Titre : Revue du Havre et de la Seine-Inférieure : marine, commerce, agriculture, horticulture, histoire, sciences, littérature, beaux-arts, voyages, mémoires, mœurs, romans, nouvelles, feuilletons, tribunaux, théâtres, modes
Éditeur : [s.n.] (Havre)
Date d'édition : 1842-01-23
Contributeur : Morlent, Joseph (1793-1861). Directeur de publication
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb32859149v
Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
Description : 23 janvier 1842 23 janvier 1842
Description : 1842/01/23. 1842/01/23.
Description : Collection numérique : BIPFPIG76 Collection numérique : BIPFPIG76
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Description : Collection numérique : Fonds régional :... Collection numérique : Fonds régional : Haute-Normandie
Description : Collection numérique : Nutrisco, bibliothèque... Collection numérique : Nutrisco, bibliothèque numérique du Havre
Description : Collection numérique : Bibliographie de la presse... Collection numérique : Bibliographie de la presse française politique et d'information générale
Droits : Consultable en ligne
Identifiant : ark:/12148/bpt6k9233952
Source : Bibliothèque municipale du Havre, Y2-123
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 28/05/2014
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on devinait il la fois la sultane jalouse et impérieuse, et la douce Margue
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L’autre était une petite merveille dans ce pays du merveilleux. Elle
avait une blonde et fine chevelure bouclée comme celle de sa sœur, et des
joues veloutées que la moindre pensée colorait tout à coup. Ses yeux étaient
d'un bleu limpide aussi pur que l'ame du plus bel ange, et lorsqu’elle les
leva pour me regarder, je sentis qu’ils exerçaient sur moi une puissance
magnétique. J’essaierais en vain do vous détailler ce portrait délicieux;
petits pieds, petites mains, charmant sourire plein de boulé,quoique souvent
empreint de tristesse et de grâce entraînante . voilà ce que je puis dire : le
nègre avait raison, je vous le répète, choisissez si vous le pouvez, entre la
pensée sublime de Byron et do Goethe, et la plus adorable des créations de
'Raphaël.
Ellesso tenaient par la main, et figuraient, ainsi enchaînées,un délicieux
emblème de l’amitié; si vous saviez qu’elle grâce elles mirent dans leur
salut, si vous aviez vu l’expression douce et prévenante de leur physiono
mie, dans cette première entrevue, vous comprendriez l’obstination de
mon souvenir, et vous excuseriez mes longueurs.
— Vous arrivez de la France, monsieur ? médit la plus petite des doux,
avec une voix qui vibre encore dans mon cœur. — Vous avez vu notre
bon frère, reprit l’autre sur le même ton. Kl ces deux timbres mélodieux
me pénétrèrent comme doux notes enchantées ; l'une était l’écho do l’au
tre. ,1e voulus faire une double réponse, mais je tremblais comme une
feuille que tourmente le vent. — .l'ai quitté la France depuis deux mois,
madame, mademoiselle; il y a deux mois j’ai ombrasse votre frère. — La
quelle était Isaure, laquelle Mario? jo n'en savais rien. Les deux petits
anges se prirent à sourire do mon embarras, et ne vinrent pas a mon aide
pour cela. — Et que nous fait dire ce bon Joseph? — Il m'a prié de rendre
a vos deux mains les caresses qu’il m'a faites. — El sans bouderie, sans
effort, sans surprise, je baisai deux gants bien frais, bien parfumés, bien
petits surtout. — Allons, mes enftuis, dit le père, M. de Kerven doit
être fatigué, nous nous reverrons à la collation, voici imo lettre pour vous
deux. Je vais vous montrer votre appartement, M. Alvar, donnez-vous la
peine do me suivre. Les petites fées disparurent, tout entières au bonheur
d’une lecture chérie, elles ne me jetèrent qu'un regard de bonté.... je
m’enfermai dans ma chambre.
J’y demeurai sans pensées, sans mouvement, dans l'une de ces extases
qui n’apparlkmnont qu’à l’ame. — Ceci vous semble étrange ; mais l’atten
tion que vous prêtez a ce simple récit prouve on faveur de votre cœur, cl
vous en serez un jour récompensé par des sensations pareilles.
Ma chambre était d’une coquetterie toute féminine ; la pensée des deux
jolies petites lemmes s’y était certainement arrêtée, car j’étais dans ou
boudoir. Les meubles étaient bleus et blancs, ci en bois d'érable ; du déli
cieuses porcelaines anglaises décoraient ma console, des touffes do fleurs
embaumaient les quatre coins, et si ce n’eût été le lourd soleil qui se per
dait sur mes persiennes vertes, je me serais cru à Paris, dans l'un de ces
ravissans refuges inventés par le luxe moderne.
On frappa à ma porte, et mon guide, que vous connaissez, se présenta :
— Je l’accueillis avec une joie d’enfant; j'avais besoin de l'entendre cau
ser, et, dans mon empressement, j’oubliai la sévérité de 1 étiquette créole
qui défend toute familiarité entre les deux classes blanche et noire; je lui
tendis la main. — Vieux-Corps no comprit pas co mouvement, n’y ré
pondit pas, et me dit : — Vos malles sont déposées la, monsieur. Avez-
vous encore besoin de mes services? — J’ai h te payer d'abord, et puis il
faut que je te parle. — Vous n'ètes donc pas fatigué? — Tiens, prends ce
verre de rhum — (les nègres ne refusent jamais cette libéralité). — Vou
lez-vous que je vous raconte l’histoire de mon père, tue dit Vieux-Corps
en essuyant ses lèvres avec le revers de ses grosses mains, cl en s asseyant
à l’orientale sur une natte, contre lino tendre. — In me diras cela plus
tard. Réponds-moi. Laquelle des doux tilles de M. dollocliebruno se nom
me Isaure? — La plus grande des deux. — Colle qui a de si beaux yeux
noirs? — Oui, celle, qui a si bon cœur. — Elle est mariée, m’as-tu dit ? —
ParbleuOù est son mari? —A la Martinique. — Que fait-il ? —Que
voulez-vous qu'il fasse 1 Quand on a le bonheur, on ne cherche plus rien.
— Ainsi, c'est mademoiselle Marie qui a de si jolis cheveux blonds et un
si joli sourire? — Et qui aime tant les pauvres, ajouta le vieux nègre qui
insistait toujours sur les qualités morales de ses anciens maîtres. — Est-ce
qu’elles n’ont jamais quitté la colonie? Je lui versai un second.verre de
rhum qui disparut plus vite que le premier. — Vous en voulez beaucoup
savoir pour le premier jour, mon maître; elles oui été élevées à Paris, et
n’en sont revenues que depuis deux ans. Ah! il faut les entendre chanter
toutes les deux et jouer du piano: je irai rien entendu de pareil depuis
que lires pauvres oreilles ont renonce au zinzani de non pays. Aussi, quand
elles chantent le soir o que leurs fenêtres sont ouvertes, les nègres quit
tent les cases et viennent so coucher dans la savane pour écouter... C’est
le bon Dieu qui parle alors! — Et tu m’as dit que nniJeinoiscllo Marie avait
souvent refusé sa main?— Je vous l’ai dit, parce que c’est vrai. Vouloz-
vous connaître les noms? — Merci, merci. —Ça inc tromperait bionsi
vous lui plaisiez.— Et pourquoi donc? Je me mordis les lèvres ; j’avais fait
une sotte question, lo nègre riait aux éclats...Pourquoi? je n’on sais rien,
c’est une idée, lit il parcourait toute ma personne a/oc un air dédaigneux
qui expliquait clairement sa pensée. — Vieux-Corps, lui dis-je, tu viendras
touslessoirsici, je Icioueàdeux gourdes par journée. — Oui, monsieur.—
Tu me raconteras l’histoire do ton père, de ta mère... As-tu des frères et
sœurs?—Non.—C’est dommage ; alors tu me diras la tienne.—Vous feriez
peut-être mieux do l’entendre que de songer à mes maîtresses. — Je n’y
songe pas le moins du monde. —C’est, bon, c’est bon; vous y trouveriez
plus de profit.—Maintenant laisse-moi m’habiller. A co soir.
J’achevais à peine ma toilette, qu’un petit nègre, noir commode l’ébène,
me montra ses dents blanches et fines, avec un sourire respectueux, et mu
dit :—On vous attend, monsieur pour la collation, Je sortis.
Mais à propos do collation , me dit le contour, notre souper est servi ;
profitons-en. — Volontiers , vous m’achèverez l’histoire au dessert ; j’y
prends un intérêt qui m’ôte (oui appétit... — lié! fit mon compagnon , jo
vous prie do croire qu’à la collation de M. do Rocliebruno , je mangeai
moins qu’un oiseau-mouche.
III.
Je vous l'ai dit, reprit lo contour, j’avais ot j’ai encore une aine d’artiste.
Me préparant à paraître devant doux femmes jeunes, jolies et distinguées,
j’avais fait u'no toilette toute d’inspiration. Ceci vous semble minutieux,
sans doute ; mais, croyez-en mon expérience, la critique d’une femme est
fine, délicate, infinie; elle môle avec un art indicible les observations mo
rales et physiques , le sacré au profane. Paraître devant une femme de
cœur et d’esprit pour la première fois , c’est chose très difficile; se mon
trer à deux femmes de celte condition, c’est plus que périlleux. Je n’avais,
cependant, pour me guider, que ma pauvre imagination, qui courait toute
échevelée consulter celle que j’aimais. Mon dieu oui, je me figurais que jo
les aimais : vous dire comment, je ned’ai jamais su.
On m’attendait ; M. do Uochcbrune avait conservé son costume ; ce sans-
gêne me fit plaisir , sachant bien que l’on ne fait des façons qu'avec ceux
dont, h> retour déplairait. Les deux sœurs me semblèrent encore plus belles,
quoique i eurs vêtomoris fussent de la plus élégante simplicité. Isaure avait
ini' S < *i nns scs cheveux quelques boutons du Bengale, qui reflétaient sur ses
[ i ! [ Gur douce fraîcheur. Deux petits peignes on nacre retenaient les
dé'In f:S ', SüS noi,s cheveux ; un grand col on valcnciennos couvrait ot
sus .juùi, st ' s ( ‘P au l° s ! une robe de satin perle tombait en larges plis sur
ses nroiilv •"■■"a * vertes brodées d’or, et son charmant visage, encadré dans
voilé riar in-Tn i 1° s ’ illi(Hlc ‘ P nr un sourire d’ange, ressemblait, à moitié
dormie dans la C \ ,CV x UX ’ h 1:1 PQtitc tôte d’une douce colombe en-
blc que les mots S", Après vous av0lr . £ " 1 lo portrait de 1 une, il som-
lit cos deux mervoi 11 PS 11 manquer pour dépeindre l’autre ; mois Dieu, qui
dans scs cheveux • «Vin F rmett [a d en parler.—Marie n’avait rien mis
écharpe on gaze bleuo onvH pas a P 1,ls J oll ° Peur do son jardin ? Une
gnet gauene peuuuinino petite cas „ n i„. -" , ' l " BUH 1 ,U| -
leurs noir brodé d’argent; et tout co polit chef-d’œuvre était éclairé, animé,
embelli par la douce lumière que laissaient tomber les deux plus beaux
yeux bleus qui, je vous lo répète, soient sortis du pinceau de Raphaël. Je
compris que, vivant entre ces doux femmes,jo devais devenir fou,et ma foi,
ce fut bien gaîmenl que je fis mes adieux à la raison. Quo m’avait-elle
rapporté jusqu’alors? — lino vio nulle et creuse , sans bonheur pour mes
journées et sans rêves pour mes nuits! tandis que la charmante folio qui
s’emparait déjà de mon cœur et do mon cerveau, mo montrait tout un pa
radis do délices qu’il fallait savoir mériter.
Ce premier repas, pris dans une famille qui m’ouvrait scs bras, fut gai,
causeur, expansif. Nous nous questionnâmes de part et d’autre sur la
France qu’on regrettait, sur la Guadeloupe que j’aimais ; et les deux sœurs
firent les honneurs do leurs fruits délicieux avec une grâce, une bonté, un
naturel qui me confondirent et me charmèrent... Je me sentais petit,
laid, sot, maladroit, gêné, guindé, ce qui veut vous dire que j’étais amou
reux...—Mais de qui?—Do qui, reprit le contour, cela vous est bien facile
à demander, j’étais amoureux de celle qui me parlait, et quand elles par
laient toutes deux à la lois..., jo n’étais plus qu’un homme sans aine et
sans voix, mon cœur se brisait dans ma poitrine. — Jo vous plains ! —Vous
me plaignez, pourquoi donc? Jo déliais lo plus heureux (les hommes, —
Mais enfin, vous avez fixé votre amour? — l’alicnce, il a bien su se fixer
lui-mêine!
Après la collation, M. de ltochobruue nous proposa de faire en char-a-
liancslo lourde l’habitation . le soleil s’inclinait à l'horizon, la brise de
mer jouait dans les arbres; nous acceptâmes avec joie... Deux belles ju-
mens nous emportèrent au grand trot ; j’étais derrière les deux sœurs qui
se renversaient sur les coussins, me montrant leurs racieux sourires.
Pendant toute la promenade, elles me servirent de cicérone, et dans leur
spirituel et gai bavardage, elles me firent apprécier toutes les richesses de
celte nature sublime qui se multipliait sous nos yeux.
Au retour, nous nous connaissions bien , après le dîner nous étions bons
amis; après lo thé , jo me disais : Tu ne quitteras plus cette maison , lu
n’on sort iras plus ! — Et elles, demandai-je ? — Elles, ma foi jo ne sais pas
ce qu’elles pensèrent. —Lo vieux nègre qui vint le soir dans ma chambre,
m’assura qu’elles no pensaient pas il moi le moins du monde, qu’elles
avaient pour coutume d'être belles, bonnes, douces, aimables pour tous les
amis do leur père et du leur frère, et que je n’avais pas le sens commun.
.le voulus dormir, impossible ; jo voulus lire, impossible; je voulus écrire,
impossible. Je me mis à rêver, cl il résulta de ces rêveries folios ot vaga
bondes, tristes et rieuses, douces ot caressantes, que mon amour, cet aino %
que vous ne comprenez pas encore, cet amour qui battait des ailes sur
deux têtes chéries, il arriva que cet amour sortit de mes rêves, les ailes at
tachées avec une faveur bleue, petit ruban gracieux et modeste, symbole
d’une espérance aussi frêle que le frêle olivier porté par la colombe du
Soigneur aux naufragés de l’arche sainte.
— N'était-Ce pas la couleur de l’écharpe de Marie? — Oui, monsieur.
Quand les premières clartés du jour so répondirent dans ma chambre, il
me sembla que j’habitais un palais enchanté, mon cœur me souriait sans
cesse , et tout fous qu’avaient été mes rêves , le réveil ne nie sembla
pas pénible, la réalité ne me sembla pas impossible. Vous allez me prendre
pour un fat plein de sotte vanité; détrompez-vous, ot pour revenir de celte
opinion, rappelez-vous votre liaison la plus franche ot la plus intime; votre
meilleur ami noie fut-il pas dès le premier jour. Les sympathies ne sonl-
ellcs pas aimantées? Et si l’amitié a do semblables droits, pourquoi l’amour
qui est la poésie do l'amitié en serait-il déshérité? Bref, je fus moins em
barrassé quo la veille vis-à-vis de mes nouveaux amis; je crus aussi m’aper
cevoir que j’étais moins guindé, plus apprivoisé; mais le fou qui s’était
allumé dans mon ame, mo consumait sans pitié; j’avais oublié le monde
entier. — Je prenais, hélas! ma revanche : le monde ne nous oublie-t-il
pas toujours?
Vous dire tous les riens charmons, les demi-mois, les regards, toutes les
pensées secrètes et devinées, tous les battemens do cœur qui me firent
vivre pendant quinze jours, ce serait vous rappeler co que vous savez, si
avec l'ame que je vous crois, vous avez déjà rencontré une aine sœur de la
vôtre. Mais ce qu’il y avait d'étrange dans ce mystérieux et saint trio que
nous faisions, c’est que ma rêverie voltigeait de Marie à Isaure, comme ces
beaux papillons qui se posent sur deux fleurs également belles, les effleu
rant de leurs ailes, craignant de se fixer sur l’une d’elles, et laissant à cha
cune l’azur qui les fait briller. J’aimais Marie comme on aime une vierge
sainle, avec un amour profond ot sans désirs ; sa voix mo faisait oublier
toutes les voix de femmes que j’avais jusqu’à ce jour entendues; je l’aimais
exclusivement, et avec cet enthousiasme, cette ferveur qui animent les mar
tyre mourant pour le Dieu qu'ils adorent ! et j'aimais sa sœur cependant,
je l’aimais avec ce calme du cœur, avec cotte abnégation, ce dévortmont,
cet entrainement enfin, qui ne ressemble à aucun sentiment terrestre, qui
est plus vif que l’amitié, qui est plus vrai quo la passion, et qui ne peut
que descendre du ciel !
Dans le jardin, il y avait un délicieux bosquet couvert de pommes-lianes,
de barbadines et do rosiers, appuyé contre de gros arbres, des tamarins et
des calebassiers. Sous ce frais ombrage, un ruisseau coulait à polit bruit,
('/est là que j’ai passé le plus beau temps de ma vie ; là, assis entre mes deux
sœurs, car je les appelais ainsi, tenant leurs doux mains dans les miennes,
cherchant à deviner dans le son delà voix de Marie une pensée d’amour, et
dans le regard d’Isaure une espérance. C’est là tpio toutes deux m’ont fait la
charmante confidence du leur charmant caractère qui, à l’œil d'un obser
vateur vulgaire, aurait sans doùte paru identique; car ces deux femmes
avaient toujours, et l’une pour l’autre, lo mémo sourire, lo même caprice,
la môme volonté; je no leur accordais cependant, moi. que le même
cœur.
Toutes deux impressionnables, Isaure obéissait plus que sa sœur à la pente
do la rêverie que toutes deux descendaient en se donnant la main. Isaure
était plus constamment grave et sérieuse quo sa sœur ; et cependant, quand
Marie souffrait, lorsqu’une pensée mélancolique s’emparait d’elle, elle exa
gérait sa douleur, et son ame se plaignait d’une voix plus triste. La char
mante fille était extrême dans toutes ses impressions : rieuse, elle vous
obligeait de rire aux éclats; rêveuse, elle faisait couler vos larmes. Isaure
était d’un caractère plus égal ; mais, je le répète, la bonté du cœur était
entre ccs deux anges nu anneau d’or qui les enchaînait à jamais l’un à
l’autre.
C’est sous le dôme embaumé do ce bosquet que j’ai appris l’histoire des
deux sœurs : leur enfance, leur voyage en France, la tendresse qu’avait
pour elles une mère adorée... et les larmes mo reviennent encore quand jo
songe à la piété filiale de Marie, qui me racontait avec do douloureux efforts
les derniers menions de celle que Dieu leur avait enlevée.
Los prédictions de mon vieux nègre ne m’effrayaient plus.— Marie tom
ba malade, et il me fut impossible de la voir. Mais ce malheur même fut
pour moi la nouvelle cause d’une joie ; rassuré sur les suites d’une maladie
peu grave, je fus à même do juger plus profondément les qualités du
cœur d’Isaure, j'y Irouvai un trésor inépuisable d'affection tondre cl
dévouée , un trésor de grâces, d'esprit et de charité. Pendant quelques
jours, elle ne quitta pas la chambre de sa sœur ; mais elle m’écrivit, me
donnant le bulletin exact do sa santé chérie, exprimant tour à tour la joie,
les regrets, l’espérance et la crainte avec cotte délicatesse exquise qui M'ap
partient qu’à la femme, et que si peu de femmes possèdent. Ces lettres au
raient fait enrager un poète, car elles étaient inimitables ; enfin, je revis la
malade, notre correspondance avait plaidé en ma faveur, et bien qu’aucune
parole d’amour n’eût élé encore échangée entre nous, nous nous compre
nions, je crois.
Nous passions nos soirées en famille, causant do la voix et du regard,
nous aimant de toute notre ame. Un soir, en tendant la main à Marie, je
lui dis ces simples mots : — Vous m’aimez.—Oh oui ! répondit-elle, mais
jo crains.—Et je me retirai : ccs mots heureux so répétaient dans mon
ame, comme le cri du pâtre qui roule d’échos en échos par les vallées. —
Je me jetai sur mon lit, ivre de joie, ivre d’orgueil, et chez moi le cœur se
joignit à la tete pour bâtir los plus merveilleux châteaux, pour enchanter
le plus gracieux avenir qui ait jamais doré les rêves du plus ambitieux par
mi les hommes.
IV.
Il était dix heures. La porte do ma chambre céda à une pression vio
lente, et jo vis apparaître lo visage expressif ot heurté de mon nègre Fieux-
Corps. Je n’avais jamais bien pris garde à cet homme, et n’avais considé
ré en lui qu’un domestique intelligent et fidcle. Jo l’examinai en ce mo
ment avccune attention tonte particulière Be grosscsTèvr s rouges étaie
tremblantes, ses yeux tournaient vivemem dans leurs orbites, détachant
sans cesse deux points blancs sur lo fond no:i du visage. Cet' examen me
troubla : —Que me veux-tu?—Maître, me répondit-il avec une gravité
qui m’aurait fait rire en toute autre circonstance, vous n’avez jamais vou
lu entendre l’histoire de mon père ot la mienne, vous avez ou tort.—Eh
bien ! raoonte-la, je t’écoute, et jo me mis à sourire de mes sottes frayeurs.
—Ah! fit le vieux nègre, il est trop tard maintenant!—Trop lard?—Jéstisl
oui, si vous m’aviez écouté, vous auriez appris à connaître los nègres, et
vous auriez pu donner do bons avis à M. do ltochobruue, qui n’est pas as
sez sage pour sc lier à Vieux-Corps'.—Ah ça! t’expliqueras-tu?—Maître,
il est plus de dix heures, et à deux heures du matin toute cette belle habi
tation sera livrée au feu ; cette maison, que comme moi vous aimez tant,
disparaîtra ; mes deux jolies maîtresses dont vous êtes si amoureux, n’exis~
teront peut-être plus!—Es-tu devenu fou, Vieux-Corps ? m’écriai-je, en
sautant à bas de mon lit? quel conte me fais-tu là? Le vieux nègre secoua
la tête et la laissa retomber sur sa poitrine avec ces mots: — Les blancs
sont tous les mêmes, ils no veulent croire à rien; attendez donc.—Mais qui
t’a dit?—Le nègre mo montra scs deux oreilles avec un geste expressif ;
puis il ajouta :—Jo me doutais de quelque complot depuis long-temps, ou
avait essayé do sonder ma bonne volonté et j’avais surpris des causeries dans
les veillées, qui mo faisaient redouter la nuit qui sc prépare. J’ai averti no
tre maître, je l’ai averti au péril de nui vie, et si... 11 se jeta tout à coup la
face contre terre, me faisant signe de la main de garder le silence ; et quel
ques minutes après, il se redressa sur ses genoux, en disant : —Et si on me
voyait chez vous à celte heure, jo serais empoisonné demain. — Courons
avertir M. de Rochebruno.—Il no voudra prendre aucune précaution.—Je
vais faire partir un exprès pour lo bourg.—Vous ne trouverez personne
pour remplir cette commission.—.levais partir moi-même.—Malheureux,
vous seriez tué à deux cents pus d'ici ; restez, restez plutôt pour m’aider à
sauver mes maîtres, s’il y a encore moyen.—Mais c’est horrible. Que faire?
—Le moins de bruit possible, nous avons trois heures devant nous au
moins ; la ronde de l’atelier vient de passer, c'est le commandeur lui-même
qui est venu reconnaître les portos et les fenêtres, c’est lui qui a excité en
grande partie la révolte, c’est un homme terrible 1 Mais on gagnant la pièce
do cannes, près du grand jardin, nous serons sauvés : prenez vos armes, si
umts sommes découverts, vous nous vengerez. Allons! vile, habillez-vous,
vous entrerez dons la chambre do mes maîtresses, sans lumière et sans
bruit; vous leur direz à voix basse co qui on est; vous leur direz que leur
père est déjà parti ut qu’il vous a chargé de les conduire en lieu sûr; enfin
laites vite.
Tout on prenant mes pistolets, je dis a Vieux-Corps : M. du Roche-
brune n’est donc pas aime do son atelier? — C’est le meilleur maître que
nous connaissions ; niais l’esclave qui brise sa chaîne est toujours sans
pitié. Nous sortîmes do ma chambre à pas de loup. — Que va devenir M.
de Uochcbrune? — No vous occupez pas de lui, si nous l’avertissions, il
nous perdrait tous on se refusant à fuir.
Aux colonies, la sécurité est tellement grande, la confiance est si abso
lue que nuit et jour les portes demeurent ouvertes, offrant un libre accès
aux passans. Cette négligence, loin d’être funeste aux créoles, les protège
en ce qu’elle vient au devant do toute surprise et de toute mauvaise action.
J’entrai tout doucement dans la chambre où reposaient les deux sœurs, et
soulevant la moustiquièro du premier lit que jo rencontrai à tâtons, je me
penchai sur Marie qui dormait comme un gracieux et paisible enfant...
Qui est là? — Moi, Alvar.—Dieu! s’écria-t-elle d’une voix étouffée par la
peur.—<'.luit, pour l’amour do Dieu, silence, lui dis-je avec un accent si ten
dre, qu’il mo fit pardonner; levez-vous vite, bien vile et sans lumière, lais
sez ici toutes vos petites richesses, et suivez-moi.—Mais où ?—Où nous at
tend votre père; les nègres sont révoltés, votre vie est menacée, je vous at
tends, Marie, ma hien-aimée, prenez courage.—Oh! ma sœur, nia sœur s’é
cria la pauvre enfant, sauvez ma sœur!...Et Isaure qui dormait à peine,en
tendant ce faible cri, se dressa sur son séant... Je m’approchai tout près de
son oreille et lui répétai co que je venais de dire à Marie...
—Où est mon père? demanda-t-elle îi son tour.
— Il est sauvé ; vite, le temps presse, et je sentis do grosses larmes tomber
sur mes mains. Allons! mesdemoiselles, dit à son tour le vieux nègre qui
avait entendu quelques soupirs, il ne faut pas so désoler, il faut so dépêcher.:
— A demi vêtues, enveloppées chacune d’un ample manteau en mousseli
ne, toutes deux appuyées sur mes bras, elles sortirent de leur chambre,
traversèrent le salon, quitteront la maison par une porte do derrière qui
donnait sur lo grand jardin, et firent une halte sous le berceau qu’avaient
tant chéri nos trois âmes. Vieux-Corps nous guidait avec une intelligence
et une prudence qui n’appartiennent qu’à la race des nègres et des peaux
rouges, ces sauvages du continent si bien représentés par l’Américain Coo
père 11 se couchait à plat ventre, collait son oreille contre terre, écoutait,
marchait à quatre pattes, nous faisait signe d’avancer, et de gîte en gîte it
nous conduisit jusqu’à la lisière de la pièce de cannes qu’il fallait atteindre.
A peine avions-nous fait quelques pas dans celle nouvelle direction, que
Vieux-Corps me prit par le bras et me dit à voix basse : —Vous allez con
tinuer de marcher ainsi, en suivant co sillon que vous voyez là, quand,
vous aurez marché pondant une heure, vous arriverez à un trou, dans le
quel vous descendrez ; vous y resterez jusqu’à ce que je revienne. Si je nfc
reviens pas. vous y attendrez le jour, vous n’en sortirez qu’à la nuit tom
bée, et marchant encore pendant une heure devant vous, vous arriverez
au bourg, et Dieu fera le reste.
Allez doucement, évitez de froisser les cannes, le bruit vous trahirait.
Mais où vas-tu ? — Je vais sauver mon vieux maître ou mourir avec lui.
Nos yeux se mouillèrent de larmes.—Le pauvre nègre prit les mains trem
blantes de ses maîtresses et leur dit : Bon courage ! vous allez revoir votre
père ; moi, je vais savoir ce qui se passe.—Adieu, mon ami, dirent les deux
pauvres femmes.— Vieux Corps disparut.
Q doux souvenir, larmes bénies, douleur bienfaisante ! je me trouvais’
seul avec elles ! seul au monde pour abriter ccs deux divines créatures qui
pour la première fois étaient frappées par le malheur. J’écoutais tous les
bruits, je centuplais toutes mes facultés, j’écartais tous les obstacles, je mau
dissais les pierres et les ronces qui déchiraient les jolis pieds de ces deux
femmes qui n’auraient dû fouler que des tapis. Chacune do leurs frayeurs
électrisait mon aine, chacune de leurs larmes me jetait dans l’oubli le plus
absolu de mes propres dangers. Oh ! que je me maudissais d’être ainsi obli
gé de fuir! Que j'aurais voulu livrer pour elles un combat, et laisser en
échangé de leur salut une vie qui no pouvait plus appartenir qu’à elles!
Toutes deux s’appuyaient également sur moi, ot dans leurs douces étrein
tes, sous leurs doigts frémissons, je retrouvais les élans de leurs petit?
cœurs. Elles me parlaient sans cesse du leur père, et moi, pour les soûla,
ger, pour les encourager, je mentais en leur assurant qu’il était hors do
danger, qu elles allaient tomber dans ses bras. Nous arrivions au terme do
notre course ; la lune qui frappait en plein sur les cannes me laissait aper
cevoir par des clairières le sentier qui conduisait en s’élargissant au lieu de
refuge qui m’avait été indiqué. Tout à coup une lueur rougeâtre nous
frappa et colora d'un reflet lugubre les visages pâles et abattus de mes deux
sœurs. —On eut dit ces brûlons éclairs qui sillonnent la nue avant l’éclat
du tonnerre ! Une clameur sourde et immense monta dans lés airs, et nous
fit tressaillir. — Les deux pauvres enfans se serrèrent contre mon cœur,
et mon cœur palpite oncore! Nous étions arrivés, et fort heureusement,
car je ne conduisais plus les deux créoles, je les portais évanouies. Connu»
pour compliquer los désastres et l’horreur do celle nuit affreuse, le ciel
qui brillait sur nos têtes du feu de toutes ses étoiles, sc couvrit tout à coup
do nuages, et la pluie nous inonda par (orrons. — Elles étaient évanouie,s
je les descendis l’une après l’autre dans les profondeurs du précipice que
m’avait désigné I ieux Corps, et toutes deux mourantes, échevelées, no ma.
dirent quo ces mots: — Mon père! mon père! —11 est là, près de vous, leur
dis-je. — Oh ! j'ai froid! j’ai froid ! ajoutèrent-elles encore ; car je vous l’ai
déjà dit, ces deux anges n’avaient jamais qu’une soulo pensée, qu une seule
voix, qu'un seul sourire et qu’une seule douleur 1 —I essayai, mais en
vain, de réchauffer leurs petites mains dans les miennes, elles étaient gla
cées. — J’arrachai quelques branches de carnpôche, et j allumai un feu pé
tillant qui les rappela à la vie. Oht si vous aviez vu leurs yeux se lever sur
moi pour me remercier de tous los soins que j’avais pris d’elles 1 , si vous
pouviez vous bien figurer ce qu'il y avait de sainte reconnaissance, de
pudeur et de tendresse dans ces deux regards, vous éprouveriez, monsieur,
la plus divine de toutes les sensations do l’ame.
Comme elles reprenaient leurs sens et commençaient à recouvrer la pa
role, j’entendis froisser les cannes autour de notre cachette, et jo m’a nui-
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on devinait il la fois la sultane jalouse et impérieuse, et la douce Margue
rite.
L’autre était une petite merveille dans ce pays du merveilleux. Elle
avait une blonde et fine chevelure bouclée comme celle de sa sœur, et des
joues veloutées que la moindre pensée colorait tout à coup. Ses yeux étaient
d'un bleu limpide aussi pur que l'ame du plus bel ange, et lorsqu’elle les
leva pour me regarder, je sentis qu’ils exerçaient sur moi une puissance
magnétique. J’essaierais en vain do vous détailler ce portrait délicieux;
petits pieds, petites mains, charmant sourire plein de boulé,quoique souvent
empreint de tristesse et de grâce entraînante . voilà ce que je puis dire : le
nègre avait raison, je vous le répète, choisissez si vous le pouvez, entre la
pensée sublime de Byron et do Goethe, et la plus adorable des créations de
'Raphaël.
Ellesso tenaient par la main, et figuraient, ainsi enchaînées,un délicieux
emblème de l’amitié; si vous saviez qu’elle grâce elles mirent dans leur
salut, si vous aviez vu l’expression douce et prévenante de leur physiono
mie, dans cette première entrevue, vous comprendriez l’obstination de
mon souvenir, et vous excuseriez mes longueurs.
— Vous arrivez de la France, monsieur ? médit la plus petite des doux,
avec une voix qui vibre encore dans mon cœur. — Vous avez vu notre
bon frère, reprit l’autre sur le même ton. Kl ces deux timbres mélodieux
me pénétrèrent comme doux notes enchantées ; l'une était l’écho do l’au
tre. ,1e voulus faire une double réponse, mais je tremblais comme une
feuille que tourmente le vent. — .l'ai quitté la France depuis deux mois,
madame, mademoiselle; il y a deux mois j’ai ombrasse votre frère. — La
quelle était Isaure, laquelle Mario? jo n'en savais rien. Les deux petits
anges se prirent à sourire do mon embarras, et ne vinrent pas a mon aide
pour cela. — Et que nous fait dire ce bon Joseph? — Il m'a prié de rendre
a vos deux mains les caresses qu’il m'a faites. — El sans bouderie, sans
effort, sans surprise, je baisai deux gants bien frais, bien parfumés, bien
petits surtout. — Allons, mes enftuis, dit le père, M. de Kerven doit
être fatigué, nous nous reverrons à la collation, voici imo lettre pour vous
deux. Je vais vous montrer votre appartement, M. Alvar, donnez-vous la
peine do me suivre. Les petites fées disparurent, tout entières au bonheur
d’une lecture chérie, elles ne me jetèrent qu'un regard de bonté.... je
m’enfermai dans ma chambre.
J’y demeurai sans pensées, sans mouvement, dans l'une de ces extases
qui n’apparlkmnont qu’à l’ame. — Ceci vous semble étrange ; mais l’atten
tion que vous prêtez a ce simple récit prouve on faveur de votre cœur, cl
vous en serez un jour récompensé par des sensations pareilles.
Ma chambre était d’une coquetterie toute féminine ; la pensée des deux
jolies petites lemmes s’y était certainement arrêtée, car j’étais dans ou
boudoir. Les meubles étaient bleus et blancs, ci en bois d'érable ; du déli
cieuses porcelaines anglaises décoraient ma console, des touffes do fleurs
embaumaient les quatre coins, et si ce n’eût été le lourd soleil qui se per
dait sur mes persiennes vertes, je me serais cru à Paris, dans l'un de ces
ravissans refuges inventés par le luxe moderne.
On frappa à ma porte, et mon guide, que vous connaissez, se présenta :
— Je l’accueillis avec une joie d’enfant; j'avais besoin de l'entendre cau
ser, et, dans mon empressement, j’oubliai la sévérité de 1 étiquette créole
qui défend toute familiarité entre les deux classes blanche et noire; je lui
tendis la main. — Vieux-Corps no comprit pas co mouvement, n’y ré
pondit pas, et me dit : — Vos malles sont déposées la, monsieur. Avez-
vous encore besoin de mes services? — J’ai h te payer d'abord, et puis il
faut que je te parle. — Vous n'ètes donc pas fatigué? — Tiens, prends ce
verre de rhum — (les nègres ne refusent jamais cette libéralité). — Vou
lez-vous que je vous raconte l’histoire de mon père, tue dit Vieux-Corps
en essuyant ses lèvres avec le revers de ses grosses mains, cl en s asseyant
à l’orientale sur une natte, contre lino tendre. — In me diras cela plus
tard. Réponds-moi. Laquelle des doux tilles de M. dollocliebruno se nom
me Isaure? — La plus grande des deux. — Colle qui a de si beaux yeux
noirs? — Oui, celle, qui a si bon cœur. — Elle est mariée, m’as-tu dit ? —
ParbleuOù est son mari? —A la Martinique. — Que fait-il ? —Que
voulez-vous qu'il fasse 1 Quand on a le bonheur, on ne cherche plus rien.
— Ainsi, c'est mademoiselle Marie qui a de si jolis cheveux blonds et un
si joli sourire? — Et qui aime tant les pauvres, ajouta le vieux nègre qui
insistait toujours sur les qualités morales de ses anciens maîtres. — Est-ce
qu’elles n’ont jamais quitté la colonie? Je lui versai un second.verre de
rhum qui disparut plus vite que le premier. — Vous en voulez beaucoup
savoir pour le premier jour, mon maître; elles oui été élevées à Paris, et
n’en sont revenues que depuis deux ans. Ah! il faut les entendre chanter
toutes les deux et jouer du piano: je irai rien entendu de pareil depuis
que lires pauvres oreilles ont renonce au zinzani de non pays. Aussi, quand
elles chantent le soir o que leurs fenêtres sont ouvertes, les nègres quit
tent les cases et viennent so coucher dans la savane pour écouter... C’est
le bon Dieu qui parle alors! — Et tu m’as dit que nniJeinoiscllo Marie avait
souvent refusé sa main?— Je vous l’ai dit, parce que c’est vrai. Vouloz-
vous connaître les noms? — Merci, merci. —Ça inc tromperait bionsi
vous lui plaisiez.— Et pourquoi donc? Je me mordis les lèvres ; j’avais fait
une sotte question, lo nègre riait aux éclats...Pourquoi? je n’on sais rien,
c’est une idée, lit il parcourait toute ma personne a/oc un air dédaigneux
qui expliquait clairement sa pensée. — Vieux-Corps, lui dis-je, tu viendras
touslessoirsici, je Icioueàdeux gourdes par journée. — Oui, monsieur.—
Tu me raconteras l’histoire do ton père, de ta mère... As-tu des frères et
sœurs?—Non.—C’est dommage ; alors tu me diras la tienne.—Vous feriez
peut-être mieux do l’entendre que de songer à mes maîtresses. — Je n’y
songe pas le moins du monde. —C’est, bon, c’est bon; vous y trouveriez
plus de profit.—Maintenant laisse-moi m’habiller. A co soir.
J’achevais à peine ma toilette, qu’un petit nègre, noir commode l’ébène,
me montra ses dents blanches et fines, avec un sourire respectueux, et mu
dit :—On vous attend, monsieur pour la collation, Je sortis.
Mais à propos do collation , me dit le contour, notre souper est servi ;
profitons-en. — Volontiers , vous m’achèverez l’histoire au dessert ; j’y
prends un intérêt qui m’ôte (oui appétit... — lié! fit mon compagnon , jo
vous prie do croire qu’à la collation de M. do Rocliebruno , je mangeai
moins qu’un oiseau-mouche.
III.
Je vous l'ai dit, reprit lo contour, j’avais ot j’ai encore une aine d’artiste.
Me préparant à paraître devant doux femmes jeunes, jolies et distinguées,
j’avais fait u'no toilette toute d’inspiration. Ceci vous semble minutieux,
sans doute ; mais, croyez-en mon expérience, la critique d’une femme est
fine, délicate, infinie; elle môle avec un art indicible les observations mo
rales et physiques , le sacré au profane. Paraître devant une femme de
cœur et d’esprit pour la première fois , c’est chose très difficile; se mon
trer à deux femmes de celte condition, c’est plus que périlleux. Je n’avais,
cependant, pour me guider, que ma pauvre imagination, qui courait toute
échevelée consulter celle que j’aimais. Mon dieu oui, je me figurais que jo
les aimais : vous dire comment, je ned’ai jamais su.
On m’attendait ; M. do Uochcbrune avait conservé son costume ; ce sans-
gêne me fit plaisir , sachant bien que l’on ne fait des façons qu'avec ceux
dont, h> retour déplairait. Les deux sœurs me semblèrent encore plus belles,
quoique i eurs vêtomoris fussent de la plus élégante simplicité. Isaure avait
ini' S < *i nns scs cheveux quelques boutons du Bengale, qui reflétaient sur ses
[ i ! [ Gur douce fraîcheur. Deux petits peignes on nacre retenaient les
dé'In f:S ', SüS noi,s cheveux ; un grand col on valcnciennos couvrait ot
sus .juùi, st ' s ( ‘P au l° s ! une robe de satin perle tombait en larges plis sur
ses nroiilv •"■■"a * vertes brodées d’or, et son charmant visage, encadré dans
voilé riar in-Tn i 1° s ’ illi(Hlc ‘ P nr un sourire d’ange, ressemblait, à moitié
dormie dans la C \ ,CV x UX ’ h 1:1 PQtitc tôte d’une douce colombe en-
blc que les mots S", Après vous av0lr . £ " 1 lo portrait de 1 une, il som-
lit cos deux mervoi 11 PS 11 manquer pour dépeindre l’autre ; mois Dieu, qui
dans scs cheveux • «Vin F rmett [a d en parler.—Marie n’avait rien mis
écharpe on gaze bleuo onvH pas a P 1,ls J oll ° Peur do son jardin ? Une
gnet gauene peuuuinino petite cas „ n i„. -" , ' l " BUH 1 ,U| -
leurs noir brodé d’argent; et tout co polit chef-d’œuvre était éclairé, animé,
embelli par la douce lumière que laissaient tomber les deux plus beaux
yeux bleus qui, je vous lo répète, soient sortis du pinceau de Raphaël. Je
compris que, vivant entre ces doux femmes,jo devais devenir fou,et ma foi,
ce fut bien gaîmenl que je fis mes adieux à la raison. Quo m’avait-elle
rapporté jusqu’alors? — lino vio nulle et creuse , sans bonheur pour mes
journées et sans rêves pour mes nuits! tandis que la charmante folio qui
s’emparait déjà de mon cœur et do mon cerveau, mo montrait tout un pa
radis do délices qu’il fallait savoir mériter.
Ce premier repas, pris dans une famille qui m’ouvrait scs bras, fut gai,
causeur, expansif. Nous nous questionnâmes de part et d’autre sur la
France qu’on regrettait, sur la Guadeloupe que j’aimais ; et les deux sœurs
firent les honneurs do leurs fruits délicieux avec une grâce, une bonté, un
naturel qui me confondirent et me charmèrent... Je me sentais petit,
laid, sot, maladroit, gêné, guindé, ce qui veut vous dire que j’étais amou
reux...—Mais de qui?—Do qui, reprit le contour, cela vous est bien facile
à demander, j’étais amoureux de celle qui me parlait, et quand elles par
laient toutes deux à la lois..., jo n’étais plus qu’un homme sans aine et
sans voix, mon cœur se brisait dans ma poitrine. — Jo vous plains ! —Vous
me plaignez, pourquoi donc? Jo déliais lo plus heureux (les hommes, —
Mais enfin, vous avez fixé votre amour? — l’alicnce, il a bien su se fixer
lui-mêine!
Après la collation, M. de ltochobruue nous proposa de faire en char-a-
liancslo lourde l’habitation . le soleil s’inclinait à l'horizon, la brise de
mer jouait dans les arbres; nous acceptâmes avec joie... Deux belles ju-
mens nous emportèrent au grand trot ; j’étais derrière les deux sœurs qui
se renversaient sur les coussins, me montrant leurs racieux sourires.
Pendant toute la promenade, elles me servirent de cicérone, et dans leur
spirituel et gai bavardage, elles me firent apprécier toutes les richesses de
celte nature sublime qui se multipliait sous nos yeux.
Au retour, nous nous connaissions bien , après le dîner nous étions bons
amis; après lo thé , jo me disais : Tu ne quitteras plus cette maison , lu
n’on sort iras plus ! — Et elles, demandai-je ? — Elles, ma foi jo ne sais pas
ce qu’elles pensèrent. —Lo vieux nègre qui vint le soir dans ma chambre,
m’assura qu’elles no pensaient pas il moi le moins du monde, qu’elles
avaient pour coutume d'être belles, bonnes, douces, aimables pour tous les
amis do leur père et du leur frère, et que je n’avais pas le sens commun.
.le voulus dormir, impossible ; jo voulus lire, impossible; je voulus écrire,
impossible. Je me mis à rêver, cl il résulta de ces rêveries folios ot vaga
bondes, tristes et rieuses, douces ot caressantes, que mon amour, cet aino %
que vous ne comprenez pas encore, cet amour qui battait des ailes sur
deux têtes chéries, il arriva que cet amour sortit de mes rêves, les ailes at
tachées avec une faveur bleue, petit ruban gracieux et modeste, symbole
d’une espérance aussi frêle que le frêle olivier porté par la colombe du
Soigneur aux naufragés de l’arche sainte.
— N'était-Ce pas la couleur de l’écharpe de Marie? — Oui, monsieur.
Quand les premières clartés du jour so répondirent dans ma chambre, il
me sembla que j’habitais un palais enchanté, mon cœur me souriait sans
cesse , et tout fous qu’avaient été mes rêves , le réveil ne nie sembla
pas pénible, la réalité ne me sembla pas impossible. Vous allez me prendre
pour un fat plein de sotte vanité; détrompez-vous, ot pour revenir de celte
opinion, rappelez-vous votre liaison la plus franche ot la plus intime; votre
meilleur ami noie fut-il pas dès le premier jour. Les sympathies ne sonl-
ellcs pas aimantées? Et si l’amitié a do semblables droits, pourquoi l’amour
qui est la poésie do l'amitié en serait-il déshérité? Bref, je fus moins em
barrassé quo la veille vis-à-vis de mes nouveaux amis; je crus aussi m’aper
cevoir que j’étais moins guindé, plus apprivoisé; mais le fou qui s’était
allumé dans mon ame, mo consumait sans pitié; j’avais oublié le monde
entier. — Je prenais, hélas! ma revanche : le monde ne nous oublie-t-il
pas toujours?
Vous dire tous les riens charmons, les demi-mois, les regards, toutes les
pensées secrètes et devinées, tous les battemens do cœur qui me firent
vivre pendant quinze jours, ce serait vous rappeler co que vous savez, si
avec l'ame que je vous crois, vous avez déjà rencontré une aine sœur de la
vôtre. Mais ce qu’il y avait d'étrange dans ce mystérieux et saint trio que
nous faisions, c’est que ma rêverie voltigeait de Marie à Isaure, comme ces
beaux papillons qui se posent sur deux fleurs également belles, les effleu
rant de leurs ailes, craignant de se fixer sur l’une d’elles, et laissant à cha
cune l’azur qui les fait briller. J’aimais Marie comme on aime une vierge
sainle, avec un amour profond ot sans désirs ; sa voix mo faisait oublier
toutes les voix de femmes que j’avais jusqu’à ce jour entendues; je l’aimais
exclusivement, et avec cet enthousiasme, cette ferveur qui animent les mar
tyre mourant pour le Dieu qu'ils adorent ! et j'aimais sa sœur cependant,
je l’aimais avec ce calme du cœur, avec cotte abnégation, ce dévortmont,
cet entrainement enfin, qui ne ressemble à aucun sentiment terrestre, qui
est plus vif que l’amitié, qui est plus vrai quo la passion, et qui ne peut
que descendre du ciel !
Dans le jardin, il y avait un délicieux bosquet couvert de pommes-lianes,
de barbadines et do rosiers, appuyé contre de gros arbres, des tamarins et
des calebassiers. Sous ce frais ombrage, un ruisseau coulait à polit bruit,
('/est là que j’ai passé le plus beau temps de ma vie ; là, assis entre mes deux
sœurs, car je les appelais ainsi, tenant leurs doux mains dans les miennes,
cherchant à deviner dans le son delà voix de Marie une pensée d’amour, et
dans le regard d’Isaure une espérance. C’est là tpio toutes deux m’ont fait la
charmante confidence du leur charmant caractère qui, à l’œil d'un obser
vateur vulgaire, aurait sans doùte paru identique; car ces deux femmes
avaient toujours, et l’une pour l’autre, lo mémo sourire, lo même caprice,
la môme volonté; je no leur accordais cependant, moi. que le même
cœur.
Toutes deux impressionnables, Isaure obéissait plus que sa sœur à la pente
do la rêverie que toutes deux descendaient en se donnant la main. Isaure
était plus constamment grave et sérieuse quo sa sœur ; et cependant, quand
Marie souffrait, lorsqu’une pensée mélancolique s’emparait d’elle, elle exa
gérait sa douleur, et son ame se plaignait d’une voix plus triste. La char
mante fille était extrême dans toutes ses impressions : rieuse, elle vous
obligeait de rire aux éclats; rêveuse, elle faisait couler vos larmes. Isaure
était d’un caractère plus égal ; mais, je le répète, la bonté du cœur était
entre ccs deux anges nu anneau d’or qui les enchaînait à jamais l’un à
l’autre.
C’est sous le dôme embaumé do ce bosquet que j’ai appris l’histoire des
deux sœurs : leur enfance, leur voyage en France, la tendresse qu’avait
pour elles une mère adorée... et les larmes mo reviennent encore quand jo
songe à la piété filiale de Marie, qui me racontait avec do douloureux efforts
les derniers menions de celle que Dieu leur avait enlevée.
Los prédictions de mon vieux nègre ne m’effrayaient plus.— Marie tom
ba malade, et il me fut impossible de la voir. Mais ce malheur même fut
pour moi la nouvelle cause d’une joie ; rassuré sur les suites d’une maladie
peu grave, je fus à même do juger plus profondément les qualités du
cœur d’Isaure, j'y Irouvai un trésor inépuisable d'affection tondre cl
dévouée , un trésor de grâces, d'esprit et de charité. Pendant quelques
jours, elle ne quitta pas la chambre de sa sœur ; mais elle m’écrivit, me
donnant le bulletin exact do sa santé chérie, exprimant tour à tour la joie,
les regrets, l’espérance et la crainte avec cotte délicatesse exquise qui M'ap
partient qu’à la femme, et que si peu de femmes possèdent. Ces lettres au
raient fait enrager un poète, car elles étaient inimitables ; enfin, je revis la
malade, notre correspondance avait plaidé en ma faveur, et bien qu’aucune
parole d’amour n’eût élé encore échangée entre nous, nous nous compre
nions, je crois.
Nous passions nos soirées en famille, causant do la voix et du regard,
nous aimant de toute notre ame. Un soir, en tendant la main à Marie, je
lui dis ces simples mots : — Vous m’aimez.—Oh oui ! répondit-elle, mais
jo crains.—Et je me retirai : ccs mots heureux so répétaient dans mon
ame, comme le cri du pâtre qui roule d’échos en échos par les vallées. —
Je me jetai sur mon lit, ivre de joie, ivre d’orgueil, et chez moi le cœur se
joignit à la tete pour bâtir los plus merveilleux châteaux, pour enchanter
le plus gracieux avenir qui ait jamais doré les rêves du plus ambitieux par
mi les hommes.
IV.
Il était dix heures. La porte do ma chambre céda à une pression vio
lente, et jo vis apparaître lo visage expressif ot heurté de mon nègre Fieux-
Corps. Je n’avais jamais bien pris garde à cet homme, et n’avais considé
ré en lui qu’un domestique intelligent et fidcle. Jo l’examinai en ce mo
ment avccune attention tonte particulière Be grosscsTèvr s rouges étaie
tremblantes, ses yeux tournaient vivemem dans leurs orbites, détachant
sans cesse deux points blancs sur lo fond no:i du visage. Cet' examen me
troubla : —Que me veux-tu?—Maître, me répondit-il avec une gravité
qui m’aurait fait rire en toute autre circonstance, vous n’avez jamais vou
lu entendre l’histoire de mon père ot la mienne, vous avez ou tort.—Eh
bien ! raoonte-la, je t’écoute, et jo me mis à sourire de mes sottes frayeurs.
—Ah! fit le vieux nègre, il est trop tard maintenant!—Trop lard?—Jéstisl
oui, si vous m’aviez écouté, vous auriez appris à connaître los nègres, et
vous auriez pu donner do bons avis à M. do ltochobruue, qui n’est pas as
sez sage pour sc lier à Vieux-Corps'.—Ah ça! t’expliqueras-tu?—Maître,
il est plus de dix heures, et à deux heures du matin toute cette belle habi
tation sera livrée au feu ; cette maison, que comme moi vous aimez tant,
disparaîtra ; mes deux jolies maîtresses dont vous êtes si amoureux, n’exis~
teront peut-être plus!—Es-tu devenu fou, Vieux-Corps ? m’écriai-je, en
sautant à bas de mon lit? quel conte me fais-tu là? Le vieux nègre secoua
la tête et la laissa retomber sur sa poitrine avec ces mots: — Les blancs
sont tous les mêmes, ils no veulent croire à rien; attendez donc.—Mais qui
t’a dit?—Le nègre mo montra scs deux oreilles avec un geste expressif ;
puis il ajouta :—Jo me doutais de quelque complot depuis long-temps, ou
avait essayé do sonder ma bonne volonté et j’avais surpris des causeries dans
les veillées, qui mo faisaient redouter la nuit qui sc prépare. J’ai averti no
tre maître, je l’ai averti au péril de nui vie, et si... 11 se jeta tout à coup la
face contre terre, me faisant signe de la main de garder le silence ; et quel
ques minutes après, il se redressa sur ses genoux, en disant : —Et si on me
voyait chez vous à celte heure, jo serais empoisonné demain. — Courons
avertir M. de Rochebruno.—Il no voudra prendre aucune précaution.—Je
vais faire partir un exprès pour lo bourg.—Vous ne trouverez personne
pour remplir cette commission.—.levais partir moi-même.—Malheureux,
vous seriez tué à deux cents pus d'ici ; restez, restez plutôt pour m’aider à
sauver mes maîtres, s’il y a encore moyen.—Mais c’est horrible. Que faire?
—Le moins de bruit possible, nous avons trois heures devant nous au
moins ; la ronde de l’atelier vient de passer, c'est le commandeur lui-même
qui est venu reconnaître les portos et les fenêtres, c’est lui qui a excité en
grande partie la révolte, c’est un homme terrible 1 Mais on gagnant la pièce
do cannes, près du grand jardin, nous serons sauvés : prenez vos armes, si
umts sommes découverts, vous nous vengerez. Allons! vile, habillez-vous,
vous entrerez dons la chambre do mes maîtresses, sans lumière et sans
bruit; vous leur direz à voix basse co qui on est; vous leur direz que leur
père est déjà parti ut qu’il vous a chargé de les conduire en lieu sûr; enfin
laites vite.
Tout on prenant mes pistolets, je dis a Vieux-Corps : M. du Roche-
brune n’est donc pas aime do son atelier? — C’est le meilleur maître que
nous connaissions ; niais l’esclave qui brise sa chaîne est toujours sans
pitié. Nous sortîmes do ma chambre à pas de loup. — Que va devenir M.
de Uochcbrune? — No vous occupez pas de lui, si nous l’avertissions, il
nous perdrait tous on se refusant à fuir.
Aux colonies, la sécurité est tellement grande, la confiance est si abso
lue que nuit et jour les portes demeurent ouvertes, offrant un libre accès
aux passans. Cette négligence, loin d’être funeste aux créoles, les protège
en ce qu’elle vient au devant do toute surprise et de toute mauvaise action.
J’entrai tout doucement dans la chambre où reposaient les deux sœurs, et
soulevant la moustiquièro du premier lit que jo rencontrai à tâtons, je me
penchai sur Marie qui dormait comme un gracieux et paisible enfant...
Qui est là? — Moi, Alvar.—Dieu! s’écria-t-elle d’une voix étouffée par la
peur.—<'.luit, pour l’amour do Dieu, silence, lui dis-je avec un accent si ten
dre, qu’il mo fit pardonner; levez-vous vite, bien vile et sans lumière, lais
sez ici toutes vos petites richesses, et suivez-moi.—Mais où ?—Où nous at
tend votre père; les nègres sont révoltés, votre vie est menacée, je vous at
tends, Marie, ma hien-aimée, prenez courage.—Oh! ma sœur, nia sœur s’é
cria la pauvre enfant, sauvez ma sœur!...Et Isaure qui dormait à peine,en
tendant ce faible cri, se dressa sur son séant... Je m’approchai tout près de
son oreille et lui répétai co que je venais de dire à Marie...
—Où est mon père? demanda-t-elle îi son tour.
— Il est sauvé ; vite, le temps presse, et je sentis do grosses larmes tomber
sur mes mains. Allons! mesdemoiselles, dit à son tour le vieux nègre qui
avait entendu quelques soupirs, il ne faut pas so désoler, il faut so dépêcher.:
— A demi vêtues, enveloppées chacune d’un ample manteau en mousseli
ne, toutes deux appuyées sur mes bras, elles sortirent de leur chambre,
traversèrent le salon, quitteront la maison par une porte do derrière qui
donnait sur lo grand jardin, et firent une halte sous le berceau qu’avaient
tant chéri nos trois âmes. Vieux-Corps nous guidait avec une intelligence
et une prudence qui n’appartiennent qu’à la race des nègres et des peaux
rouges, ces sauvages du continent si bien représentés par l’Américain Coo
père 11 se couchait à plat ventre, collait son oreille contre terre, écoutait,
marchait à quatre pattes, nous faisait signe d’avancer, et de gîte en gîte it
nous conduisit jusqu’à la lisière de la pièce de cannes qu’il fallait atteindre.
A peine avions-nous fait quelques pas dans celle nouvelle direction, que
Vieux-Corps me prit par le bras et me dit à voix basse : —Vous allez con
tinuer de marcher ainsi, en suivant co sillon que vous voyez là, quand,
vous aurez marché pondant une heure, vous arriverez à un trou, dans le
quel vous descendrez ; vous y resterez jusqu’à ce que je revienne. Si je nfc
reviens pas. vous y attendrez le jour, vous n’en sortirez qu’à la nuit tom
bée, et marchant encore pendant une heure devant vous, vous arriverez
au bourg, et Dieu fera le reste.
Allez doucement, évitez de froisser les cannes, le bruit vous trahirait.
Mais où vas-tu ? — Je vais sauver mon vieux maître ou mourir avec lui.
Nos yeux se mouillèrent de larmes.—Le pauvre nègre prit les mains trem
blantes de ses maîtresses et leur dit : Bon courage ! vous allez revoir votre
père ; moi, je vais savoir ce qui se passe.—Adieu, mon ami, dirent les deux
pauvres femmes.— Vieux Corps disparut.
Q doux souvenir, larmes bénies, douleur bienfaisante ! je me trouvais’
seul avec elles ! seul au monde pour abriter ccs deux divines créatures qui
pour la première fois étaient frappées par le malheur. J’écoutais tous les
bruits, je centuplais toutes mes facultés, j’écartais tous les obstacles, je mau
dissais les pierres et les ronces qui déchiraient les jolis pieds de ces deux
femmes qui n’auraient dû fouler que des tapis. Chacune do leurs frayeurs
électrisait mon aine, chacune de leurs larmes me jetait dans l’oubli le plus
absolu de mes propres dangers. Oh ! que je me maudissais d’être ainsi obli
gé de fuir! Que j'aurais voulu livrer pour elles un combat, et laisser en
échangé de leur salut une vie qui no pouvait plus appartenir qu’à elles!
Toutes deux s’appuyaient également sur moi, ot dans leurs douces étrein
tes, sous leurs doigts frémissons, je retrouvais les élans de leurs petit?
cœurs. Elles me parlaient sans cesse du leur père, et moi, pour les soûla,
ger, pour les encourager, je mentais en leur assurant qu’il était hors do
danger, qu elles allaient tomber dans ses bras. Nous arrivions au terme do
notre course ; la lune qui frappait en plein sur les cannes me laissait aper
cevoir par des clairières le sentier qui conduisait en s’élargissant au lieu de
refuge qui m’avait été indiqué. Tout à coup une lueur rougeâtre nous
frappa et colora d'un reflet lugubre les visages pâles et abattus de mes deux
sœurs. —On eut dit ces brûlons éclairs qui sillonnent la nue avant l’éclat
du tonnerre ! Une clameur sourde et immense monta dans lés airs, et nous
fit tressaillir. — Les deux pauvres enfans se serrèrent contre mon cœur,
et mon cœur palpite oncore! Nous étions arrivés, et fort heureusement,
car je ne conduisais plus les deux créoles, je les portais évanouies. Connu»
pour compliquer los désastres et l’horreur do celle nuit affreuse, le ciel
qui brillait sur nos têtes du feu de toutes ses étoiles, sc couvrit tout à coup
do nuages, et la pluie nous inonda par (orrons. — Elles étaient évanouie,s
je les descendis l’une après l’autre dans les profondeurs du précipice que
m’avait désigné I ieux Corps, et toutes deux mourantes, échevelées, no ma.
dirent quo ces mots: — Mon père! mon père! —11 est là, près de vous, leur
dis-je. — Oh ! j'ai froid! j’ai froid ! ajoutèrent-elles encore ; car je vous l’ai
déjà dit, ces deux anges n’avaient jamais qu’une soulo pensée, qu une seule
voix, qu'un seul sourire et qu’une seule douleur 1 —I essayai, mais en
vain, de réchauffer leurs petites mains dans les miennes, elles étaient gla
cées. — J’arrachai quelques branches de carnpôche, et j allumai un feu pé
tillant qui les rappela à la vie. Oht si vous aviez vu leurs yeux se lever sur
moi pour me remercier de tous los soins que j’avais pris d’elles 1 , si vous
pouviez vous bien figurer ce qu'il y avait de sainte reconnaissance, de
pudeur et de tendresse dans ces deux regards, vous éprouveriez, monsieur,
la plus divine de toutes les sensations do l’ame.
Comme elles reprenaient leurs sens et commençaient à recouvrer la pa
role, j’entendis froisser les cannes autour de notre cachette, et jo m’a nui-
I
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