , aimez-vous sincèrement
votre patrie?
— Parbleu 1
— Etes-vous partisan des sages libertés?
— Etes-vous un citoyen éclairé?
— Je m’en pique, messieurs !
— Alors vous voterez pour M. Fabuleux, c’est l’homme qu'il vous faut.
Mais soudain les autres de reprendre en chœur :
— Monsieur Delanoue, êtes-vous partisan des sages libertés?
— Certes !
— Etes-vous un citoyen éclairé?
— Je m’en vante.
— Aimez-vous la patrie?
— De toutes mes forces et do tout mon cœur.
— Alors vous voterez pour M. Vertigo, c’est le mandataire qui vous
convient à tous égards.
Je me rappelle avoir lu dans l’his'oire do M. Le Ragois,—un historien
bien agréable , — qu’un sieur Damien, atteint et convaincu d’avoir por
té un coup do canif au roi Louis XV, fut arrêté, jugé, condamné à mort
et tiré à quatre chevaux.
A ce récit, je me laissai aller à plaindre le sieur Damien, malgré l’é-
uormité dj son crime.
Hélas I en ce temps-là, j’ignorais ce que c’est que d’être tiré à vingt
électeurs 1
Enfin me voilà seul. Le dernier courtier électoral a disparu, et je vais
pouvoir goûter un repos qui m’est bien dû.
D’où vient que Germain arrive tout effaré.
— Germain , qu’y a-t-il ?
— Monsieur, je ne retrouve plus le panier à l’argenterie. Le coup aura
été fait par un deces prétendus électeurs qui nous ont envahis touto la
journée... Je parie que notre voleur est ce grand sec, do méchante mine,
qui faisaii sonner si fort les mots de conscience et de patriotisme. Oh! le
brigand ! si je le tenais, avec son patriotisme et sa conscience!
— J’aimerais mieux le tenir avec mon argenterie, ai-je reparti philo—
phiquement.
3 mars.
Quelle scène! bon Dieu, quelle scène !
Le hasard a fait arriver chez moi, à quelques minutes d’intervalle, les
trois candidats qui se disputent mon sutl'ruge. Ces messieurs so sont ren
contrés dans mon salon. J entends qu’ils s'y sont recontrés comme se ren
contraient sons l’empire l’armée française et les armées coalisées dans
les plaines d’Iéna, d'Austerlitz et do Marengo. S’il n’y a pas eu de sang
versé, assurément ce n’a pas été leur faute.
Dans celte course à l’élection, M. Gibraltar l’a emporté d’une longueur
de tôle ; il est arrivé le premier, et U a pu m'entretenir août îa seul pen
dant cinq minutes. C’est une chose merveilleuse que de voir à quel point
ce monsieur saisit l’occasion aux cheveux. Je n’aurais jamais supposé
qu’on pût, en si peu do temps, dire tant de mal des autres et tant de
bien de soi-même.
0—Monsieur Delanoue, s’est-il écrié, je ne vous dirai pas. cotnmo la
Ë jarl do mes collègues, \otez pour moi, je suis indispensable au bon-
r do la France... Non 1 je leur abandonne ces moyens vulgaires et ce
charlatanisme de bas étage. Je vous dis donc tout simplement : Votez
peur moi, je crois que jo serai utile à la prospérité de notre belle patrie.
Ulile, oui ; indispensable, non ! Pesez bien la valeur des mots, je vous
prie. J’en conviens avec une noble franchise, parce que rien no me sem
ble plus orgueilleux que la fausse modestie; j'apporterai à la chambre do
vastes lumières, joinies à une probité antique. Je me suis préparé de
longuo main, dans le silence du cabinet, à toutes les questions vitales qui
dominent notre époque. La loi sur le roulage, l’affranchissement de la
classe nègre, l’endiguement des fleuves et rivières, l'impôt des paten
tes, la rt fonte des monnaies, la question russe, la question belge,
la question espagnole, la question qng'aise, la question suisse, la
question italienne, la question d’Alger et la question de Monaco, la
loi sur les morues et la propriété littéraire trouveront en moi un inter
prète également éclairé, et j oserais presque dire également éloquent.
Ajoutez encore que jo ne suis point ambitieux, tandis que mes concur-
reus, les sieurs Vertigo et Fabuleux, sont hommes à trafiquer de leur
conscience en vue d’un bureau de tabac et d’un bureau de papier timbré.
Ce qui précède n’est qu’un résumé ou no peut plus succinct des in
nombrables périodes que M. Gibraltar a ^coulées dans mon tube auditif,
avec la prestesse et la régularité d’une’machine à parler de la force de
vingt langues.
Tout à coup la porte s’est ouverte, et Germain a annoncé M. Vertigo.
Les deux nobles rivaux ont échangé un regard où so peignait la haine
la plus violente.
— Ah ! ah! s’est écrié M. Vertigo sans prendre la peine do me saluer,
il paraîtrait que j’arrive un peu tard : monsieur était sans doute en train
do faire l’article ?
— Qu’appe ez-vous faire l’article? a riposté aigrement M. Gibraltar.
Me prenez-vous pour un commis-voyageur?
— Précisément.
— Insol ni !
— Et pour un commis-voyageur.do l’honorable maison lilaguo-l’uff et
compagnie, encore!
— Vos injures ne sauraient m’atteindre, monsieur l’avocat sans cau
ses !
— Cela vous va bien de parler ainsi,monsieur le docteur sans malades !
— Patience! les électeurs vous renverront à votre cabinet solitaire !
— Comme vous à votre clientèle fantastique !
— Un joli choix dont il faudrait faire ses complimensà la nation !
— Un digue représentant qui ferait honneur au pays !
— Heureusement, i! y a encore du bon sens en France !
— Parbleu ! votre insuccès en sera une prouve sans réplique.
— A peine aurez-vous trois suffrages?...
— Ce sera toujours mieux que vous, qui n’aurez qu’une voix en comp
tant la vôtre.
Vainement j’ai essayé d'interposer mon autorité, mes parole^ de con
ciliation se sont perdues au milieu du tumulte; les deux champions,
hérissés comme des coqs, semblaient tout prêts à fondre l’un sur l’autre.
En ce moment, ia porte s’est ouver'e de nouveau, et Germain a jeté le
nom de M. Fabuleux.
Cet fut alors une scène sans exemple, et comme je pensais qu’il ne s’en
jouait qu’au premier acte du llourgeois gentilhomme deMoliere, entre le
maître à danser, le maître d’e»crime et le maître de philosophie de cet
excellent M. Jourdain. Après s’être chargés d’injures, les trois concur-
rca en sont veuus aux gouruiades. Un coup do pied destiné à M. Faill
ie ix par M. Gibraltar, et adroitement esquivé, a renversé un guéridon
quia brisé dans sa chute un servico du vieux Saxe, auquel jo tenais
beaucoup.
Aidé de mon valet de chambre et de mon cocher, jo suis enfin parvenu
à me débarrasser de ces messieurs, que nous avons mis poliment dehors
par les épaules. Longtemps après, le silence de mon escalier était encore
troublé par leurs voix discordantes.
J’en ai assez des élections, des candidats et des électeurs ; la grande
lutte aura lieu dans quatre jours : je partirai demain pour la campagne,
et j’aurai som da no revenir que la semaine prochaine.
Fontenay-aux-Roses, 7 mars.
Les monstres ! ils m’ont relancé jusque dans mon obscure retraite! Je
me figurais à l’abri de leurs poursuites , et je m’étais endormi dans celte
joyeuse pensée. Si le rêve n’a pas été long , en revanche le réveil a été
terrible.
A dix heures, M. Vertigo , inquiet de mon absence ot comptant sur
mon suffrage , m’a envoyé une citadine conduite par l’un de ses plus
chauds partisans, avec la mission de m’amenor mort ou vif au collège
électoral et de me faire voter sous sa direction et sous ses yeux.
A onzo heures sont arrivés un cabriolet ot un électeur expédiés par
M. Gibraltar.
Le fiacre et l’électeur de M. Fabuleux sont arrivés à midi.
A une heure, ne sachant plus comment me délivrer de culte odieuse et
incessante tyrannie, j’ai pris la sage résolution du me faire poser dix
sangsues sur le creux de l’estomac.
Ce que voyant, le fiacre-Fabuleux s’on est enfin retourné, précédé du
cabriolet-Gibraltar et suivi do la citadine-Vertigo.
Mais comment se fait-il que Dominique ait pu une seule minute re
gretter d’être privé d’un droit si fécond en désagrémens de toute nature?
IC juillet 1839.
Quand on fuit tant que d’écrire ses mémoires, il faut avoir le rare cou
rage do dire toute la vérité et rien que la vérité, dut-elle être pénible à
confesser.
— C'est ce qu’a fait Jean-Jacques Rousseau , cet original citoyen do
Genève, qui s’abillait eri Arménien et qui marchait à quatre pattes , con
vaincu que l’hommo appartenait à l’orure des quadrupèdes et non à ce
lui des bimanes.
Je vais donc, abdiquant touto espèce de fausse honte, confesser com
ment, pur ma faute, ma propre faute, ma très grande faute, j’ai ébréché,
on un mois, mon capital d’une somme ronde do cent mille francs , —
cinq mille livres de rentes !
Un jour que, sans songer à mal, jo traversais la rue Vivienne, je ren
contrai mon ami l’omerel, le fleuriste, qui marchait avec tant de hôte.,
qu’il paraissait chaussé avec les fameuses boues de sept lieues.
— Où courez-vous si vite? lui demandai-je.
— A la Bourse, où l’on m’attend, répondit-il; Venez-vous avec nous J
— Au fait, pensai-je, rien ne s’oppose à ce que j’aille à la Bourse avec
lui. Je n’ai point fait faillite comme ce pauvre Dominique , et j’ai parfai
tement le droit de m’y produire en toute liberté.
Je suivis Pomeret.
Quatre heures sonnaient alors à l’horloge de la Bourse, dont lo cadran
éclairé , la nuit, par un réflecteur , brille au front du monument grec,
pareil à l’œil d’un cyclope.
J’ai été élevé dans une sainte horreur contre cet antre de l’agiolage ,
elles revers qu’y a subis Dominique étaient peu propres à nu guérir
do mon antipathie. Aussi, après avoir erré du çà et de là, et avoir suffi
samment lorgné les grisailles de M. Abel de Pujol, jo tirai vers la porte,
tout ahuri par l’incessant tapage qui règne en ce lieu, et ne comprenant
rien au langage baroque des familiers de l’endroit.
Ma visite à la Bourso avait duré une demi-heure à peine.
Comme jo m’en allais, j’avisai Pomeret en grande conférence avec un
personnage qui, tout en causant, traçait des signes hiéroglyphiques sur
un carnet d’ivoire.
— Vous partez déjà? me demanda le fleuriste, avez-vous fait quelque
chose?
— Je n’ai rien fait, répondis-je en dissimulant derrière ma main un
interminable bâillement qui faillit me décrocher la mâchoire.
— Tant pis ! reprit-il avec un sourire d’intime satisfaction; moi, j’ai
fait quelques asphallos-Seyssel et quelques bilumes-Polonceau... j’ai ga
gné environ trois mille francs.
— Trois mille francs en moins d’une demi-heure ! m’écriai je stupé
fait.
— Trois mille deux cent cinquante-sept francs qualre-vingt-cinq cen
times, dit le personnage au carnet; encore mou client n’a-t-il pas été
aussi heureux qu’il était en droit do le prétendre.
Ces paroles dorées produisirent sur mon cerveau un effet surprenant.
Elles me grisèrent net, de même que la mousse pétillante du vin d’Aï
enivre un buveur novice.
Et tout le long du chemin, depuis la Bourse jusque chez moi, je me
pris à répéter sur tous les tons imaginables :
— Trois mille deux cent cinquante-sept francs qualre-vingt-cinq centi
mes par la grâce toute—puissante du biiume-Polonceau et de i’asphate-
SeysselH! mais j’en veux de cet asphalte! qu’on m’en serve de ce bi
tume!
Je ne ressemblais pas mal à un fou lorsque je sonnai à ma porte, à ce
point que, m’étant mis à table, et Germain, qui m’avait servi du potage
au tupioka, m’ayant demandé si je le trouvais bon :
— Jo l’aurais piéfôré au bitume Polonceau, répondis-je sans songer à
ce que je disais. »
La nuit,* je rêvai que je m’appelais Law, et que je mettais le Mississipi
en actions. J’occupais dahs la rue Qiiiucampoix un vaste hôtel bâti en
or de taille. Mes habits étaient d'or; S. A. R. monseigneur le régent
m’ayant fait demander au palais, je m’y transportai dans carrosse d’or,
traîné par quatre chevaux d’or.
Lo lendemain, je franchis les portes de la Bourse aussitôt qu’elles fu
rent ouvertes. Quelle transformation étrange s’était opérée en moi de
puis la veille! Ce bourdonnement confus, mêlé de cris sauvages* qui,
vingt-quatre heures auparavant, m’avait si fort rompu la tôle, me ré
jouissais à présent autant qu’une musique délicieuse. Le démon du jeu
souillait à mes oreilles mille provocations charmantes, dont la tnoindr
eût fuit trébucher l’incorrruptible saint Antoine. Aussi, sans donner celte
fois un seul regard aux peintures de M. Abel de Pujol, je me vouai à la
recherche du personnage au carnet d’ivoire. Je ne tardai pas à lo dépis
ter ; il mo reconnut, vint à moi ot me demanda si je comptais faire
quelque chose celte fois ?
— Monsieur, lui dis-je, vous prévenez mes désirs, vous êtes, à ce que
jo'crois, l’agent de change de Pomeret?
— Précisément.
— Soyez aussi le mien, je me recommande à vos prière, faites-moi
gagner trois mille francs le [dus souvent que vous pourrez.
— Trois mille francs sont une bagatelle et ne valent pas la peine qu’on
en parle!... dit avec un dédain superbe mon agent do change, qui s’ap
pelait M. do Saint-Léger.
— Bagatelle, soit ! répliquai-je en clignant de l’œil d’un air lin ; mais
je vous préviens que je no hais pas la bagatelle.
M. de Saint-Léger, auquel, dans mon funeste engoûment, j’avais donné
carte blanche, usa et abusa de la permission. Grâce à son concours in
téressé, je peux dire que je me précipitai, lu bourse la première, dans un
océan de spéculations où je ne tardai pas à perdre pied et où je me se
rais infailliblement noyé, pour un peu plus.
Quel homme actif! quel homme précieux que ce Saint-Léger! comme
il mérite bien que je le recommande à mes amis et connaissances! Quand
je le revis le lendemain, il m’aborda en eus termes :
— Tout va bien, mon cher client, tout va bien ! 11 se fait en ce mo
ment à la Bourse une foule d’alfuires excellentes , et j’ai eu soin do vous
mettre dedans.
Jo saisis su main que je serrai dans les miennes.
— Vous mo remercierez plus lard, dit-il d’un Ion modeste. C’est à
l’œuvre qu’on connaît l’ouvrier. Tenez, continua-t-il en tirant de scs vas
tes poches une infinie qudnlilé do petits carrés du papier jaunes, verts,
rouges, blancs et bleus, voilà ee quoi vous faire riche comme les caves
do la Banque.
—'Qu’est-ce donc?
— Dus titres d'actions dans quelques-unes des entreprises industrielles
os mieux posées et qui ont le plus d’avenir.
— Ai-je de l'asphalte et du bitume.
— Sans doute ; j’y ai joint...
— Peu m’importe ce que vousavez joint, interrompis-je. Le principal
peur moi, c’est mon cher Polonceau et mon précieux Seyssel. Quand
connaîtrai-je le chiffre de mes bénéfices?
— Nous réglerons fin courant. En attendant, veuillez vous mettre en
mesure. J'ai fait, en vo're nom, ‘pour c> nt mille francs d’acquisidons.
— Cent mille francs! m’ocriai-jo. C’est une somme, savez-vous?
— Jo sais que c’est line somme qui, au train dont marchent les affaires,
vous aura peut-être rapporté un million fin courant.
Cette réponse dite avec un air inspiré mo ferma la bouche, et je fus
prendre chez mon banquier cent beaux billots de mille francs. Pauvres et
chers amis!... hélas! je ne vous verrai plus dans co monde... ni dans
l’autre pri bablemcnt.
On ne saurait imaginer avec quelle frémissante impatience j’attendis
fin courant. Quand on attend fin courant, que l’attente est cruelle ! Dix-
huit jours nous séparaient de la fin du mois, et je n’oxagère pas en af
firmant que ces dix-huit jours me parurent dix-huit siècles.
Parvenu à ce point do ma confession, jo sens ma main qui tremble et
et mon cœur qui défaille. Que vous dirai-je ? Mon agent do change de
vait régler avec moi le 31, à midi : le 29 au soir, il disparut avec mes
cent mille faancs. O trop léger Saint-Léger !
Le gouvernement fit voler le télégraphe, mais ce fut inutile; l’agent
de change en eut remontré au télégraphe loi-même sur l’article du vol.
Voilà ce que m’a rapporté le droit que je possédais d’entrer librement
à la Bourse. ,
O Dominique! penses-tu en con-cienue que la privation d’un tel droit
vaille les pleurs qu’elle l’a fait répandre ?
7 août 1840.
J'ai épousé, il y a six mois, mademoiselle llose Vermont, fille unique
du M. Pierre Vermont, l’un des plus riches commissionnaires de roulage
do la rue do Eondy.
Jusqu’à présenl j’ai élé le plus heureux des maris, et j’cspèro bien que
ma lune de miel aura encore une longue succession do quariiers sucrés,
quoi que, à vrai dire, je sois plus âgé que ma femme, ltoso a vingt ans,
tandis que moi je vais sur quarante-huit ; mais aussi, comme je m’étu
die à lui faire oublier mon âge à force do prévenances, du galanterie,
d’amabilités et de petits soins ! J’ai renoncé à mon cercle, afin de lui con
sacrer tout mon temps; je suis tout ensemblu respectueux commo un
mari et tondre comme un amant.
20 août.
Voici, depuis que je suis marié, lo premier chagrin réel que j’éprouve.
Pomeret vient de mourir. Il laisse un fils âgé de vingt ans, et il m’a
légué par testament le droit sacré do veiller sur lui jusqu à sa majorité.
A compter de demain, Edmond Pomeret, mon jeune pupille, vivra avec
nous, mangeant à ma table, couchant sous mon toit.
Outre que jo suis heureux d’accoujplir le vœu d’un ami mourant, je
Irouverai dans l’exercice do mes fonctions de luteur un lacile apprentis
sage de mes fonctiuns de père, fonctions quo j’espère bien remplir tôt
ou lard, en dépit do mes neuf lustres sonnés.
Rome, 16 mars 1841.
Il était temps!
11 y a quinze jours, j’étais à Paris, descendant le plus doucement pos
sible lu fleuve de la vie, et ne songeant guère à l’Italie que lorsqu’on me
servait à mon dîner une timbale du macaroni accommodé au fromage de
Parmesan.
Aujourd’hui je suis installé à Romo dans le plus confortable hôtel du
Corso. Hier, j’ai visité le Colysée; ce matin, j’ai admiré la basiliquo de
Saint-Pierre, et, co soir, j’entendrai la Semiramide au théâtre A poilu.
Je le répète... détail temps !
Lo l“r mars, — une date que je n’oublierai pas do si tôt ! — Germain
est entré dans mon cabinet d’un pas léger et d’un air mystérieux.
— Monsieur... a-t-il dit.
Et, s’arrêtant tout à coup, il s’est mis à pétrir gauchement dans ses
deux mains sa casquette galonnée d’or.
Après un court silence :
— Eli bien 1 ai-je demandé, qu’y a-t-il, mon garçon? je vous écoute,
— Monsieur, c’est une lettre...
— Qu’entre mes propres mains on t’a dit de remettre, ajoutai-je en
faisant le plaisant; donnez.
— Voilà où osl l’erreur, a repris Germain ; cette lettre n’est pas poua
monsieur.
— Alors poriez-laà son adresse.
— Edc est pour madame.
— Eh bien ! doimez-la à madame.
— C’est que...
— Quoi encore ?
Nouvel embarras de Germain, nouveau silence de sa part, nouvelle
interrogation de la mienne.
— Parlerez-vous ù lu fin, monsieur le drôle ?
Germain a fait un violent effort sur lui-même, ot il m’a dit brusque
ment :
— Celte lettre est do M. Edmond ; c’ost lui qui m’a chargé de la re
mettre à Madame ; il m’a donné vingt francs pour la commission.
— Ah! ah! ah! ai-je lait eu me dressant sur mes jarrets, plus alerte
qu’un cerf aux abois.
Celte triple exdamalion, comparable à un roulement do tonnerre, n’a
pas duré moins do deux minutes et demie.
J’ai pris la leltre et j’ai congédié G-irm lin.
Resté seul, j’ai longuement considéré i’épîlre de mon pupille; elle était
écrite sur du papier glacé et sentait son patchouli à pleines narines.
— D'où vient qu’Edinoud écrit à ma femme, alors qu’il peut lui parlor
à louto heure du jour? mo suis-je demandé en me grattant l’occiput.
— Sans doute, me suis-je répondu, il a fait quelque folie do jeune
homme... une maîtresse... des dettes... que sais-je ? et, craignant la sé-
véi iié de son luteur, il a eu recours à Bote, dont l’excessive bonté lui
est connue.
Pénétré de la justesse do cette idée, j’ai fail un pas vers la porte, j’ai
mis la main sur lo bouton de cristal, résolu à perler la lettre à ma femme.
— Mais s’il s’agissait d’autre chose? ai-je pense en m’arrêtant subito.
Ma fui, pour plus de sûreté, j’ai renouvelé les infamies du cabinet noir.
Jo me suis donc entériné à double leur ; j’ai allumé une bougio et j’ai
fait fondre la cire du cachet.
Puis, ouvrant te billet de mon cher pupille, j’ai lu co qui suit :
« Trop aimable Rose,
» Je no saurais accepter plus longtemps le triste rôle que votre rigide
vertu entend imposer à ma vive tendresse.Vous me permettez de vous ai
mer comme une sœur, sans songer qu’un frère aime sa sœur d'amitié,
tandis que je vous aime d’amour.
» Jo suis fataliste comme un mahométan, et jo pense que ce n’est pas
le hasard seul qui nous a réunis sons le même toit. Voyez, tout sourit à
notre amour. Votre mari, plein d’une sainte confiance, nous laisse seuls
durant dus heures entières. Pourquoi donc me fuyez-vous ainsi? et pour
quoi ne recommencerions-nous pas souvent celle douce soirée où nous
avons fiancé nos âmes dans un long baiser?
« Cruelle! no me repoussez pas! Quand jo gratterai la nuit à votre
porto, no soyez plus sourde à mon appui. Il est impossible que vous ai
miez l'homme auquel vous êtes rivée commo le forçai à son boulet.-Cet
hotnmo serait noire père à tous deux; ses cheveux blanchissent, et il
commence à avoir un petit ventre pointu.
» Permetlez-moi do vous souhaiter do doux rêves, ce soir, à onze
heures, sur le seuil du votre chambre. Votre mari sera au cercle, d’où il
ne reviendra pas avant minuit. »
Voilà do quul stylo cavalier écrivent de nos jours les Lovelaces de
] vingt ans.
I Celte leltre a eu du moins un avantage : elle m’a fait faire un sa'u-
\ taire retour sur moi-môme, et jo me suis aperçu en elfet que je néglige
singulièrement ma femme au profit du whist et de la bouillotte.
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