Titre : Revue du Havre et de la Seine-Inférieure : marine, commerce, agriculture, horticulture, histoire, sciences, littérature, beaux-arts, voyages, mémoires, mœurs, romans, nouvelles, feuilletons, tribunaux, théâtres, modes
Éditeur : [s.n.] (Havre)
Date d'édition : 1841-12-26
Contributeur : Morlent, Joseph (1793-1861). Directeur de publication
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb32859149v
Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
Description : 26 décembre 1841 26 décembre 1841
Description : 1841/12/26. 1841/12/26.
Description : Collection numérique : BIPFPIG76 Collection numérique : BIPFPIG76
Description : Collection numérique : BIPFPIG76 Collection numérique : BIPFPIG76
Description : Collection numérique : Fonds régional :... Collection numérique : Fonds régional : Haute-Normandie
Description : Collection numérique : Nutrisco, bibliothèque... Collection numérique : Nutrisco, bibliothèque numérique du Havre
Description : Collection numérique : Bibliographie de la presse... Collection numérique : Bibliographie de la presse française politique et d'information générale
Droits : Consultable en ligne
Identifiant : ark:/12148/bpt6k923391j
Source : Bibliothèque municipale du Havre, Y2-123
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 28/05/2014
5
La lueur accoutumé brilla tout à coup au balcon du palais ; Bellina de
mi-nue y devançait déjà mon arrivée... déjà elle jetait l'échelle à nœuds...
Quelle fut ma surprise !... une autre barque que la mienne arrivait sous
sa fenêtre... et un autre que moi y monta !!
Mon haleine était suspendue, mes yeux étaient fixés sur ce balcon: l’in
connu se présenta ; la main blanche de Bellina l’attira ; il sauta légère
ment... et tout fut dit !...
Nous touchions au pied du palais.
Immobile, je croyais rêver ; la croisée se referma , la lampe disparut ;
je restai là les yeux ébahis, la bouche béante...
— Bellina ! oh ! non, c’est impossible.
— Tu te trompes, jeune homme, dit le pêcheur noir; tu viens le lundi
et le jeudi, toi ; tout le reste de la semaine appartient à l’autre.
Je fus terrifié... puis, je mécriai avec fureur :
— Et comment savez-vous ?...
— Oh ! c’est que j’ai la confiance de Bellina, me répondit-il avec un
sourire infernal, et je puis te l’envoyer à l’instant, si tu veux.
Aussitôt, s’élançant sur les rochers qui servent de fondation au palais,
il disparut-subitement à mes yeux.
Mon isolement ranima mon indignation ; je ne compris plus ce que j’a
vais à faire, là où mes douces croyances venaient d’être si brusquement
brisées. Je virai de bord, larguai la voile, car une burrasca menaçait, et
je me préparai à reprendre la route du MoloNuovo, en passant sous ce
fatal balcon, où quelques minutes avaient usé toute une vie d’amour.
Je ne m’occupais plus du pêcheur noir ni de sa promesse, le considé
rant comme un fou que le hasard avait placé dans cette barque.
Je venais à peine de dépasser la fenêtre de Bellina, lorsqu’une clarté
nouvelle y parut.
Tout à coup des gémissemens étouffés arrivèrent jusqu’à moi : la fenê
tre s’ouvrit brusquement, la figure Oamboyante du pêcheur noir m’appa
rut sur le balcon, une voix qui n’avait rien d’humain s’écria : « Tiens, je
te l’envoie ; » et presque au même Instant deux corps inanimés tombèrent
lourdement dans la mer!!....
Il me sembla qu’un poids immense tombait en même temps sur mon
cœur, et m’Ôtait le sentiment de la vie.
La burrasca qui souillait du ponente me conduisit où elle voulut. On
me recueillit, à la pointe du jour, au delà de Gènes, près de. Rappalo...
où je restai quelques jours. Là un de mes anciens compagnons de plai
sirs vint me voir, et, toujours au courant de la chronique des ménages,
il me raconta l’histoire du jour... c’était la mienne! Seulement j’appri
que mon sournois de pêcheur, c’était le mari!... Je n’y pus tenir... Oh
m’écriai-je, heureusement ce n’était pas mon jour!!
LORD WIGMORE.
1 ■■■■■ l J!^. Ml
UN ENFANT.
ANECDOTE DE L’ÉMIGRATtON.
Vers les premières années de l'émigration, un Français distingué, qui
fut ministre dans sa patrie, s'était réfugié à Vienne. Jeune encore, il pos
sédait déjà cette fine urbanité de mœurs, cette politesse achevée des
cours et tout ce noble caractère qui, plus tard, lui ont acquis parmi les
hommes d’état de la restauration une haute célébrité. Voyageur modeste
et instruit, en même temps remarquable par sa naissance. M. N... fut re
cherché dans les salons de l’aristocratie autrichienne. Sa figure un peu
mélancolique, scs manières parfaites, les circonstances de son exil ré
pandaient sur sa personne un charme que toutes les femmes avaient
senti et dont plusieurs ne s’étaient pas défendues. Elles lui trouvaient
l’organe le plus doux et les plus belles mains de page. On va loin dans
le monde avec ces mérites.
Il assistait un soir à un souper d’apparat chez l’un des dignitaires de la
cour impériale. La conversation engagée sur les événemens politiques de
la France prit naturellement une tournure personnelle à M. N... qui,
dans cette réunion, représentait seul par hasard la noblesse expatriée.
Objet de la curiosité générale, il fixa surtout l’intérêt de son voisin de
table, baron allemand de première gravité, convive d’une rondeur assez
spirituelle, et causant de toutes choses avec celte gaîté mangeante dont
le vin surexcite à propos la verve et la digestion. Après avoir fréquem
ment promené sous le nez de M. N... sa tabatière d’or émaillé de bril-
lans, il finit par lui demander, avec un sourire affable, l’honneur de sa
visite dans ses terres, à quelques milles de Vienne. Ce personnage avait
plusieurs châteaux, les clés de chambellan, l’oreille du prince, une fem
me ravissante, et je ne sais plus combien de quartiers : le Français ac
cepta.
Le lendemain de cette soirée, un de ces lourds carrosses, dont les Al
lemands se servent encore, s’arrêta devant le domaine héréditaire du ba
ron. Les abords pittoresques de cette demeure séduisirent l’étranger au
tant que les façons toujours aimables de son hôte. Une double rangée
d’arbustes précieux conduisait à l’entrée principale dont l’ogive hérissée
d’herbe, les tourelles empanachées de girouettes et les baltans de chêne
noircis invitaient le salut des passans, tant elle était vieille dans leur mé
moire. On y voyait les armoiries de la maison, sculptées en pierre au
milieu de l’entablement, et coiffées de la couronne héraldique. Sous la
voûte de la porte était suspendu le corps desséché d’un très gros pois
son, monument dont l’origne se perdait dans les mêmes ténèbres que celle
de la noble famille. Historique débris d’une forteresse à demi-ruinée au
dix-septième siècle, ce manoir avait été réparé selon le goût de l’archi
tecture moderne; mais, grâce aux massifs de sapins groupés à l’extérieur
et sous les murs de manière à rompre les plus discordantes lignes de sa
face nouvelle, le chfdeau du baron n’était pas précisément un anachro
nisme. Cette mésalliance des formes empruntait d’ailleurs un peu de poé
sie à l’esprit des détails. Les meurtrières du moyen-âge n’étaient plus que
des fenêtres pacifiques, étroites en vérité pour deux, mais élégantes par
le vert coquet de leurs jalousies. Les flèches du pont-levis disparaissaient
dans l’aubépine; par l’exhaussement graduel du sol, le fossé s’alongeait
maintenant en terrasse ; la bri |ue de ses parapets servait de piédestal
commun à d’innombrables caisses de (leurs, et ries sarmens de vigne ra
bougris mordaient de toutes parts le revêtement des murailles. La phy
sionomie de ce séjour, moitié féodal, moitié bourgeois, révélait en même
temps les souvenirs de la chevalerie, le calme de la vie aux champs et a
mystérieuse présence d’une jolie femme.
Au milieu de l’avenue, le chambellan saisit le bras de M. N... : <. Re
gardez là 1ns, dit-il, au rez-de-chaussée, la seconde fenêtre. »
Lejeune homme leva les yeux. La jalousie de cette croisée, faisant
saillie en dehors, découvrait, entre le treillis de scs lattes et la balustrade
tapissée de roses, un espace vide et sombre par où la vue plongeait dans
le salon. Immobile sous le rellet de ce demi-jour, une tête de femme était
penchée; charmante et blonde, elle s'inclinait sur un livre; cl les boudes
qui s’en déroulaient sur de blanches et fugitives épaules ajoutaient à cette
apparition quelque chose des langueurs éplorées d’un saule, au bord des
prairies. La baronne avait une robe jaune clair et des mitaines noires
qui lui venaient au coude ; elle était extrêmement pâle, mais de cette pâ
leur qui annonce plutôt une organisation délicate et le repos des sens que
l’empreinte douloureuse de la maladie. A celte vue, M. N... se repentit
d’avoir quitté Vienne.
Quelques jours après cette rencontre, et malgré sa crainte ingénue,
notre émigré était encore l’hôte du chambellan. Les heures avaient passé
si vite en compagnie du baron et de sa femme, qui était vraiment une
délicieuse créature, que les souvenirs de la pa rie avaient fait place dans
l’imagination du Français aux rêveries du platonisme germarique ; il lais
sait volontiers son ame errer dans les sapins et sa pensée flotter, comme
une vedette, aux fines tourelles du manoir; au milieu des nuits, ce n’é
tait pas toujours l’ascension voluptueuse de la lune sur l’horizon qu’il
épiait par l’ouverture alongée de sa fenêtre, et le bâton de voyageur lui
pesait à reprendre.
Ils avaient une fois dîné tous les trois, comme gens de vieille amitié,
Tt avec plus d’abandon que de coutume, sur la terrasse du château. Le
charme du plein air, le parfum mourant des caisses et la magnificence
du couchant les entraînèrent à une de ces causeries où chacun s’écoute
dans ses propres discours. On parla de jardinage, de diplomatie, de stra
tégie, des Viennoises, du bonheur domestique; et, à ce dernier sujet, le
Français ne put s’empêcher de remarquer haut et avec courtoisie qu’il
avait entin trouvé le plus parfait modèle d’un excellent ménage.
— Monsieur, dit le baron, nous n’avons pas d’enfans.,.
A cette observation si naturelle, la physionomie des trois convives se
revêtit de tristesse, et le jeune émigré s’inclina comme pour demander
pardon d’avoir involontairement réveillé la mélancolie de ses hôtes. Mais
le coup était porté.
— Non, monsieur, nous n’avons pas d’enfans, et... nous n’en espérons
plus, ajouta le chambellan en se tournant vers sa femme qui baissa les
yeux.
Et ce n’est pas, continua-t-il en jetant sur M. N... un singulier regard,
ce n’est pas le lien du sang qui m’attire, mon ami, et encore moins cet
orgueil roturier d’avoir fait souche qui me complaît et m’enchanterait dans
la paternité; non, croyez-le bien, je vous prie, mes idées sont plus avan
cées, plus sympathiques à l’espèce. L’égoïsme de la famille me semble ri
dicule et plat; je prévois même le jour où il sera complètement détruit.
C’est moins le fait que l’illusion de la paternité que j’ambitionne. Je vou
drais un enfant pour la gloire et non pour les droits d’être père; je vou
drais un enfant pour que mon nom, porté noblement par mes ancêtres et
honnêtement par moi, ne fût point enseveli dans ma tombe; je voudrais
un enfant pour que cette maison que j’aime, ces arbres que j’ai plantés
jeune, et qui vieux in’ont abrité ; pour pour que mes sapins, mes Heurs
eussent un gardien et on maître; je voudrais un enfant, afin que tout ce
qui me fut cher me saluât vivant dans un autre moi-même, bût à ma santé
comme si j’étais à table, et me souhaitât ma fête à mon effigie ; je voudrais
un enfant pour que Thérèse que voici, et qui me fermera les yeux, eût
après moi un soutien, un conseil, un ami...
Et comme il diseit ces mots, le baron s’arrêta et baisa affectueusement
les mains de sa femme dont les joues se mouillaient de larmes.
— Mais n’avez-vous donc pas même un héritier? répliqua le Français
ému des larmes du vieillard.
— Un héritier ! monsieur, s’écria le chambellan avec vivacité , et voilà
précisément ce qui m’épouvante ; un héritier! je ne veux pas d’héritier !
L’héritier, jeune homme, c’est le cauchemar ailé qui s’abat sur votre poi
trine et s’y cramponne avec des ongles; c’est le valelqui siffle tandisqu’on
vous confesse; c’est le fossoyeur qui rejette sur votre bière, avec sa pelle,
l’éternité et l’oubli ; l’héritier, c’est la bête de l’Apocalypse, c’est le spec
tre Banco. Il s’asseoit à côté de vous, regarde vos lèvres boire, et comp
te les plats. Si vous pleurez, il rit; vous riez, et il pleure; vous êtes mai
gre, et il engraisse. Vos songes de mort font ses rêves de fortune et d’a
mour. Monsieur, l’héritier a toutes les passions , tous les vices, toutes les
difformités ; l’héritier est gourmand, libertin, joueur, boiteux, ingrat; il a
l’œil faux et toujours le nez tordu. Fréquemment, par une calamité plus
diabolique, sa gtiffe est caressante et son visage est masqué. L’héritier,
c’est le cercueil debout, inexorable , animé, bourreau ; et je veux vivre,
moi ; je veux vivre, monsieur, pour ma femme, pour vous, pour notre en
fant; carje veux un enfant!...
Le bon Allemand couvrit sa figure des deux mains avec tous les s’gnes
d’une grande douleur.
— Alors, dit M. N..., que n’adoptez-vous quelqu’un?
Le baron hocha ironiquement la tête.
— Adopter ! jeune homme, vous ne m’avez pascompris. Adopter? mais
si vous m’ôtez l’illusion de la paternité , il ne m’en reste que le fardeau !
autant vaudrait l’héritier. Il me faut un enfant... de ma femme... Il m'en
faut un... à tout prix... entendez-vous?
Au lieu de répondre, le Français regarda la baronne : elle avait dis
paru.
Le lendemain de celte conversation, M. N..., descendant de son appar
tement, s’aperçut qu’une activité extraordinaire régnait dans la maison.
Les chiens étaient accouplés , les piqueurs en selle ; tout le château avait
une tournure de fête et de joie; il était question d’une chasse, e. on se
rassemblait pour le départ. Le chambellan avait une réputation de chas
seur infatigable; quelquefois il restait plusieurs jours sur les traces de la
bête sans rentrer au logis; et la répugnance de M. N... pour cet exercice
était la seule imperfection qu’il eût reconnue dans son hôte.
— Puisque vous n’êtes pas des nôtres , lui dit-il, au moins présiderez-
vous au départ. Du balcon de ma femme, on découvre parfaitement nos
plaines; la baronne vous invite à y monter pour voir lancer les chevaux
et donner la meute. Nous avons ici, monsieur, d’aussi bous bassets qu’en
France.
M. N... suivit le chambellan qui, ouvrant avec mystère la porte d’un
corridor, et marchant à pas comptés, le précéda vers une cloison vitrée
d’où il était facile d’apercevoir l’intérieur de l’appartement. La dame était
assise sur un sofa, vêtue de la robe jaune clair, et gantée des mitaines
noires que le Français connaissait bien et qu’elle avait reprises ce jour-
là, peut-être par coquetterie. Scs yeux étaient moins pâles, son regard
plus distrait ; elle riait avec un oiseau. Il y avait tant de mollesse et de sé
duction dans sa pose, que les deux hommes qui étaient là, derrière ce vi
trage, s’arrêtèrent d’un commun accord et en silence pour la regarder. A
a lin, comme les chevaux s’impatientaient dans la cour, le baron sortit le
premier de sa rêverie, et, ouvrant vile la seconde porte, dit gravement à
M. N... : « Entrez donc; lâchasse attend. »
La porte se referma, et le bruit des pas du baron s’affaiblit dans le
corridor. Alors, les chiens aboyèrent cous le balcon, le cor résonna dans
les hauts sapins, la chasse partit avec fracas; les maîtres, les valets, et
toutes leurs clameurs se répandirent au loin ; la baronne et le Français
jetèrent un dernier regard préoccupé sur le nuage de poussière qui s’é
leva, et se retirèrent sous les rideaux du salon pour éviter les brûlans
rayons du soleil ; l’antique édifice reprit lentement le calme de ses années,
et on n’entendit plus que la voix monotone de la cigale qui criait sous les
charmilles...
Environ six ans après cette partie de chasse, M. N... repassait par
Vienne. Le directoire rouvrait le sein de la patrie à l’émigration. Bien que
le jeune Français éprouvât un désir ardent de toucher la frontière, il ne put
vaincre son envie de revoir le château du chambellan; et un matin, seul,
à pied, de très banne heure, il se mit en route par des chemins qu’ii avait
parcourus deux fois, et qu’il n’avait pas oubliés. Après une courte mar
che , ce ne fut pas sans une émotion profonde qu’il reconnut l’avenue, les
armoiries gothiques, la voûte au grand poisson. La fenêtre du rez-de-chaus
sée, avec ses roses et sa fraîche jalousie, était toujours entr’ouverte ; une
tête blonde s’y montrait même encore , mais c’était uniquement la tête
d’un petit garçon qui faisait une moue fort drôle à l’étranger, et le regar
dait venir en ouvrant des yeux énormes. M. N... reçut le plus aimable
accueil du baron et de sa femme.
Tandis qu’ils s’entretenaient de leur séparation, le chambellan sortit,
et rentra bientôt amenant par la main le petit garçon que l’émigré avait
aperçu de l’avenue.
— Monsieur, dit le baron, je vous en prie, serrez long-temps cet enfant
sur votre cœur ; sa naissance se rattache à l’époque de votre séjour ici,
et, par cette circonstance, nous est doublement chère ; les souvenirs de
votre amitié sont inséparables désormais pour nous de la plus haute faveur
que le ciel nous ait faite, et sans doute le dieu du mariage n’est autre que
le dieu de l’hospitalité.
M. N... attira l’enfant vers ses genoux et l’embrassa comme un père.
ANDRÉ DELRIEU.
■ m si O r?
MA MIE BABICHON,
OU LA FIN DE L’OPÉRA-COMIQUE.
Ma mie Babichon, cet amusant personnage du vaudeville intitulé ;
Madame Favart, n’est pas, comme on pourrait le croire , un être fan
tastique et de raison. Ma mie Babichon était, comme vous vous en dou
tez , un nom de guerre , et je vous dirai tout-à-l’heure comment il lui
échut. Son véritable nom était celui que porte une des plus aimables ac
trices des Variétés, celui de votre serviteur, qui n’est parent ni de l’une ni
de l’autre ; enfin Ma mie Babichon s’appelait mademoiselle Sauvage.
Encore enfant, elle débuta à la foire Saint-Laurent, avec d’autres ar
tistes de son âge, dan3 un opéra-comique intitulé la Nièce vengée. Au
prologue, la Rancune, comédien de campagne, venait annoncer que la
charrette qui portait ses camarades avait versé; que tous, plus ou moins
éclopés, se trouvaient hors d’état de paraître. Il offrait en rcrnp’acement
isenfans, pour lesquels il réclamait l’indulgence en ces termes :
S’ils n’ont pas l’honneur de vous plaire,
Epargncz-les ; c’est moi, messieurs,
Qui dois porter votre colère...
J’ai fait la pièce et les acteurs.
, - O w J--'"-
noûment elle disait en s’adressant au parterre :
« Messieurs,
»Si quelqu’un de vous veut épouser une petite veuve, je suis à lui, et
je vous assure qu’il trouvera mieux qu’il ne croit.
Ant : Amour est un voleur.
J’ai, sous des cheveux gris.
L’humeur assez jolie ;
Sans trop de flatterie,
Jo vaux mieux que mon prix.
Vive, fringante et preste,
On me trouve encor des appas.
Et zeste, zeste, zeste,
Bien des jeunes filles n’ont pas
Un si beau reste.
La pièce, qui était de Panard, se terminait par un charmant vaudevill
resté dans la mémoire des amateurs, et dont le refrain est :
Les petits valent bien les grands.
Le tout eut un succès prodigieux; mais surtout on ne se lassait pas de
voir et d’entendre la petite tante, car le nom lui resta pendant long
temps.
C’est encore pour elle et le petit Bondet, autre enfant merveilleux, que
Panard avait fait ce couplet :
LE PETIT 110ÜBET.
Il faut, par un remercîment.
Payer votre applaudissement.
Tenez, voilà pour vous, mesdames.
{Il fait un entrechat.)
LA PETITE TANTE.
Si Pierrot danse pour les femmes,
Que vos rœurs n’en soient pas jaloux.
Tenez, messieurs, voilà pour vous.
(Elle fait un entrechat.)
Enfin, dans un autre ouvrage du même auteur, la petite tante chantais
ce couplet :
Au Grand-Opéra l’on demande
Du grave et du beau, qui soit bon ;
On y va pour la Sarabande,
Et chez nous pour le Cotillon.
La sarabande et le cotillon étaient des danses de ce temps-là.
J’ai cité tous ces couplets gaillards pour monirer à quelle école avait
été élevée notre héroïue, et pour expliquer les aventures que je vais ra
conter.
La petite fantc était devenue grande fille. Favart, juste appréciateur
du talent, l’avait distinguée, et, lorsqu’il fut nommé directeur de l’Opéra-
Comique pour le compte du grand Opéra, alors seigneur suzerain de tout
ce qui chantait, il l’attacha à son entreprise et lui fit des rôles dans ses
pièces. C’est de l'Ecole des Amours grivois, opéra-comique de Favart, à
l’occasion des victoires de Louis XV en Flandre, que date la grande répu
tation de Mlle Sauvage. C’est là qu’elle créa le rôle de Ma mie Babichon,
paysanne naïve, personnage épisodique, qui n’arrivait qu’à la fin delà
pièce avec le niais Nicodéme, pour chanter des couplets non rimés, et
danser un menuet grotesque. Voici celte scène, remarquable par sa agi-
vrnt/k
MA. MIE BABICnOIT.
Que fais-tu là-bas,
Tout droit comme un I ?
Approche donc Nicodéme.
On sc fait bien aise,
Et tu restes là
Ni plus ni moins qu’une souche.
Je m’ sens en humeur;
C’est que j’ voudrais bien
Danser un petit branle.
Allons, gros butor.
Faist-moi faire un saut
En l’honneur de la France.
NICODÉME.
Ma mie Babichon,
C’est que j’ n’osais pas
Danser devant tout le monde.
J’aim’ tant à danser.
Que souvent tout seul
Je dans’ dans not’ grange.
Quoiqu’ ça n’ paraisse pas,
Je suis un gaillard
Comme était mon grand-oncle;
Je suis un peu lourd,
Mais qvand j’suis en train
J’ vas plus long-temps qu’un autre.
{Ils dansent.)
Il paraît que grâce au jeu des acteurs l’effet de celte scène fut extraor
dinaire, incroyable, étourdissant, tel enfin que Favart, pour contenter le
public, se vit obligé de reproduire dans une seconde pièce {les Fêtes pu
bliques), puis dans une troisième {le Bat de Strasbourg), ces deux per
sonnages accueillis avec lant d’enthousiasme.
Alors le nom de l’actrice disparut encore sous celui du rôle, et Mlle
Sauvage fut pour tout Paris : Ma mie Babichon.
On pense bien qu’un tel triomphe n’avait pas peu développé les dispo
sitions audacieuses, effrontées même de la jeune élève de la foire. Il ar
riva ce que nous voyons chaque jour se renouveler dans nos théâtres ; les
prétentions, les exigences de l’actrice en vogue augmentèrent en raison
de son succès ; de là, indisposition dès qu’on avait quelque partie avec un
beau mousquetaire noir ou gris; demande de congé pour sc refaire au châ
teau d’un galant fermier-général ; puis l’inexactitude aux répétitions, les
refus de rôles, la suffisance avec 1rs auteurs, l’impertinence avec les cama
rades; enfin, ma mie Babichon devint une créature insupportable, comme
la plupart (je dis la plupart et non tous) de nos artistes à réputation qui
sont ou se croient indispensables.
Un jour, on répétait le Trompeur trompé, de Vadé ; Claïrval, qui ve
nait de sauter de la boutique d’un perruquier sur les planches de l'Opéra-
Comique, transition qu’il n’oublia jamais et qui causale refus du Barbier
de Séville, de Beaumarchais ; il ne voulait pas rappeler au public son pre
mier état; Clairval qui commençait, à la Foire, l’immense réputation
lui valut plus tard tant de succès à la Comédie-Italienne et auprès ae|i
belles dames, Clairval enfin jouait le trompeur.
Ma mie Babichon devait représenter la comtesse qui mystifie le trom
peur. Plusieurs airs nouveaux avaient été composés pour cet ouvrage par
M. Exaudet, chef d’orchestre du théâtre. — M. Exaudet, l’auteur du fa
meux menuet venu jusqu'à nous, et que vous savez sans doute !
On était arrivé à des couplets fort jolis... Eh ! vraiment je vais vous lés
dire, parce qu’ils rappellent une mode d’alors, et sont tout aussi bien
tournés certainement que les meilleurs de nos auteurs modernes 5
La lueur accoutumé brilla tout à coup au balcon du palais ; Bellina de
mi-nue y devançait déjà mon arrivée... déjà elle jetait l'échelle à nœuds...
Quelle fut ma surprise !... une autre barque que la mienne arrivait sous
sa fenêtre... et un autre que moi y monta !!
Mon haleine était suspendue, mes yeux étaient fixés sur ce balcon: l’in
connu se présenta ; la main blanche de Bellina l’attira ; il sauta légère
ment... et tout fut dit !...
Nous touchions au pied du palais.
Immobile, je croyais rêver ; la croisée se referma , la lampe disparut ;
je restai là les yeux ébahis, la bouche béante...
— Bellina ! oh ! non, c’est impossible.
— Tu te trompes, jeune homme, dit le pêcheur noir; tu viens le lundi
et le jeudi, toi ; tout le reste de la semaine appartient à l’autre.
Je fus terrifié... puis, je mécriai avec fureur :
— Et comment savez-vous ?...
— Oh ! c’est que j’ai la confiance de Bellina, me répondit-il avec un
sourire infernal, et je puis te l’envoyer à l’instant, si tu veux.
Aussitôt, s’élançant sur les rochers qui servent de fondation au palais,
il disparut-subitement à mes yeux.
Mon isolement ranima mon indignation ; je ne compris plus ce que j’a
vais à faire, là où mes douces croyances venaient d’être si brusquement
brisées. Je virai de bord, larguai la voile, car une burrasca menaçait, et
je me préparai à reprendre la route du MoloNuovo, en passant sous ce
fatal balcon, où quelques minutes avaient usé toute une vie d’amour.
Je ne m’occupais plus du pêcheur noir ni de sa promesse, le considé
rant comme un fou que le hasard avait placé dans cette barque.
Je venais à peine de dépasser la fenêtre de Bellina, lorsqu’une clarté
nouvelle y parut.
Tout à coup des gémissemens étouffés arrivèrent jusqu’à moi : la fenê
tre s’ouvrit brusquement, la figure Oamboyante du pêcheur noir m’appa
rut sur le balcon, une voix qui n’avait rien d’humain s’écria : « Tiens, je
te l’envoie ; » et presque au même Instant deux corps inanimés tombèrent
lourdement dans la mer!!....
Il me sembla qu’un poids immense tombait en même temps sur mon
cœur, et m’Ôtait le sentiment de la vie.
La burrasca qui souillait du ponente me conduisit où elle voulut. On
me recueillit, à la pointe du jour, au delà de Gènes, près de. Rappalo...
où je restai quelques jours. Là un de mes anciens compagnons de plai
sirs vint me voir, et, toujours au courant de la chronique des ménages,
il me raconta l’histoire du jour... c’était la mienne! Seulement j’appri
que mon sournois de pêcheur, c’était le mari!... Je n’y pus tenir... Oh
m’écriai-je, heureusement ce n’était pas mon jour!!
LORD WIGMORE.
1 ■■■■■ l J!^. Ml
UN ENFANT.
ANECDOTE DE L’ÉMIGRATtON.
Vers les premières années de l'émigration, un Français distingué, qui
fut ministre dans sa patrie, s'était réfugié à Vienne. Jeune encore, il pos
sédait déjà cette fine urbanité de mœurs, cette politesse achevée des
cours et tout ce noble caractère qui, plus tard, lui ont acquis parmi les
hommes d’état de la restauration une haute célébrité. Voyageur modeste
et instruit, en même temps remarquable par sa naissance. M. N... fut re
cherché dans les salons de l’aristocratie autrichienne. Sa figure un peu
mélancolique, scs manières parfaites, les circonstances de son exil ré
pandaient sur sa personne un charme que toutes les femmes avaient
senti et dont plusieurs ne s’étaient pas défendues. Elles lui trouvaient
l’organe le plus doux et les plus belles mains de page. On va loin dans
le monde avec ces mérites.
Il assistait un soir à un souper d’apparat chez l’un des dignitaires de la
cour impériale. La conversation engagée sur les événemens politiques de
la France prit naturellement une tournure personnelle à M. N... qui,
dans cette réunion, représentait seul par hasard la noblesse expatriée.
Objet de la curiosité générale, il fixa surtout l’intérêt de son voisin de
table, baron allemand de première gravité, convive d’une rondeur assez
spirituelle, et causant de toutes choses avec celte gaîté mangeante dont
le vin surexcite à propos la verve et la digestion. Après avoir fréquem
ment promené sous le nez de M. N... sa tabatière d’or émaillé de bril-
lans, il finit par lui demander, avec un sourire affable, l’honneur de sa
visite dans ses terres, à quelques milles de Vienne. Ce personnage avait
plusieurs châteaux, les clés de chambellan, l’oreille du prince, une fem
me ravissante, et je ne sais plus combien de quartiers : le Français ac
cepta.
Le lendemain de cette soirée, un de ces lourds carrosses, dont les Al
lemands se servent encore, s’arrêta devant le domaine héréditaire du ba
ron. Les abords pittoresques de cette demeure séduisirent l’étranger au
tant que les façons toujours aimables de son hôte. Une double rangée
d’arbustes précieux conduisait à l’entrée principale dont l’ogive hérissée
d’herbe, les tourelles empanachées de girouettes et les baltans de chêne
noircis invitaient le salut des passans, tant elle était vieille dans leur mé
moire. On y voyait les armoiries de la maison, sculptées en pierre au
milieu de l’entablement, et coiffées de la couronne héraldique. Sous la
voûte de la porte était suspendu le corps desséché d’un très gros pois
son, monument dont l’origne se perdait dans les mêmes ténèbres que celle
de la noble famille. Historique débris d’une forteresse à demi-ruinée au
dix-septième siècle, ce manoir avait été réparé selon le goût de l’archi
tecture moderne; mais, grâce aux massifs de sapins groupés à l’extérieur
et sous les murs de manière à rompre les plus discordantes lignes de sa
face nouvelle, le chfdeau du baron n’était pas précisément un anachro
nisme. Cette mésalliance des formes empruntait d’ailleurs un peu de poé
sie à l’esprit des détails. Les meurtrières du moyen-âge n’étaient plus que
des fenêtres pacifiques, étroites en vérité pour deux, mais élégantes par
le vert coquet de leurs jalousies. Les flèches du pont-levis disparaissaient
dans l’aubépine; par l’exhaussement graduel du sol, le fossé s’alongeait
maintenant en terrasse ; la bri |ue de ses parapets servait de piédestal
commun à d’innombrables caisses de (leurs, et ries sarmens de vigne ra
bougris mordaient de toutes parts le revêtement des murailles. La phy
sionomie de ce séjour, moitié féodal, moitié bourgeois, révélait en même
temps les souvenirs de la chevalerie, le calme de la vie aux champs et a
mystérieuse présence d’une jolie femme.
Au milieu de l’avenue, le chambellan saisit le bras de M. N... : <. Re
gardez là 1ns, dit-il, au rez-de-chaussée, la seconde fenêtre. »
Lejeune homme leva les yeux. La jalousie de cette croisée, faisant
saillie en dehors, découvrait, entre le treillis de scs lattes et la balustrade
tapissée de roses, un espace vide et sombre par où la vue plongeait dans
le salon. Immobile sous le rellet de ce demi-jour, une tête de femme était
penchée; charmante et blonde, elle s'inclinait sur un livre; cl les boudes
qui s’en déroulaient sur de blanches et fugitives épaules ajoutaient à cette
apparition quelque chose des langueurs éplorées d’un saule, au bord des
prairies. La baronne avait une robe jaune clair et des mitaines noires
qui lui venaient au coude ; elle était extrêmement pâle, mais de cette pâ
leur qui annonce plutôt une organisation délicate et le repos des sens que
l’empreinte douloureuse de la maladie. A celte vue, M. N... se repentit
d’avoir quitté Vienne.
Quelques jours après cette rencontre, et malgré sa crainte ingénue,
notre émigré était encore l’hôte du chambellan. Les heures avaient passé
si vite en compagnie du baron et de sa femme, qui était vraiment une
délicieuse créature, que les souvenirs de la pa rie avaient fait place dans
l’imagination du Français aux rêveries du platonisme germarique ; il lais
sait volontiers son ame errer dans les sapins et sa pensée flotter, comme
une vedette, aux fines tourelles du manoir; au milieu des nuits, ce n’é
tait pas toujours l’ascension voluptueuse de la lune sur l’horizon qu’il
épiait par l’ouverture alongée de sa fenêtre, et le bâton de voyageur lui
pesait à reprendre.
Ils avaient une fois dîné tous les trois, comme gens de vieille amitié,
Tt avec plus d’abandon que de coutume, sur la terrasse du château. Le
charme du plein air, le parfum mourant des caisses et la magnificence
du couchant les entraînèrent à une de ces causeries où chacun s’écoute
dans ses propres discours. On parla de jardinage, de diplomatie, de stra
tégie, des Viennoises, du bonheur domestique; et, à ce dernier sujet, le
Français ne put s’empêcher de remarquer haut et avec courtoisie qu’il
avait entin trouvé le plus parfait modèle d’un excellent ménage.
— Monsieur, dit le baron, nous n’avons pas d’enfans.,.
A cette observation si naturelle, la physionomie des trois convives se
revêtit de tristesse, et le jeune émigré s’inclina comme pour demander
pardon d’avoir involontairement réveillé la mélancolie de ses hôtes. Mais
le coup était porté.
— Non, monsieur, nous n’avons pas d’enfans, et... nous n’en espérons
plus, ajouta le chambellan en se tournant vers sa femme qui baissa les
yeux.
Et ce n’est pas, continua-t-il en jetant sur M. N... un singulier regard,
ce n’est pas le lien du sang qui m’attire, mon ami, et encore moins cet
orgueil roturier d’avoir fait souche qui me complaît et m’enchanterait dans
la paternité; non, croyez-le bien, je vous prie, mes idées sont plus avan
cées, plus sympathiques à l’espèce. L’égoïsme de la famille me semble ri
dicule et plat; je prévois même le jour où il sera complètement détruit.
C’est moins le fait que l’illusion de la paternité que j’ambitionne. Je vou
drais un enfant pour la gloire et non pour les droits d’être père; je vou
drais un enfant pour que mon nom, porté noblement par mes ancêtres et
honnêtement par moi, ne fût point enseveli dans ma tombe; je voudrais
un enfant pour que cette maison que j’aime, ces arbres que j’ai plantés
jeune, et qui vieux in’ont abrité ; pour pour que mes sapins, mes Heurs
eussent un gardien et on maître; je voudrais un enfant, afin que tout ce
qui me fut cher me saluât vivant dans un autre moi-même, bût à ma santé
comme si j’étais à table, et me souhaitât ma fête à mon effigie ; je voudrais
un enfant pour que Thérèse que voici, et qui me fermera les yeux, eût
après moi un soutien, un conseil, un ami...
Et comme il diseit ces mots, le baron s’arrêta et baisa affectueusement
les mains de sa femme dont les joues se mouillaient de larmes.
— Mais n’avez-vous donc pas même un héritier? répliqua le Français
ému des larmes du vieillard.
— Un héritier ! monsieur, s’écria le chambellan avec vivacité , et voilà
précisément ce qui m’épouvante ; un héritier! je ne veux pas d’héritier !
L’héritier, jeune homme, c’est le cauchemar ailé qui s’abat sur votre poi
trine et s’y cramponne avec des ongles; c’est le valelqui siffle tandisqu’on
vous confesse; c’est le fossoyeur qui rejette sur votre bière, avec sa pelle,
l’éternité et l’oubli ; l’héritier, c’est la bête de l’Apocalypse, c’est le spec
tre Banco. Il s’asseoit à côté de vous, regarde vos lèvres boire, et comp
te les plats. Si vous pleurez, il rit; vous riez, et il pleure; vous êtes mai
gre, et il engraisse. Vos songes de mort font ses rêves de fortune et d’a
mour. Monsieur, l’héritier a toutes les passions , tous les vices, toutes les
difformités ; l’héritier est gourmand, libertin, joueur, boiteux, ingrat; il a
l’œil faux et toujours le nez tordu. Fréquemment, par une calamité plus
diabolique, sa gtiffe est caressante et son visage est masqué. L’héritier,
c’est le cercueil debout, inexorable , animé, bourreau ; et je veux vivre,
moi ; je veux vivre, monsieur, pour ma femme, pour vous, pour notre en
fant; carje veux un enfant!...
Le bon Allemand couvrit sa figure des deux mains avec tous les s’gnes
d’une grande douleur.
— Alors, dit M. N..., que n’adoptez-vous quelqu’un?
Le baron hocha ironiquement la tête.
— Adopter ! jeune homme, vous ne m’avez pascompris. Adopter? mais
si vous m’ôtez l’illusion de la paternité , il ne m’en reste que le fardeau !
autant vaudrait l’héritier. Il me faut un enfant... de ma femme... Il m'en
faut un... à tout prix... entendez-vous?
Au lieu de répondre, le Français regarda la baronne : elle avait dis
paru.
Le lendemain de celte conversation, M. N..., descendant de son appar
tement, s’aperçut qu’une activité extraordinaire régnait dans la maison.
Les chiens étaient accouplés , les piqueurs en selle ; tout le château avait
une tournure de fête et de joie; il était question d’une chasse, e. on se
rassemblait pour le départ. Le chambellan avait une réputation de chas
seur infatigable; quelquefois il restait plusieurs jours sur les traces de la
bête sans rentrer au logis; et la répugnance de M. N... pour cet exercice
était la seule imperfection qu’il eût reconnue dans son hôte.
— Puisque vous n’êtes pas des nôtres , lui dit-il, au moins présiderez-
vous au départ. Du balcon de ma femme, on découvre parfaitement nos
plaines; la baronne vous invite à y monter pour voir lancer les chevaux
et donner la meute. Nous avons ici, monsieur, d’aussi bous bassets qu’en
France.
M. N... suivit le chambellan qui, ouvrant avec mystère la porte d’un
corridor, et marchant à pas comptés, le précéda vers une cloison vitrée
d’où il était facile d’apercevoir l’intérieur de l’appartement. La dame était
assise sur un sofa, vêtue de la robe jaune clair, et gantée des mitaines
noires que le Français connaissait bien et qu’elle avait reprises ce jour-
là, peut-être par coquetterie. Scs yeux étaient moins pâles, son regard
plus distrait ; elle riait avec un oiseau. Il y avait tant de mollesse et de sé
duction dans sa pose, que les deux hommes qui étaient là, derrière ce vi
trage, s’arrêtèrent d’un commun accord et en silence pour la regarder. A
a lin, comme les chevaux s’impatientaient dans la cour, le baron sortit le
premier de sa rêverie, et, ouvrant vile la seconde porte, dit gravement à
M. N... : « Entrez donc; lâchasse attend. »
La porte se referma, et le bruit des pas du baron s’affaiblit dans le
corridor. Alors, les chiens aboyèrent cous le balcon, le cor résonna dans
les hauts sapins, la chasse partit avec fracas; les maîtres, les valets, et
toutes leurs clameurs se répandirent au loin ; la baronne et le Français
jetèrent un dernier regard préoccupé sur le nuage de poussière qui s’é
leva, et se retirèrent sous les rideaux du salon pour éviter les brûlans
rayons du soleil ; l’antique édifice reprit lentement le calme de ses années,
et on n’entendit plus que la voix monotone de la cigale qui criait sous les
charmilles...
Environ six ans après cette partie de chasse, M. N... repassait par
Vienne. Le directoire rouvrait le sein de la patrie à l’émigration. Bien que
le jeune Français éprouvât un désir ardent de toucher la frontière, il ne put
vaincre son envie de revoir le château du chambellan; et un matin, seul,
à pied, de très banne heure, il se mit en route par des chemins qu’ii avait
parcourus deux fois, et qu’il n’avait pas oubliés. Après une courte mar
che , ce ne fut pas sans une émotion profonde qu’il reconnut l’avenue, les
armoiries gothiques, la voûte au grand poisson. La fenêtre du rez-de-chaus
sée, avec ses roses et sa fraîche jalousie, était toujours entr’ouverte ; une
tête blonde s’y montrait même encore , mais c’était uniquement la tête
d’un petit garçon qui faisait une moue fort drôle à l’étranger, et le regar
dait venir en ouvrant des yeux énormes. M. N... reçut le plus aimable
accueil du baron et de sa femme.
Tandis qu’ils s’entretenaient de leur séparation, le chambellan sortit,
et rentra bientôt amenant par la main le petit garçon que l’émigré avait
aperçu de l’avenue.
— Monsieur, dit le baron, je vous en prie, serrez long-temps cet enfant
sur votre cœur ; sa naissance se rattache à l’époque de votre séjour ici,
et, par cette circonstance, nous est doublement chère ; les souvenirs de
votre amitié sont inséparables désormais pour nous de la plus haute faveur
que le ciel nous ait faite, et sans doute le dieu du mariage n’est autre que
le dieu de l’hospitalité.
M. N... attira l’enfant vers ses genoux et l’embrassa comme un père.
ANDRÉ DELRIEU.
■ m si O r?
MA MIE BABICHON,
OU LA FIN DE L’OPÉRA-COMIQUE.
Ma mie Babichon, cet amusant personnage du vaudeville intitulé ;
Madame Favart, n’est pas, comme on pourrait le croire , un être fan
tastique et de raison. Ma mie Babichon était, comme vous vous en dou
tez , un nom de guerre , et je vous dirai tout-à-l’heure comment il lui
échut. Son véritable nom était celui que porte une des plus aimables ac
trices des Variétés, celui de votre serviteur, qui n’est parent ni de l’une ni
de l’autre ; enfin Ma mie Babichon s’appelait mademoiselle Sauvage.
Encore enfant, elle débuta à la foire Saint-Laurent, avec d’autres ar
tistes de son âge, dan3 un opéra-comique intitulé la Nièce vengée. Au
prologue, la Rancune, comédien de campagne, venait annoncer que la
charrette qui portait ses camarades avait versé; que tous, plus ou moins
éclopés, se trouvaient hors d’état de paraître. Il offrait en rcrnp’acement
isenfans, pour lesquels il réclamait l’indulgence en ces termes :
S’ils n’ont pas l’honneur de vous plaire,
Epargncz-les ; c’est moi, messieurs,
Qui dois porter votre colère...
J’ai fait la pièce et les acteurs.
, - O w J--'"-
noûment elle disait en s’adressant au parterre :
« Messieurs,
»Si quelqu’un de vous veut épouser une petite veuve, je suis à lui, et
je vous assure qu’il trouvera mieux qu’il ne croit.
Ant : Amour est un voleur.
J’ai, sous des cheveux gris.
L’humeur assez jolie ;
Sans trop de flatterie,
Jo vaux mieux que mon prix.
Vive, fringante et preste,
On me trouve encor des appas.
Et zeste, zeste, zeste,
Bien des jeunes filles n’ont pas
Un si beau reste.
La pièce, qui était de Panard, se terminait par un charmant vaudevill
resté dans la mémoire des amateurs, et dont le refrain est :
Les petits valent bien les grands.
Le tout eut un succès prodigieux; mais surtout on ne se lassait pas de
voir et d’entendre la petite tante, car le nom lui resta pendant long
temps.
C’est encore pour elle et le petit Bondet, autre enfant merveilleux, que
Panard avait fait ce couplet :
LE PETIT 110ÜBET.
Il faut, par un remercîment.
Payer votre applaudissement.
Tenez, voilà pour vous, mesdames.
{Il fait un entrechat.)
LA PETITE TANTE.
Si Pierrot danse pour les femmes,
Que vos rœurs n’en soient pas jaloux.
Tenez, messieurs, voilà pour vous.
(Elle fait un entrechat.)
Enfin, dans un autre ouvrage du même auteur, la petite tante chantais
ce couplet :
Au Grand-Opéra l’on demande
Du grave et du beau, qui soit bon ;
On y va pour la Sarabande,
Et chez nous pour le Cotillon.
La sarabande et le cotillon étaient des danses de ce temps-là.
J’ai cité tous ces couplets gaillards pour monirer à quelle école avait
été élevée notre héroïue, et pour expliquer les aventures que je vais ra
conter.
La petite fantc était devenue grande fille. Favart, juste appréciateur
du talent, l’avait distinguée, et, lorsqu’il fut nommé directeur de l’Opéra-
Comique pour le compte du grand Opéra, alors seigneur suzerain de tout
ce qui chantait, il l’attacha à son entreprise et lui fit des rôles dans ses
pièces. C’est de l'Ecole des Amours grivois, opéra-comique de Favart, à
l’occasion des victoires de Louis XV en Flandre, que date la grande répu
tation de Mlle Sauvage. C’est là qu’elle créa le rôle de Ma mie Babichon,
paysanne naïve, personnage épisodique, qui n’arrivait qu’à la fin delà
pièce avec le niais Nicodéme, pour chanter des couplets non rimés, et
danser un menuet grotesque. Voici celte scène, remarquable par sa agi-
vrnt/k
MA. MIE BABICnOIT.
Que fais-tu là-bas,
Tout droit comme un I ?
Approche donc Nicodéme.
On sc fait bien aise,
Et tu restes là
Ni plus ni moins qu’une souche.
Je m’ sens en humeur;
C’est que j’ voudrais bien
Danser un petit branle.
Allons, gros butor.
Faist-moi faire un saut
En l’honneur de la France.
NICODÉME.
Ma mie Babichon,
C’est que j’ n’osais pas
Danser devant tout le monde.
J’aim’ tant à danser.
Que souvent tout seul
Je dans’ dans not’ grange.
Quoiqu’ ça n’ paraisse pas,
Je suis un gaillard
Comme était mon grand-oncle;
Je suis un peu lourd,
Mais qvand j’suis en train
J’ vas plus long-temps qu’un autre.
{Ils dansent.)
Il paraît que grâce au jeu des acteurs l’effet de celte scène fut extraor
dinaire, incroyable, étourdissant, tel enfin que Favart, pour contenter le
public, se vit obligé de reproduire dans une seconde pièce {les Fêtes pu
bliques), puis dans une troisième {le Bat de Strasbourg), ces deux per
sonnages accueillis avec lant d’enthousiasme.
Alors le nom de l’actrice disparut encore sous celui du rôle, et Mlle
Sauvage fut pour tout Paris : Ma mie Babichon.
On pense bien qu’un tel triomphe n’avait pas peu développé les dispo
sitions audacieuses, effrontées même de la jeune élève de la foire. Il ar
riva ce que nous voyons chaque jour se renouveler dans nos théâtres ; les
prétentions, les exigences de l’actrice en vogue augmentèrent en raison
de son succès ; de là, indisposition dès qu’on avait quelque partie avec un
beau mousquetaire noir ou gris; demande de congé pour sc refaire au châ
teau d’un galant fermier-général ; puis l’inexactitude aux répétitions, les
refus de rôles, la suffisance avec 1rs auteurs, l’impertinence avec les cama
rades; enfin, ma mie Babichon devint une créature insupportable, comme
la plupart (je dis la plupart et non tous) de nos artistes à réputation qui
sont ou se croient indispensables.
Un jour, on répétait le Trompeur trompé, de Vadé ; Claïrval, qui ve
nait de sauter de la boutique d’un perruquier sur les planches de l'Opéra-
Comique, transition qu’il n’oublia jamais et qui causale refus du Barbier
de Séville, de Beaumarchais ; il ne voulait pas rappeler au public son pre
mier état; Clairval qui commençait, à la Foire, l’immense réputation
lui valut plus tard tant de succès à la Comédie-Italienne et auprès ae|i
belles dames, Clairval enfin jouait le trompeur.
Ma mie Babichon devait représenter la comtesse qui mystifie le trom
peur. Plusieurs airs nouveaux avaient été composés pour cet ouvrage par
M. Exaudet, chef d’orchestre du théâtre. — M. Exaudet, l’auteur du fa
meux menuet venu jusqu'à nous, et que vous savez sans doute !
On était arrivé à des couplets fort jolis... Eh ! vraiment je vais vous lés
dire, parce qu’ils rappellent une mode d’alors, et sont tout aussi bien
tournés certainement que les meilleurs de nos auteurs modernes 5
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